Accueil > Mars 2011 / N°09

Père Castor, raconte-nous une histoire de Grenoble !

1975, le meeting du sergent Dupuy

Saviez-vous, les enfants, qu’on ne s’est pas toujours ennuyé au palais des Sports comme on s’est ennuyé en ce début d’année aux voeux de Destot et de Gallota ? J’en veux pour preuve la manifestation contre le meeting du Sergent Dupuy le 29 avril 1975. Laissez moi vous raconter cette histoire.

Souvenez-vous d’abord qu’à cette époque, le service militaire est toujours obligatoire en France, ce qui a pour effet de maintenir une agitation politique dans et autour de l’Armée. Une partie de l’extrême gauche, alors partisane d’une armée plus démocratique, réclame le droit pour les soldats d’avoir une activité politique, et de s’organiser en comités (sorte de syndicats de soldats). Entre 1974 et 1975, dans les casernes, quelques manifestations de soldats ont lieu, qui ont un peu d’écho chez les civils, et sont réprimées. En avril 1974, un manifeste intitulé «  Appel des cent  », qui sera signé par plus de 6 000 soldats, fait grand bruit. Il réclame entre autres : «  la liberté totale d’information et d’expression politique dans les enceintes militaires  », et «  la suppression de la süreté militaire, des tribunaux et de toutes les sanctions militaires ».

  • Et le sergent Dupuy dans tout ça ?
  • Et bien justement : Joël Dupuy de Méry est de ceux qui ne peuvent tolérer un tel «  appel à la mutinerie  ». Cet ancien membre du GUD (organisation de jeunesse d’extrême droite), est militant au parti des Forces Nouvelles (groupuscule d’extrême droite issu d’Ordre Nouveau). Il a 24 ans lorqu’il est appelé sous les drapeaux, et effectue son service en tant que sergent. Retourné à la vie civile, il fonde en mars 1975 un Comité de défense de l’armée française. L’objectif est double : lutter contre l’extrême gauche et la subversion dans l’armée, et rassembler la droite nationale autour d’une campagne commune. Celui que l’on nomme désormais le sergent Dupuy entame alors une tournée de 50 réunions dans toute la France. Le meeting de Grenoble est fixé au 29 avril 1975, et aura lieu au stade de Glace (actuel palais des Sports).
    Pendant les semaines qui précèdent ce meeting, des responsables de la LCR et les maoïstes, parmi lesquels Pierre Boisgontier et Michel Bernardy de Sigoyer, rassemblent leurs troupes. Réunis au sein d’un Comité antifasciste, ils se mobilisent afin de faire interdire le rassemblement. Très rapidement, de nombreuses associations, partis politiques de gauche et d’extrême gauche, et syndicats (CFDT et CGT) se rallient aux contestataires. Même le parti socialiste se fend d’un communiqué dans Le Daubé appelant à l’interdiction du meeting. Pourtant, Dubedout, maire de Grenoble à qui revient la décision finale, autorise finalement le meeting au nom de la démocratie. Cela lui vaudra de nombreuses attaques de la part de l’extrême gauche.
    Qu’à cela ne tienne, les militants d’extrême gauche décident, puisqu’ils n’y sont pas parvenus par la voie légale, d’empêcher le meeting par la force. Ils appellent à un contre-rassemblement le soir du 29 avril devant le stade de Glace.
    20 heures le jour J. Le nombre de manifestants massés devant le stade est inespéré. Les organisateurs en attendaient 500, et ce sont entre 1 000 et 3 000 personnes qui ont répondu à l’appel. Toutes les tendances de l’extrême gauche sont représentées : maoïstes, syndicalistes de la CFDT localement impliqués dans le soutien aux comités de soldats, antimilitaristes radicaux, pour qui «  syndicats de soldats = syndicats du crime  », anarchistes, trotskystes, féministes qui dénoncent les positions de l’extrême droite sur l’avortement, la contraception et le statut des femmes, militants du Mouvement des travailleurs arabes... Des militants associatifs, syndicaux, et quelques badauds sont aussi présents.
    400 policiers et gardes mobiles ont été mobilisés pour protéger le bâtiment. Le service d’ordre du sergent Dupuy, composé d’une centaine de militants d’extrême droite, filtre les personnes venues assister au meeting. Vers 20h30, quelque 300 manifestants casqués, visages masqués de foulards, armés de manches de pioche et de lance-pierres donnent l’assaut. Une pluie de cocktails molotov (plus d’une centaine) s’abat sur le service d’ordre et sur la police. Les flammes illuminent le stade de Glace. Une équipe fait tomber les vitrines du stade. Les tirs de boulons et de pétards artisanaux viennent compléter le tableau. L’Internationale retentit. Hubert Dubedout, qui discutait avec un officier de police, reçoit un cocktail molotov sur le pied. Par chance, le cocktail ne s’enflamme pas. La police réplique à coups de grenades lacrymogènes. Les pompiers interviennent pour éteindre un feu qui prend dans l’entrée du stade de Glace.
    A l’intérieur, la moitié des 200 personnes venues assister au meeting est sous le choc, et demande à être évacuée par les pompiers. Le sergent Dupuy, régulièrement interrompu par le bruit des explosions, récite son discours devant une salle presque vide.

«  Il faut sauver l’honneur de l’armée. [...] Il faut défendre l’armée, car elle est incapable de se défendre elle-même. Si la première mutinerie avait été stoppée dès le départ, plus d’autres n’auraient pris naissance et ne se seraient développées. (...)  »
A l’extérieur, les manifestants refluent sous les gaz lacrymogènes, mais ce n’est que pour mieux revenir à la charge. Nouvelle pluie de cocktails molotov. Nouvelle charge de CRS. Le service d’ordre du sergent Dupuy entonne La Marseillaise, et armé de gourdins, tente aussi une charge.
«  La violence de ce soir, je la déplore, un jour elle sera portée au niveau national par les marxistes. D’ailleurs, il nous faut choisir vite, ceux d’en face nous ont mis au pied du mur : êtes-vous pour ou contre le marxisme ?  »
La conférence prend fin au bout d’une heure :
«  La guerre que nous menons est une guerre psychologique. (...) Par l’appel des 100 000 que j’ai lancé, je demande que la subversion dans l’armée cesse à tout jamais. C’est elle qui représente le dernier bastion de notre société.  »
L’échange de projectiles se poursuit. Vers 22 heures, les troupes s’amenuisent, et les militants refluent vers le centre-ville. L’ordre de dispersion est donné place Grenette vers 22h30. Le calme revient autour de minuit.
On dénombre une douzaine de blessés, dont 6 parmi les forces de l’ordre, et au moins 2 parmi les militants d’extrême droite. Aucune arrestation n’est à déplorer. Jusque tard dans la nuit, des explosions sont signalées aux abords du stade de Glace. Ce sont les derniers pétards artisanaux qui explosent à retardement, et viennent clore une des soirées les plus animées qu’ait connu le futur palais des Sports.
Les organisateurs publieront quelque temps après une brochure dans laquelle ils tirent le bilan de cette contre-manifestation. Pour eux, c’est un succès sans appel. Ils se félicitent d’avoir réuni tant de monde, et d’avoir réussi dans leur campagne l’alliance de l’extrême gauche avec une partie de la gauche progressiste. Ils s’extasient aussi sur l’emploi de la violence qui «  si elle n’a pu être le fait de chacun, a été assumée par tous  ». Dans le style triomphaliste de l’époque, voilà qui annonce à coup sûr une prochaine radicalisation des luttes. En réalité, l’extrême gauche grenobloise a réalisé ce jour-là, un joli coup, en mobilisant l’ensemble de ses troupes. Mais l’évènement est globalement resté sans suite et sans réel impact hors de la sphère gauchiste.

  • Et le sergent Dupuy, qu’est-il devenu ?
  • Ce vieux routier de l’extrême droite n’a rien renié de ses idées. Il est aujourd’hui le conseiller délégué à la citoyenneté et aux relations avec l’armée et les associations patriotiques de Philippe Marini, le maire UMP tendance extrême droite de Compiègne (L’Express, 13/11/2008).