Accueil > Eté 2018 / N°46

Autrans en emporte levant

Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas fait de reportage « 24 heures à... », et ça tombait bien, il faisait beau les deux jours suivants – événement rarissime ces derniers mois. Alors on est partis en stop faire une virée à Autrans-Méaudre. Parce qu’il y a cinquante ans, ce bled accueillait les épreuves de ski de fond des Jeux olympiques. Parce qu’il y a deux ans, Autrans et Méaudre ont fusionné, malgré les réticences des Méaudrais. Parce que ça fait des années, depuis que l’or blanc se fait irrégulier, que le futur des stations de moyenne montagne est débattu.
Et puis surtout parce que dans quelques années, au moins cinq cents étudiantes issues de l’Empire du Milieu vont venir dans cette bourgade apprendre la cuisine française dans un méga-centre prochainement construit baptisé Ciac (Centre international des arts culinaires). Avant les Chinoises, Le Postillon débarque sur le Vercors.

Ce n’est pas un scoop, mais les bars c’est quand même vachement mieux que les réseaux sociaux. Beaucoup de gens bien dans leur époque et leur smartphone méprisent les « conversations de bistrot », réputées sans intérêt ou affligeantes. Mais franchement, au bar, on entend globalement beaucoup moins de conneries que sur Facebook ou Twitter, où je viens de me perdre une heure et demie au lieu d’écrire cet article. J’en ressors atterré, en espérant que les troquets de France et de Navarre vivront bien plus longtemps que les prises de bec virtuelles par écrans interposés. Et puis franchement, sans bar, comment on l’aurait fait ce reportage à Autrans-Méaudre ? Et surtout comment on aurait rencontré Neness ?

Activité touristique oblige, cette bourgade d’environ 1 600 habitants est relativement bien dotée en troquets : en vingt-quatre heures, on a écumé cinq établissements différents, et puis il y en avait des fermés – mi-mai, c’est l’intersaison. Mais celui où on a appris le plus de trucs, c’est à Ma Chaumière, dit chez Neness. Un lieu qui ne paye pas de mine, et qui attire moins les touristes que les habitants du cru. Et puis Neness, c’est une des mémoires d’Autrans.

Je ne sais pas si tous les bleds ont la chance d’avoir une « mémoire du village ». Parce que c’est quand même vraiment pratique, plus efficace que Google et Wikipedia réunis pour avoir un aperçu de l’histoire d’un coin. Alors Neness nous a parlé de son pays, des cent cinquante agriculteurs qu’il y avait avant et de la dizaine qu’il reste, des italiens qui immigraient depuis la région de Bergame pour venir faire du bûcheronnage, de la grosse scierie qui a brûlé dans les années 1960, des premiers téléskis dans les années 1950, de l’époque où il y avait deux clubs de ski de fond dans le village, « les noirs c’était les cathos, les rouges c’était les cocos ».
Et puis forcément, des Jeux olympiques de 1968. Pour l’occasion, ses parents avaient «  rajouté un étage » à leur petit hôtel – depuis quelques années, Neness ne fait plus hôtel « à cause des normes », mais seulement café. Pour l’occasion, un village olympique avait également été construit à quelques centaines de mètres du centre du village.

Un héritage en béton moisi

À Grenoble, ça fait des mois qu’on nous bassine avec le formidable héritage des Jeux olympiques de Grenoble. Oh ces projecteurs internationaux braqués sur notre ville ! Ah cette formidable émulation populaire ! Oh tous ces chantiers ! Ouah toutes ces nouvelles routes ! Youplali, youplila !
Cinquante ans plus tard, les traces visibles de ces J.O. sont essentiellement des bâtiments en béton très laids et construits trop vite. Sur le Vercors, vous connaissez certainement le célèbre tremplin de saut à ski de Saint-Nizier, un fantôme abandonné moisissant dans un cadre superbe.

À Autrans, il reste également quelques stigmates : une route avait été construite pour accéder directement à la station de ski de fond depuis le pays voironnais par le tunnel du Mortier. Une belle route dans la forêt, mais tracée dans la précipitation sur un parcours mal étudié. Après plusieurs éboulements, elle a été définitivement fermée au début des années 1990, les voitures laissant la place aux rave parties dans le tunnel du Mortier... Des millions de francs balancés par la fenêtre, même si aujourd’hui la balade en vélo sur cette route interdite aux bagnoles est plutôt agréable.

Et puis, il y a donc cet ancien village olympique. Qui suite aux Jeux a été reconverti en centre de vacances de l’Occaj (Organisation centrale des camps et activités de jeunesse), tournant à plein régime. « C’était l’âge d’or d’Autrans, raconte Neness. Il y avait mille personnes là-bas dedans, tous les soirs c’était la fête. ». Le directeur de l’Occaj était un certain Jean Faure, qui deviendra plus tard maire d’Autrans pendant vingt-cinq ans, sénateur pendant vingt-huit, véritable « roi d’Autrans ».

Après l’Occaj, le centre de vacances a continué à vivre sous la bannière de Maeva, puis Pierre & Vacances, jusqu’en 2006. Ensuite, les anciens bâtiments du village olympique ont accueilli un Epide (Établissement pour l’insertion dans l’emploi) pendant quelques années. Son but était de réinsérer des jeunes en difficulté sociale. Depuis le début des années 2010, les bâtiments sont complètement abandonnés et pourrissent peu à peu. Béton de mauvaise qualité, amiante présente partout : que faire de ces milliers de m2 se dégradant près du centre d’Autrans ?

Accueil enthousiaste des Chinoises à Autrans

Sur des bâtiments également abandonnés juste à côté de l’ancien village olympique, il y a un gros tag visible depuis plusieurs mois : « Chinatown non ». Parce que le projet de reconversion des bâtiments sorti il y a maintenant deux ans est assez curieux : un investisseur a annoncé qu’il souhaitait implanter ici un centre de cuisine française pour étudiantes chinoises. Le Ciac ça s’appelle, pour Centre international des arts culinaires, un machin « estampillé centre Bocuse  ». Pour les détails pratiques, ce n’est pas très clair et ça varie souvent : il y aurait au moins 500 étudiantes chinoises dans ce centre, certains articles ont parlé de 1 000 à 1 500 par an. La durée des formations fluctuerait de deux mois à un an. À l’ouverture, prévue initialement en 2019 et repoussée depuis à 2021, il y aura seulement des étudiantes chinoises et, les années suivantes, peut-être des étudiantes d’autres pays d’Asie ou d’Amérique du Sud. Que des filles ? C’est ce qui est marqué dans certains documents de communication.

Sur le permis de construire planté à côté du vieux village olympique, il est écrit que les futurs bâtiments s’étaleront sur 29 000 m2 et douze mètres de haut. Un véritable campus intégral, avec des logements, des salles de cours, des cuisines, un restaurant d’application, des commerces, une grande piscine.

«  Aux réunions publiques de présentation du projet, il n’y a pas vraiment eu de réponses à toutes les questions posées. Est-ce que les habitants d’Autrans auront accès à la piscine ? Est-ce que les élèves et le personnel consommeront dans le village ? Fonctionneront-ils totalement en vase clos ? Tout est un peu flou alors c’est dur d’avoir un avis, même si je pense que ça ne peut qu’être bien pour Autrans. »

Voilà un des rares avis mesurés récolté lors de notre tournée des bars d’Autrans. Sinon, enthousiasme général pour le Ciac chez les patrons de bar, les serveurs et les clients croisés. Le chantier d’au moins deux ans va employer autour de 200 personnes qui boiront et mangeront. Ça va apporter de l’activité à ce village qui décline un peu. Et puis ces énormes bâtiments qui pourrissent, c’est pas joli. C’est bien d’avoir des nouveaux projets. A Autrans, il y a «  toujours eu du mouvement, toujours eu des grosses structures d’accueil, des dispositifs d’accueil pour les enfants, les étrangers ont toujours été bien reçus ici  » nous a assuré Neness.
C’est à la Flambée qu’on a fini cette tournée, où l’alcool englouti n’empêchait pas les personnes présentes de rejoindre l’enthousiasme général, tout en devisant sur les meilleurs bars grenoblois, en écoutant du bon rap et en payant des coups. Effectivement, l’Autranais peut être accueillant.

C’est donc en titubant qu’on est partis à la recherche d’un endroit où dormir. Parce que dans les reportages du Postillon « 24 heures à.... », il y a une règle stricte : on a interdiction de dormir chez une personne qu’on connaît. Alors on a dû refuser les propositions de nos deux connaissances du coin, et on est allés gravir les pentes du Claret. On voulait dormir dans la tour des juges du tremplin de saut à ski de 90 mètres d’Autrans, datant lui aussi de 1968, et rejoint depuis par deux autres plus petits tremplins, de 60 et 25 mètres. Après quelques détours, on est parvenus en bas de cette tour des juges, mais malgré des acrobaties, on n’a pas réussi à rentrer dedans. On est finalement allés se poser en haut de la luge sur rail «  4 saisons ». Un grand circuit monté par un privé, proposant « des sensations proches d’un grand 8  » sur 135 mètres de dénivelé et qui devrait bientôt être rejoint par d’autres activités de ce type. Une piste de « luge tubbing », proposant de dévaler assis dans une grosse bouée une structure synthétique, en remontant grâce à un tapis, devrait bientôt voir le jour. À Méaudre, une structure artificielle de spéléologie à 500 000 euros va bientôt émerger. L’extension du domaine du fun touche aussi la montagne. On n’attire pas les touristes avec des petites fleurs, des paysages et du silence : les parcs d’attractions, c’est plus efficace. Autrans, ses forêts et ses manèges.

On a connu meilleur endroit pour dormir : en haut de la piste de luge, c’était pas vraiment plat. Après s’être bien mouillé les pieds dans la rosée matinale pour revenir à la civilisation, on a repris notre tournée du village. On voulait rencontrer des personnes moins enthousiastes sur le projet de Ciac : on avait quand même vu un tag, et puis des grands projets sans contestation, ça n’existe pas.

En dehors des bars, il reste les microtrottoirs. Où l’on est parvenus à croiser quelques habitantes interrogatives. Dans une colocation, une résidente se pose des questions : « On sait pas du tout d’où ça vient. Pourquoi ce gros projet arrive dans cette petite station ? Quel sens ça a ? » Isabelle va dans le même sens : « Je ne vois pas le point d’ancrage avec le territoire. Ici, plein de gens vivent grâce au tourisme, mais il y a plein de gros événements qui sont vraiment portés par les gens du coin. La Foulée Blanche [NDR : une grosse course de ski de fond], par exemple, existe grâce aux bénévoles du village. Ce projet de Ciac est complètement projeté sur le territoire, il ne vient pas des habitants.  »

Miaulants versus Autrandouilles

Et puis, peu à peu, on a approché le cœur du problème. « Des gens contre, ici, vous n’en verrez pas, nous a assuré un ancien. Faut que vous alliez à Méaudre, là-bas ils sont toujours contre tout... » Jusqu’à deux ans auparavant, Autrans (1 600 habitants) et Méaudre (1 300 habitants) étaient deux communes distinctes, séparées de cinq petits kilomètres. Avec, comme un peu partout ailleurs dans les campagnes, quelques tensions datant de bien avant les Jeux olympiques. Les Autranais appellent les habitants de Méaudre les « Miaulants ». Les Méaudrais appellent ceux d’Autrans les « Autrandouilles  ». Rien de grave, mais deux identités assez affirmées. À Méaudre, il y a moins de touristes, plus de « vieilles familles du coin  », moins de pression immobilière, moins d’impôts aussi parce que c’est la commune de l’Isère disposant de la plus grande surface de forêt lui assurant d’importantes rentrées financières.

Depuis quelques années, l’état veut réorganiser le territoire en regroupant les communes et en transférant un maximum de pouvoir aux intercommunalités. Les communes sont donc fortement incitées à fusionner en échange de contreparties financières. Les élus d’Autrans et Méaudre se sont portés volontaires et organisent cette fusion à la va-vite avec un référendum à l’automne 2015. « à Méaudre, le “oui” est passé à seulement six voix près, s’insurge Christophe Cabrol. Et on a les preuves que le résultat a été truqué : certains votes, envoyés par correspondance comme c’était possible dans ce dispositif, n’ont pas été comptabilisés.  »

Christophe Cabrol est membre de l’association Méaudre veille au grain, qui surveille de près les décisions politiques prises dans la nouvelle grosse commune. « Ils ont voulu fusionner parce qu’Autrans était une commune surendettée. Cela s’est fait uniquement pour des raisons financières, pour que la commune d’Autrans ne soit pas mise sous tutelle. à Méaudre, on est un peu les dindons de la farce. »

Thomas habite aussi à Méaudre et lui non plus n’est pas emballé par la fusion. «  J’ai trouvé ça malhonnête parce qu’ils ont vendu la fusion avec des grands mots comme “vivre ensemble”, mais depuis deux ans, il n’y a même pas eu une fête pour acter ça. En fait, c’était juste pour le fric. Il n’y a rien eu de nouveau sinon. La commune c’est quand même ce qu’on a de plus proche. Avec la fusion, la vie politique se professionnalise, et il y a moins de place pour le débat et l’implication de simples habitants comme moi. »

Il avait raison, le vieux d’Autrans : à Méaudre on a de l’esprit critique. Et le Ciac, alors ? «  Il y a plein d’à-côtés qui interpellent, s’indigne Christophe Cabrol. Pourquoi créer un centre international à Autrans, qui est quand même très éloigné des grands axes de circulation ? Normalement, les promoteurs visant la clientèle étrangère veulent un lieu proche d’un centre-ville. Autrans, c’est quand même le bout de la route, alors pourquoi investir ici ? Et puis, il y a des choses louches : les terrains à côté, comprenant des immeubles et l’ancienne gendarmerie, ont été vendus pour seulement 75 000 euros. En plus tout change sans arrêt, au début ils ont fait miroiter aux commerçants les retombées de l’hébergement des familles qui viendraient voir leur filles. Mais au final ça a capoté parce que ce projet est complètement autonome...  » On en passe et des meilleures, les porteurs de ce projet qui sont juste des «  financiers investisseurs », et les interrogations sur l’intérêt de Thierry Gamot, maire délégué d’Autrans et seul élu interlocuteur - «  les autres n’étaient au courant de rien » - et pour l’instant directeur délégué de l’association Campus-Ciac.

Ce qui est certain, c’est que ce centre est bel et bien porté par des «  financiers investisseurs » de manière très opaque. C’est un certain Christian Garrel qui pilote ce projet nécessitant au moins 70 millions d’euros d’investissement. Ayant de lointaines origines à Autrans, ce Garrel est surtout connu pour être à la tête de Pierre 1er, une société de promotion immobilière aux multiples prestigieuses «  réalisations  » à Paris, Moscou ou Dubaï : dans cette pétro-ville, il y a même une «  Garrel Tower  » de 320 mètres et 60 étages ! Dans un publi-reportage des années 80 (l’Obs, 18/09/1987), ce personnage était ainsi présenté (sans ironie, on vous assure) : « Il existe des promoteurs qui n’ont que le mot rentabilité à la bouche. Christian Garrel, président du Groupe Pierre 1er fait partie de cette race.  » Le Ciac sera-t-il « rentable  » pour tout le monde ? Alors que l’or blanc se fait de plus en plus rare, les stations de moyenne montagne doivent-elles toutes faire appel à des gros promoteurs pour garder un tel « dynamisme  » ?

Au téléphone, Thierry Gamot raconte que ça faisait longtemps que lui et ses prédécesseurs cherchaient un avenir à ces vieux bâtiments, et que l’envie d’investir de Christian Garrel est donc tombée à point nommé. Il insiste pour préciser que « ce ne sera pas seulement une école de cuisine. Il y aura aussi l’apprentissage du français et puis toute une dimension outdoor, où Autrans a une véritable légitimité. Très rapidement, il y aura d’autres nationalités, pas seulement des Chinoises.  » à propos du flou entourant les modalités du projet, il assure que « l’idée c’est que ce ne soit pas quelque chose de fermé au village. Mais tout reste à finaliser. On est encore dans la phase projet. On a monté une association Campus-Ciac pour veiller à ce que cette espèce d’ovni atterrisse bien dans le paysage. »

En repartant de Méaudre en stop, on s’est d’abord fait prendre quelques kilomètres par une jeune mère de famille pas emballée par le Ciac. «  Pour se loger, c’est déjà compliqué quand on est saisonnier ou qu’on n’a pas trop d’argent. Ce projet va sûrement faire monter encore plus les prix.  » Et puis on a replongé dans la cuvette, bronzés et un peu fatigués. Mais on reviendra plus tard, sûrement pour se balader simplement dans les environs d’Autrans épargnés par les aménagements touristiques, et peut-être pour voir les suites de cet obscur projet.