Quand on entre au 22, rue Garcia Lorca, la porte est ouverte aux quatre vents. À l’intérieur, des fissures béantes se forment. Des hordes de pigeons se servent des balcons communs comme toilettes depuis quelques années. L’état de délabrement saute aux yeux. Brandao, portugais comme la majorité des habitants, loge au premier étage depuis cinq ans. Lorsqu’on le rencontre, ce 3 mai, il pleut des cordes et le maçon nous accueille avec une épaisse doudoune sur les épaules. Le radiateur électrique est éteint : « cela me coûte trop cher », dit-il avec un sourire amer et le regard grave. Aux côtés de Brandao, Sergio, sa femme Delmira et Maria habitent aussi l’immeuble.
Tous les quatre mettent en cause l’état général du bâtiment. En 2012, quand Brandao emménage, « tous les murs étaient pourris. J’ai donc tout refait, le faux plafond moulé, la peinture bleu azur aux murs. Simone Prêttre, la propriétaire, n’a jamais rien donné pour cela. » Malgré le vernis, les défauts de ce taudis apparaissent rapidement au cours des ans. Les champignons ont envahi l’appartement de Brandao, jusqu’à ronger de nombreuses fringues. Une fois, leur logement a failli brûler. Sergio et Delmira racontent : « Faute de ramonage réalisé par la proprio, le conduit extérieur s’est obstrué ». Depuis, ils se chauffent avec un poêle à pétrole. Au-delà des problèmes de chaque appartement, les parties communes sont aussi touchées. Les jours de pluie, la cave de l’immeuble ressemble à un marais, faute d’évacuation d’eau. « La dernière fois, on a écopé avec ce qu’on avait sous la main », continue Brandao. De même, les pigeons représentent un problème sanitaire majeur. Rois des airs dans le quartier Champberton, les dizaines de volatiles se réunissent sur les balcons communs de la montée d’immeuble où les déjections s’entassent sur plusieurs centimètres. Un spécimen en cours de décomposition y a même trouvé sa dernière demeure. Événement banal au 22, rue Garcia Lorca.
La Baronne sans parole
Simone Prêttre-Nachmann a hérité de cet immeuble qui appartenait à ses parents depuis les années 60. Quand elle vient voir ses locataires, dont certains vivent là depuis des dizaines d’années, c’est seulement pour relever les compteurs. Chaque mois, elle part avec son 4x4 de sa maison de Corenc, emprunte la rocade, et prend la sortie n° 4 pour Saint-Martin-d’Hères. Elle salue les habitants, récupère ses chèques et son liquide et rebrousse chemin. Le magot mensuel est compliqué à évaluer puisque le loyer varie selon la tête du client. Brandao l’assure : « Je paie 380 €. En face, elle demande 420 € », alors que les appartements disposent de la même surface.
Bien loin de Champberton, le monde de Simone Prêttre-Nachmann tourne autour de Genève. Elle vit dans un quartier bourgeois de la ville suisse, tout comme Hervé Prêttre, un membre de sa famille banquier au Crédit Suisse. Ce dernier est aussi élu, sous l’étiquette les Républicains, au conseil consulaire en Suisse (émanation de l’État français chargée de formuler des avis sur les questions d’intérêt général pour ses ressortissants à l’étranger).
Au téléphone, il confirme être lié à Simone, tout en précisant que cette information est « confidentielle », avant de nous raccrocher au nez. Raté pour le téléphone, on pourrait lui écrire. Son mail de délégué consulaire est justement condemine@bluewin.ch. Condemine, c’est aussi un château, planté près de Mâcon en Bourgogne, et racheté en 1998 par une certaine Simone Prêttre de Hoer. Serait-ce la même personne que Simone Prêttre-Nachmann ? Une question qu’on aurait bien aimé lui poser, mais cette dernière a écourté notre entretien téléphonique.
Ce qui est sûr, c’est qu’elle possède un deuxième immeuble à Grenoble, au 22, avenue Potié. Elle revient un week-end sur deux à Corenc, et vit dans un des étages de sa maison. Dans son quartier, certains de ses voisins la surnomment la Baronne.
Face au dédain de la propriétaire, Brandao s’est décidé à se mobiliser. Son désarroi est devenu un carburant depuis qu’Elyes a frappé à sa porte. Ce membre de l’Alliance Citoyenne (1) a rassemblé les habitants afin qu’ils se battent pour leurs droits. « Champberton est un quartier cumulant un nombre de soucis élevés », explique le permanent. « Simone Prêttre pense qu’elle fait de l’humanitaire ici. »
D’autres habitants rejoignent Brandao pour organiser une réunion avec Mme Prêttre. Le 3 février, huit d’entre eux sont présents, avec deux membres de l’association et la propriétaire. Tout est mis sur la table. Les cafards chez Mme Mota, les pigeons, l’humidité… Dans un premier temps, Mme Prêttre-Nachmann s’engage à faire le nécessaire, selon un compte-rendu de l’Alliance Citoyenne : « Pour la question des pigeons, Mme Prêttre va faire venir une entreprise de nettoyage d’ici un ou deux mois », « Mme Prêttre va remplacer la serrure par un dispositif qui permette de dupliquer les clés pour un moindre coût », « les locataires auront la possibilité de demander une quittance à Mme Prêttre qui la leur remettra dans la foulée », « Mme Prêttre va faire appel à une entreprise spécialisée pour une désinsectisation drastique. » Sans parole, elle va laisser traîner les travaux : quatre mois plus tard, aucune réparation n’a été effectuée.
La contre-contre-attaque
Une première lettre est signée par neuf locataires et est destinée à Pluralis, bailleur social en train de racheter tout le quartier. Elle liste les dysfonctionnements, afin de prévenir l’acheteur de l’état de l’immeuble. Le Daubé (21/04/2017) évoque l’affaire. La journaliste explique la situation et laisse la parole à Simone Prêttre-Nachmann, sans jamais citer son nom. La propriétaire clame avoir déjà « vendu son bien à Pluralis » et que « cette lettre, ce n’est qu’un seul locataire avec une association ». Elle conclut sa diatribe en affirmant porter plainte contre certains de ses locataires pour « harcèlement ». Au téléphone le 23 mai, Simone Prêttre-Nachmann affirme avoir « averti le procureur » de ses plaintes. Le panache de Mme Prêttre, dû à son sentiment d’impunité issu de son statut social, tiendra-t-il devant un tribunal ? « Le seul truc qui peut lui faire mal, c’est la honte, la réprobation publique », nous rapporte une connaissance de Simone Prêttre-Nachmann.
Suite à l’article du Daubé, une seconde lettre est envoyée au service Hygiène de la ville de Saint-Martin-d’Hères. Le 25 avril, des experts viennent sur place et constatent que les huit logements inspectés sont « indécents ». Depuis le 9 mai, Simone Prêttre-Nachmann a pour injonction de nettoyer les parties communes. Évidemment, rien n’a été entrepris et le caca de pigeon est toujours là.
Pour enfin la faire réagir, Elyes et les habitants organisent une fête, devant la vaste maison de Mme Prêttre. Samedi 13 mai, six voitures se mettent en route depuis Chamberton, refaisant le trajet inverse de leur proprio en route pour récupérer les loyers. Les familles, leurs amis et quelques membres de l’Alliance citoyenne embarquent pour Corenc au 1, chemin Renevier. Une fois sur place, l’atmosphère est fébrile. « J’attendais la police comme comité d’accueil », confie Elyes. Finalement, quand la table est prête pour le pique-nique, l’ambiance se détend. Dans ce quartier privilégié, les locataires détonnent. En tee-shirt de foot du Portugal ou chemisette, ils accompagnent de porto les graines de lupin et le poulet grillé.
Sur une banderole, un message est adressé à Simone Prêttre : « vous n’aurez pas notre dignité ». Dans cette rue calme, les voisins, étonnés, passent une tête et discutent quelques minutes. Les gamins courent dans tous les sens, les parents boivent un verre et s’amusent. Elyes essaye d’appeler Simone Prêttre-Nachmann, qui ne répond pas et qui n’est pas à Corenc.
Symboliquement, Brandao a capturé deux pigeons près de chez lui. Une offrande ironique à la Baronne, en déplacement ce jour-là. Les volatiles sont libérés sous le rire des enfants et les applaudissements. Le lundi suivant, la journaliste du Daubé raconte l’aventure des locataires de Champberton. La propriétaire réagit et menace encore : « On ne vient pas chez moi de cette manière. C’est inacceptable ! C’est une intrusion dans la vie privée. Je vais porter plainte. »
Des habitants réfléchissent eux aussi à porter plainte en espérant toucher des dommages et intérêts, suite à l’indécence prouvée. Mais il y a peu de chance que la Baronne soit prise dans un tourbillon judiciaire.
D’autant que le 1er juin, Mme Prêttre et Pluralis ont enfin signé le compromis de vente. La signature de l’acte de vente définitif aura a priori lieu le 31 août. D’ici là, Mme Prêttre est toujours censée pallier ses manquements. Début juin, la mobilisation des habitants a porté ses premiers fruits : les balcons ont été débarrassés du gros des excréments de pigeons. Cette petite avancée sera-t-elle suivie par d’autres ?
(1) L’Alliance Citoyenne de Grenoble est une « association de gens qui s’organisent pour plus de justice sociale ». Son but est de mobiliser les habitants des quartiers afin d’améliorer leur vie et celle de leurs voisins.