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Un peu de géopolitique

« guerre des puces » : Grenoble à la traîne

« À Grenoble, en Isère, nous sommes au centre du monde, du moins pour la fabrication des puces. » Voilà comment commence le film de propagande départemental « La microélectronique en quête de talents », destiné à être diffusé partout en France. La Silicon Valley grenobloise est-elle vraiment au « centre du monde pour la fabrication de puces », ou est-ce une fable racontée pour faire croire à la solidité de cette industrie locale et « attirer des talents  » ? Une fois n’est pas coutume, Le Postillon s’égare dans des considérations géopolitiques pour évoquer brièvement la fameuse « guerre des puces » guidant la course à l’armement mondiale. Où l’on voit que, malgré les milliards d’argent public déversés, les usines du Grésivaudan sont très loin de rivaliser avec les géants du secteur. Et que plutôt que de vouloir faire semblant de jouer dans la cour des grands, la seule solution raisonnable est la désertion de cette fuite en avant technologique.

Dans la région grenobloise, on est des petits joueurs ! On s’était offusqué, comme tout être constitué d’un minimum de bon sens, des quantités d’argent phénoménales déversées pour l’agrandissement de STMicro Crolles. 1 000 emplois qui vont coûter 2,9 milliards d’euros d’argent public pour un projet à 5,7 milliards d’euros en tout. Ça nous semble astronomique… et en fait il y a bien pire. Alors que depuis le Covid et la brève pénurie de semi-conducteurs, la « guerre des puces » fait rage, les différents Chips acts (lois sur les puces), aux Etats-Unis ou en Europe, permettent de déverser des milliards d’euros d’argent public et privé pour « réindustrialiser » l’Occident.

Ainsi, le géant des semi-conducteurs TSMC va construire une usine en Allemagne (à Dresde) pour 11 milliards de dollars. En Irlande, Intel a déjà investi 7 milliards dans une usine, qu’elle va agrandir en rajoutant 12 milliards dans la machine. Le même industriel a aussi un projet en Allemagne (à Magdebourg) qui pourrait taper dans les 30 milliards. Aux Etats-Unis, Samsung lâche 25 milliards d’euros pour une « fab » au Texas, Intel injecte des milliards dans l’Ohio et dans l’état désertique d’Arizona, où TSMC aussi annonce 40 milliards (!) pour une nouvelle méga-usine. C’est la rivière Colorado qui fournit principalement l’eau à l’Arizona et elle est déjà presque à sec. Mais « la valeur économique d’un litre d’eau utilisé dans la fabrication de puces est bien plus grande que la valeur d’un litre d’eau utilisé dans un golf ou une autre industrie », a dit une responsable de la ville de Phoenix, dans l’Arizona. Les priorités sont donc claires, comme à Taïwan où les puces passent avant les rizières.

Dans le monde, 13 nouvelles usines de semi-conducteurs vont entrer en fonctionnement en 2023 et, d’ici 2027, 55 autres, toutes comportant des procédés de fabrication de plus en plus chers, gourmands en eau et automatisés. En 2027, il devrait y en avoir 233 dans le monde. 233 « centres du monde pour la fabrication de puces  », sauf que tous ne sont pas pareillement équipés.

Parmi les nombreuses machines présentes dans ces usines, les plus importantes sont celles de photolithographie. Elles sont tellement complexes, résultant de dizaines d’années de recherche et développement, qu’un seul fabricant au monde a le quasi-monopole de ce marché. Partout où il y en a en fonctionnement (toujours 24 heures sur 24), un employé d’ASML est là en permanence. Ainsi, à Crolles, pas loin de l’usine ST, on trouve aussi un bureau de cette entreprise hollandaise.

Ce sont ces machines qui projettent sur les plaques de silicium les silhouettes des différentes couches de circuits intégrés qui ensuite, par des procédés chimiques et quantité de rinçages, se transforment en sillons remplis de transistors. Leur densité au millimètre carré n’a pas arrêté d’augmenter grâce à la diminution de la taille des images projetées et donc des sillons, maintenant bien plus petits que des cellules. Sur ces nano-fondations on construit, sur quelques millimètres carrés, des circuits aussi complexes, littéralement, que des grandes villes. Ce n’est pas pour rien que le simple fait de développer le plan d’une puce coûte déjà plusieurs millions d’euros (plusieurs centaines de millions pour les plus fines). Réduire ainsi la taille de gravure, comme on dit, implique d’aller de plus en plus loin dans les ultraviolets, les ondes de lumière les plus petites. À Crolles c’est de l’ultraviolet profond, dit DUV. Cela permet déjà de fabriquer plein de choses exagérément compliquées et complètement inutiles ou nuisibles, mais ces technologies de pointe sont maintenant dépassées.

Car les dernières machines d’ASML sont qualifiées « d’extrême ultraviolet », ou EUV. Grandes comme un bus, regroupant plus de 100 000 pièces, voilà l’arme décisive de la guerre des puces en cours. Elles coûtent autour de 170 millions d’euros et passent pour être les machines les plus complexes et les plus chères jamais réalisées (lire à ce sujet Chris Miller, Chip War, Scriver, octobre 2022).

Il y a donc maintenant deux « divisions » dans la guerre des puces. Les usines utilisant les machines DUV et celles se servant de l’EUV. Ces dernières sont au centre des tensions entre la Chine et les États-Unis, ces derniers ayant demandé à ASML de ne pas les vendre à leur ennemi. En-dehors de la guerre économique, c’est surtout des considérations militaires qui jouent dans cette pression : aujourd’hui, la possibilité de produire des puces de plus en plus performantes, nécessaires notamment pour les applications d’intelligence artificielle, octroie la suprématie militaire.

Au milieu de ces enjeux énormes, les usines du Grésivaudan sont hors-jeu, jouant seulement dans la deuxième division des DUV alors que quasiment toutes les nouvelles usines évoquées au début de l’article vont disposer de machines EUV.

Pourquoi ces considérations géopolitiques ? Pour plaider pour des investissements encore plus massifs dans le Grésivaudan, 400 milliards d’euros pour couvrir tous les champs de maïs d’usines et pomper jusqu’à la dernière goutte des nappes de la Romanche pour enfin, pouvoir « peser » dans la guerre des puces mondiale ?

Loin de nous cette folie. Si on évoque ces enjeux, c’est pour souligner la fragilité des industries grenobloises, ne disposant pas des meilleures machines et à la merci de la moindre secousse géopolitique ou technologique. Ainsi en mai dernier, selon plusieurs salariés, ST a perdu un marché avec Apple. Depuis, à Crolles 200, les intérimaires, servant de variable d’ajustement, ne sont plus employés jusqu’à au moins mars 2024. Il y a quinze ans déjà, les mauvaises nouvelles s’accumulaient sur le site de Crolles, faisant craindre des délocalisations aux syndicalistes.

Avec les bouleversements incessants dans l’industrie du semi-conducteur, la fuite en avant permanente, et les conflits entre grandes puissances par-dessus, l’avenir économique des usines grenobloises est loin d’être assuré. La seule attitude raisonnable semble être donc la désertion de cette course à la puissance : tout avenir désirable se trouve loin de la filière microélectronique. Dans son bouquin, Chris Miller décrit ce qui se passerait si les usines de Taïwan venaient à disparaître du jour au lendemain : délais « dévastateurs » dans la production de tous types de biens, des avions aux micro-ondes en passant par les voitures et les ordinateurs ; réduction dramatique de la croissance des datacenters, spécialement ceux centrés sur l’IA ; arrêt presque complet du développent de la 5G et de la mise sur le marché de nouveaux smartphones. On est preneurs.