Accueil > Décembre 2016 / N°38

« Vous ne travaillez pas, vous faites du vélo »

Boulot de merde - Réceptionniste en hôtellerie

Jeunes, beaux, étudiants, et livreurs à vélo. Ils sont quatre-vingts à Grenoble à servir des repas grâce à l’entreprise Deliveroo. Vous les avez sans doute déjà remarqués : ils sont généralement habillés en vert fluo, et ont un gros cube derrière le dos. C’est « green », c’est frais, c’est une nouvelle « appli », c’est moderne, c’est smart. Et c’est aussi bien représentatif du business du XXIème siècle, de la précarité des « auto-entrepreneurs », des mirages de la nouvelle économie et des gros bénéfices qu’empochent certains. Car avant Deliveroo, il y avait Take Eat Easy, qui s’est cassé la gueule en juillet dernier, en ne payant pas ses livreurs. Comme dans tous les contes modernes, on se demande bien quelle est la morale.

Sous un arbre, assis sur un banc design du centre-ville rue Barnave, ils sont cinq ou six à frissonner dans leurs combinaisons vertes flashy. Ils discutent tranquillement, l’œil toujours rivé sur leur smartphone, qui éclaire leur visage parfois juvénile. Il est 18h40, la nuit est déjà tombée, et Lucas sirote une petite bière pour se réchauffer. Le livreur commence son «  shift », c’est-à-dire son service de livraison à vélo de repas à domicile. Lucas bosse pour Deliveroo, une entreprise anglaise installée à Grenoble depuis septembre. L’attente commence, et nul ne sait combien de temps elle va durer. Ils attendent tous le « cling » salvateur. Celui produit par leur application smartphone annonçant une livraison à faire. Deliveroo fonctionne en effet par une application, qui permet de commander dans les restaurants du centre grenoblois. Dans le même temps, cette application distribue, par le biais d’un algorithme, les courses aux livreurs. Lucas commence à le connaître, cet algorithme. Cela fait maintenant cinq mois qu’il livre les foyers grenoblois sur sa bicyclette. Lorsque la start-up Deliveroo s’est installée à Grenoble, il s’est inscrit très vite : «  je suis prof d’EPS remplaçant sans place fixe. Je peux travailler comme livreur lorsque j’ai du temps. J’étais super intéressé par la flexibilité qu’implique ce boulot. »

Flexible, c’est le mot qui revient dans toutes les bouches des cyclistes qui sont sous statut d’auto-entrepreneur. « Cela satisfait les gens comme nous : c’est le plus simple et le plus flexible », abonde Ryan, étudiant en psychologie et livreur le reste du temps. En gros, les livreurs peuvent travailler sur les créneaux horaires qu’ils désirent : le midi (qui est très calme) ou le soir, de 18h30 à 22h45, toute la semaine. Mais la flexibilité va de pair avec un autre concept : l’insécurité. Dans le cas où l’entreprise pour laquelle les livreurs bossent déposent le bilan, il n’existe aucune indemnisation.

C’est l’histoire de Ryan et Lucas. Avant de se mettre au service de Deliveroo, ils se sont engagés chez Take Eat Esay (TEE, prononcé Tiiii), une start-up similaire, qui a coulé en juillet. Sa liquidation a fait du bruit dans le microcosme startupien. Les livreurs, eux, ont reçu un coup terrible : «  ils n’ont pas été clean du tout », euphémise Lucas. « On s’est bien fait niquer par TEE, du fait de notre négligence », résume de son côté Ryan. Rembobinons. Nous sommes au début de l’été, synonyme de soleil et de vacances. TEE s’implante alors à Grenoble, lorsque les manifs contre la loi travail font rage et l’Euro 2016 se prépare. Une première réunion est organisée le mercredi 18 mai. Les futurs livreurs à vélo sont conviés à l’espace Co-Work du boulevard Maréchal Lyautey. Là, dans une salle anonyme s’entassent des tas de jeunes gens, blancs ou noirs, prêts à travailler. La majorité de l’assistance est masculine, composée essentiellement d’étudiants. Entre alors en scène le « regional manager », un poil plus âgé que les participants. Le petit homme souriant, diplômé d’école de commerce, va dérouler ses arguments marketés : « vous êtes libres de travailler quand vous voulez  », « vous allez vous faire plein de copains bikers. » Et la punchline finale : « vous ne travaillez pas, vous faites du vélo. C’est amusant.  » Le manager fait mouche, et les jeunes signent des deux mains, par dizaines. En deux temps, trois mouvements, les étudiants deviennent auto-entrepreneurs. Et c’est parti pour la grande aventure.

Très vite, le système montre ses limites. Le « regional manager » prévoyait « une explosion de commandes. Tout le monde a envie de manger des pizzas devant les matches de l’Euro ! » Sauf à Grenoble, où le concept ne prend pas. Du coup, l’équilibre entre nombre de commandes et livreurs s’effondre. Cela devient patent lorsque les livreurs s’inscrivent chaque semaine aux shifts qu’ils désirent. S’engage une « course à la course » sur le net. Lucas s’en souvient comme si c’était hier : « Sur la page web de TEE, un chronomètre indiquait le temps restant avant l’ouverture des inscriptions pour la semaine suivante. Lorsque le temps était écoulé, il fallait cliquer comme un ouf pour espérer obtenir une place.  » Au milieu de cette galère pour les livreurs grenoblois, un mail est envoyé en plein été. « On est payé toutes les deux semaines, se remémore Lucas, le 14 juillet, ils nous ont dit qu’il y aurait un retard de paiement, suite à une grève des banques.  »
Pas échaudé, Lucas continue le turbin, jusqu’à accumuler une somme rondelette : 1 200 euros, presque pas imposable. La fin du mois approche, et le pécule se fait attendre. TEE renvoie alors un nouveau mail, comme seules les start-up peuvent en rédiger. Lucas résume en substance, «  Ils nous ont écrit : ‘‘C’était sympa de bosser avec vous. On a vécu une véritable aventure. Nous avons réussi le cap des 1 000 000 de commandes. Mais TEE, c’est fini.’’ » C’était une belle journée, un 26 juillet.

L’entreprise s’est effondrée en 3 mois. Ce syndrome est courant dans le monde de la start-up. Il est évident que le modèle de TEE (comme celui de Deliveroo) n’a rien de solide. L’entreprise, créée à Bruxelles en 2013 par quatre copains, s’est développée de façon exponentielle. Un an avant sa chute, la start-up s’est étendue de 2 à 20 villes en France et en Belgique. C’est ce qu’on appelle une « scale up » : la start-up grossit très vite, trop vite, pour gagner des parts de marché. Pour assurer cette croissance qui n’a rien de naturel, TEE s’est dopé à l’EPO. Pour parler en termes économiques, elle a multiplié les levées de fonds. Ainsi, en avril 2015, la start-up lève six millions auprès de différents investisseurs pour se financer. Puis, en octobre de la même année, la start-up se remet une petite piqûre à dix millions d’euros. Pris dans cet engrenage, TEE doit pour mai 2016 renouveler le shoot pour survivre. C’est là que ça coince. En juillet, les équipes de TEE sont fébriles : elles vont voir 114 financeurs pour soutenir leur croissance, mais ces derniers ne veulent plus lâcher un centime. Alors en juin, ils coupent leur budget marketing, puis ne fournissent plus de vestes pour les livreurs. Sans plan B, TEE est condamnée, et met la clé sous la porte. Les quatre copains du départ sont bien contents. Ils n’ont presque pas perdu d’argent dans l’histoire.
Les livreurs, en revanche, se retrouvent le bec dans l’eau. Ils se rendent compte tout doucement qu’ils ne toucheront pas d’argent. Officiellement, il n’y a aucun lien de subordination établi entre TEE et eux. La magie auto-entrepreneuriale se révèle. Les livreurs facturent à TEE les courses qu’ils réalisent. Ils sont donc sous-traitants – et ne sont pas payés si l’entreprise coule. Lucas ne verra jamais la couleur de ses 1 200 euros : « Pour moi, ça allait, j’avais pas mal d’avance. Mais certains comptaient sur cette somme pour pouvoir payer leur loyer.  »
Ryan, lui, est plus lucide : « Avec Deliveroo, on est dans une position paradoxale en tant que livreur. On s’est fait avoir par Take Eat Easy, et pourtant, on se réinscrit à Deliveroo, parce que cette façon de travailler nous convient. » Puisqu’ils sont étudiants pour la plupart, les livreurs suivent l’activité économique de leur boîte (les levées de fonds, la solidité économique, le développement international) et sont optimistes. Pour eux, le risque que Deliveroo s’effondre est faible. L’entreprise anglaise a bouclé en août une levée de fonds de 275 millions d’euros. Mais le risque est toujours là, et les auto-entrepreneurs sont à la merci du moindre aléa économique. Ryan conclut : « Aujourd’hui, pour le coup, c’est un esclavage qui ne se masque pas. Si on se fait niquer, au moins c’est clair. » Bienvenue dans le monde formidable de la nouvelle économie !