Accueil > Décembre 2009 / N°03

Une même ville de Genève à Grenoble

Lors d’une conférence entre amis, Jacques Champ, économiste à la retraite, a dit tout haut ce que beaucoup n’imaginent pas, même tout bas : entre Genève et Grenoble se construit peu à peu une continuité urbaine, qu’il s’agit de rendre «  cohérente  » en actant la naissance d’une métropole.
Lui trouve ça génial, et vous ?

Pour l’instant même si le Sillon Alpin en a le potentiel, ça ressemble à tout sauf à une métropole. Mais c’est un espace qui devra un jour ou l’autre être organisé comme une métropole ». Le vendredi 9 octobre à l’auditorium d’Eybens, Jacques Champ a dressé pendant deux heures un tableau assez limpide du futur qui attend les habitants des Savoies et de l’Isère : vivre dans une grande et unique ville. Quelle crédibilité porter à ses propos ? Jacques Champ n’est ni un élu, ni un responsable de quoi que ce soit, et il se présente comme retraité. Mais au vu de ses anciennes casquettes - économiste, conseiller pour les collectivités du Sillon Alpin, salarié de l’Agence d’Etudes et de Promotion de l’Isère (AEPI, boîte de com’ pour vendre l’Isère aux investisseurs étrangers) – on peut raisonnablement supposer que l’homme ne raconte pas n’importe quoi et que son exposé reflète ce qui se chuchote dans les réunions du «  Sillon Alpin d’en haut  », où se croisent élus, industriels et scientifiques. Cette conférence, organisée par les «  gadzarts  » (anciens élèves de l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts et Métiers) ressemblait d’ailleurs à une de ces réunions tant régnait un consensus entre la trentaine d’encravatés présents.

Le Sillon Alpin ? Selon Jacques Champ, c’est cet espace qui va du pays genèvois franco-suisse au pays voironnais, englobant Annecy, Chambéry et Grenoble et regroupant près de 2 millions d’habitants. Lui - contrairement à d’autres - n’y inclut pas Valence et son agglomération. Le problème pour Jacques Champ comme pour Jean Therme, directeur du CEA-Grenoble ? C’est qu’il n’est pas assez visible depuis les satellites. Son powerpoint présente une carte de l’Europe vue du ciel de nuit, où l’on aperçoit les «  pour l’instant trop petites  » lumières du Sillon Alpin, espace «  heureusement bien plus illuminé que le reste de la France, hormis les grands pôles de Paris, du Nord ou de Lyon, et bien situé dans la «  banane bleue  », entre Milan et Lyon ».

Vous êtes plutôt terre-à-terre et vous vous demandez l’intérêt de vivre dans un endroit visible depuis un satellite ? C’est que vous ne comprenez rien à l’économie mondialisée, où le but d’un territoire est d’être attractif ; les investisseurs étant, comme les moustiques, attirés par la lumière (voir encart). L’attractivité existe déjà fortement dans le Sillon Alpin qui gagne, comme nous l’apprend une nouvelle page du powerpoint, plus de 15 000 habitants par an depuis 1975. A ce rythme-là, il y aura 450 000 habitants de plus entre Genève et Grenoble dans 30 ans, soit l’équivalent de la population de la grande agglomération grenobloise. Mais cela ne semble pas suffire à Jacques Champ et aux responsables locaux qui veulent booster cette attractivité. Alors combien d’habitants en plus dans 30 ans dans le Sillon Alpin ? Le million ?

Pour construire une grande ville, «  une métropole concurrentielle  », il faut avant tout travailler sur les transports. Ce sont les déplacements qui permettent de construire un territoire unique. Le powerpoint – encore lui – nous présente une carte ou l’on constate qu’en 1962, les communes où les résidents allaient majoritairement travailler dans une autre commune se situaient exclusivement dans les banlieues des grandes villes (Grenoble, Chambéry, Annecy ou Genève). La carte suivante montre qu’aujourd’hui, ce sont quasiment toutes les communes du Sillon Alpin - hormis les grandes villes – qui sont dans cette situation. D’où la nécessité d’un réseau routier et autoroutier performants : «  Il y a 20 ans il y avait 300 personnes habitant Annecy qui travaillaient à Genève, aujourd’hui il y en a 3000. Avec l’autoroute [l’A 41] qui vient d’ouvrir, bientôt il y en aura beaucoup plus  ». Revers de la médaille et ironie de l’histoire : les genèvois, comme l’ont montré les dernières élections, sont de plus en plus nombreux à être séduits par le discours qui stigmatise «  la racaille » frontalière venant piquer leur travail.

Mais il n’y a pas que le bitume qui rapproche les villes. Les transports en commun font également leur part du boulot : «  Il faut construire une image du Sillon Alpin et des infrastructures de transports. Mais si on veut une métropole il faut les envisager différemment qu’aujourd’hui où on est avec 4 technopoles. Entre Genève et Grenoble, la densité dans 20 ou 30 ans sera telle qu’il s’agit de parler de transports urbains  ». A quand un métro entre Grenoble et Annecy, un tram entre Chambéry et Voiron ?
Les transports en commun c’est écolo, et donc personne ne peut s’opposer à leur développement et à leur amélioration. Alors que dans le cadre actuel de l’organisation économique, l’amélioration des lignes de train du Sillon Alpin va surtout permettre qu’un nombre plus important de personnes vivent à Rumilly et travaillent à Grenoble, ou bossent à Genève en dormant à Pontcharra. Et avec une augmentation de personnes attirées par la région, ces transports en commun seront de toute façon bien vite saturés, tout comme les axes routiers, Rocade Nord ou pas.

Dans cette vision de l’économie et de l’organisation du territoire, «  améliorer les trains  » ou «  construire des lignes de tram  » sert bien plus à améliorer l’attractivité qu’à protéger l’environnement. Il en est de même pour «  le formidable développement de l’énergie solaire à Chambéry, qui permet à cette ville de «  se rapprocher  » de Grenoble. De toute façon, son avenir c’est d’être la grande banlieue de Grenoble  ».
Une explication sans langue de bois «  écolo-technicienne  », qui se poursuit en montrant comment le pôle de compétitivité Tennerdis autour des énergies renouvelables sert avant tout à créer de nouvelles parts de marché : «  L’écologie doit développer un nouveau type d’économie. C’est-à-dire qu’il faut inventer les nouvelles techniques de l’écologie puis identifier les secteurs les plus profitables.(...) Mais c’est vrai, contrairement à ce qui se dit, que les industries high tech sont très polluantes  ».
Pour compléter ce tableau et améliorer la sacro-sainte attractivité, Jacques Champ attend également beaucoup de la future autonomie des universités, concoctée par la ministre de la Recherche Pécresse et cautionnée par les barons socialistes grenoblois (Destot, Fioraso...) : «  L’université de Genève a l’autonomie qui lui permet de travailler avec les labos pharmaceutiques sans qu’il y ait deux ans de grève. Les universités de Grenoble vont – j’espère bientôt - avoir cette même autonomie et cela permettra ces liens étroits avec les entreprises  ».

Mais enfin, vous dîtes-vous, pourquoi n’a-t-on jamais pu donner notre avis sur cet avenir en construction ? Qui décide de construire une méga-ville et de sacrifier un territoire sur l’autel de la compétitivité internationale ? «  Ce sont les décisions des grands chefs d’entreprises qui ont fait le Sillon Alpin. (…) Ce sont les nouveaux habitants, des cadres qui viennent et qui viendront du Japon, des Etats-Unis, d’Angleterre ou d’Allemagne, qui vont décider du futur de cette région, qui vont avoir un poids. Bien sûr il y aura d’autres immigrations, comme celle du Maghreb, cela représente une main d’œuvre indispensable  ».

Lors d’un débat sur la rocade Nord, à Grenoble le 28 juin 2007, une personne évoqua le projet du Sillon Alpin à propos des déplacements. Réponse de Marc Baïetto, vice-président du Conseil général de l’Isère, chargé des transports et des déplacements : « il ne faut pas dire n’importe quoi, on ne va pas faire une ville unique ».
Qui dit n’importe quoi ?

L’urbanisation rampante

« Avec le développement continu des villes, l’espace se raréfie dans le Sillon Alpin. En Haute-Savoie, le prix des terrains a augmenté de 20 à 50 % en quatre ans, selon les transactions. En Savoie, une véritable conurbation se met en place entre Chambéry et Aix-les-Bains, et l’environnement du lac du Bourget est menacé par les activités humaines. Dans l’agglomération grenobloise, la surface urbanisée s’est accrue jusqu’à 5 fois plus vite que la population depuis 1975 (...) Directement concernés par l’urbanisation du Sillon Alpin, les espaces naturels et agricoles ne sont plus considérés pour eux mêmes, mais en tant que réserves à l’urbanisation ou que lieux de spéculation foncière ».
« Cette situation se traduit déjà chaque année par la perte définitive de vastes espaces : En Haute-Savoie, 400 hectares de terres agricoles sont urbanisés chaque année. Le nombre d’agriculteurs a diminué d’un tiers en 12 ans. Dans l’agglomération grenobloise, d’ici 2020, 7000 hectares sur les 8000 encore disponibles pourraient passer à l’urbanisation ». Les cahiers du Sillon Alpin n°1, 05/2003

Satellite, mon beau satellite

« Les métropoles économiques à grands potentiels de développement sont repérées de nuit par les investisseurs, grâce aux images fournies par les satellites, sinon en vue directe, depuis un avion. Plus ces villes sont lumineuses, éclairées, plus ils sont intéressés ! Lorsque le ruban technologique de l’arc alpin, entre ses barycentres constitués par Genève et Grenoble, s’illuminera d’une manière continue, lorsque les pointillés des pôles de compétence comme les biotechnologies de Lausanne, la physique et l’informatique du CERN à Genève, la mécatronique d’Annecy, l’énergie solaire de Chambéry et les nanotechnologies de Grenoble, ne formeront plus qu’une longue colonne vertébrale, nous aurons gagné ».
Jean Therme, directeur de la recherche technologique du CEA, directeur du CEA-Grenoble, Le Daubé, 25 octobre 2004