Cette mesure radicale aura avant tout un grand bénéfice pour la santé publique. Chacun sait que l’exercice physique est la meilleure prévention des maladies cardio-vasculaires. Pour les jeunes, les vieux, les bien-portants, les anorexiques, et même pour les touristes, monter à pied à la Bastille ne peut donc que faire le plus grand bien. C’est à se demander s’il ne faudrait pas interdire le téléphérique sur l’ensemble du territoire national tout simplement car il « peut entraîner une mort lente et douloureuse ».
Par ailleurs, le démontage du téléphérique ne manquera de faire parler de Grenoble dans le monde entier pour « cette première mondiale ». La capitale des Alpes sera à la pointe du démantèlement durable et engagera l’humanité dans une nouvelle ère, celle où l’on sait que disposer d’un panorama extraordinaire doit se mériter physiquement et non pas s’acheter contre sept euros et cinq centimes (le prix actuel de l’aller-retour).
La route ayant été dégoudronnée et fermée à toute circulation, la traditionnelle « prise de la Bastille », course en vélo sur une des routes les plus pentues du coin, n’aura plus lieu. Elle sera remplacée par une course de joëlettes, engins spécialement conçues pour le transport tout terrain des personnes handicapées. Des joëlettes seront d’ailleurs à la disposition du public à la mairie de La Tronche, ce qui permettra aux personnes handicapées de se faire transporter là-haut par des amis. Ils découvriront ainsi la vue extraordinaire de La Bastille grâce à l’entraide et la solidarité et non pas uniquement par le biais des dispositifs techniques que sont le téléphérique et l’ascenseur.
En se baladant sur cette ancienne route au petit matin, on pourra plus facilement croiser des renards, chevreuils, faisans, voire quelques sangliers, qui ne risqueront plus de se faire surprendre par les moteurs vrombissants de ceux qui vont aujourd’hui consommer la Bastille. Suite à la baisse de fréquentation du site, il sera même de nouveau possible de faire pâturer un troupeau de brebis sur les pentes du Mont Jalla, comme cela se faisait jusque dans les années 1990. Les enfants pourront observer émerveillés le berger et son métier ancestral.
Qui dit moins de monde, dit chute du chiffre d’affaire et donc fermeture des différents espaces marchands de la Bastille, à commencer par les deux restaurants. Celui du Père Gras baissera son pavillon après plus de 115 ans de bons et loyaux services. Il pourra enfin se rapprocher de son public-cible et ouvrir un commerce sur la place Robert Schuman, juste à côté du World Trade Center. Grâce à cette proximité, les salariés du CEA-Grenoble et des grandes entreprises du coin perdront moins de temps – donc d’argent – pour venir goûter le célèbre foie gras de Laurent Gras lors de leurs multiples séminaires et dîners de travail.
Alors que le restaurant du téléphérique sera reconverti simplement en une grande salle hors-sac, les bâtiments Gras seront eux utilisés pour abriter une bergerie, la cabane du berger et un bâtiment viticole. En effet dans une optique purement « c’était mieux avant », quelques vignes seront plantées sur les pentes du Mont Rachais et on recommencera la production de ce fameux vin blanc pétillant « la cuvée du Mont Rachais » qui a fait la réputation de la ferme Gras au milieu du XXème siècle et dont la devise proclamait : « Le Mont Rachais se boit frais, le chaud vient après ! » Le pressoir utilisé à l’époque, toujours visible dans la cour du restaurant, sera pour l’occasion remis en route.
L’AccroBastille perdra l’essentiel de ses clients, tous ceux qui, pour aller faire du sport, ne veulent surtout pas marcher (c’est bien trop ringard et pas assez fun). Il finira par fermer boutique et redéploiera ses installations dans la ville. La tyrolienne géante sera installée au Parc Paul Mistral et partira du bureau du président de La Métro pour aboutir dans le Stade des Alpes. Ceci donnera l’occasion à Marc Baietto de retourner facilement regarder des matchs du GF 38, lui qui, comme Michel Destot, a lâchement arrêté de supporter cette équipe depuis qu’elle a été rétrogradée et que les chefs d’entreprise ont fui les tribunes. La société Carillis, le nouvel exploitant du stade, pourra gagner avec cette animation quelques sous sous en plus, après être parvenue à obtenir de La Métro des conditions de gérance très avantageuses financièrement. Enfin cela permettra à Jérôme Safar, poly-adjoint municipal et communautaire overbooké, de se rendre en quelques secondes dans la salle de fitness que Carilis compte installer dans le stade.
Le parcours acrobatique sera installé sur les murs de la préfecture, ce qui donnera le loisir au nouveau préfet, Richard Samuel, de regarder passer les enfants encordés, plutôt que de réfléchir à la manière d’améliorer le « laboratoire sécuritaire grenoblois ». Et qui sait, lui, qui est surtout connu pour s’être cassé la clavicule après avoir grillé un feu rouge en vélo, pourra peut-être se mettre aux sports acrobatiques.
Quand à la « spéléobox », elle atterrira dans les bureaux de la mairie, pour la plus grande joie de Michel Destot. Entre midi et deux, le maire pourra se divertir en rampant, ce qui ne le changera pas beaucoup. Il le fait déjà régulièrement devant les patrons locaux et nationaux.
Le musée des troupes de montagne trouvera naturellement une nouvelle place dans le quartier policé de la caserne De Bonne et - pourquoi pas ? - pourrait même échanger ses locaux avec ceux du cinéma Le Méliès. Ce déménagement ne fera pas beaucoup perdre de clients au cinéma d’art & essai dont les 530 places neuves sont généralement bien clairsemées. En outre, les projections dans les casemates posséderont un charme certain.
Le Centre d’Art Bastille suivra cette désertion car sans les wagons de touristes, point de salut. La mairie lui octroiera un local dans le nouveau quartier de l’Esplanade, où il apportera ce supplément d’âme artistique qui accompagne généralement le déferlement des grues et des millions de mètres cubes de béton.
Bien entendu, plus aucun technoïde ne voudra organiser une soirée là-haut, bien trop terrorisés à l’idée de monter à pied les « kilos de sons » nécessaires à leur jouissance personnelle, et tétanisés par la nécessité de sécuriser une teuf sans les camions du Samu, des Pompiers, et de la Police avec qui ils travaillent main dans la main. Désappointés, ils iront se terrer dans la Salle Oprie, futur nom de la salle de musiques amplifiées de Bouchayer-Viallet, et laisseront dormir tranquilles le faucon pèlerin, le hibou grand duc ou l’accenteur alpin, oiseaux déjà aperçus dans le ciel de la Bastille.
Des fêtes, où tout sera monté et descendu à dos d’humains, seront néanmoins régulièrement organisées au fort ou sur les terrasses : concerts, bals, dancefloor, grands banquets et autres ripailles, le tout de manière entièrement gratuite. L’échange marchand sera d’ailleurs banni du lieu et seulement autorisé pour la vente à la criée de Postillon les week-ends de beau temps.
La gare haute du téléphérique, datant de 1934 , sera reconvertie pour accueillir les bureaux de notre journal. Cet emplacement aura de multiples avantages pour notre petite équipe : en plus de nous permettre de choisir nos prochains lieux de reportage à la jumelle, il obligera notre « coordinateur des collaborateurs » de faire un peu d’exercice en se rendant tous les matins au bureau. Cela pourra lui faire suer ses bières de la veille et lui offrir ce supplément de forme qui lui permettra d’arriver avant tous ses amis dans les montées en vélo du Col de Porte ou de Saint Nizier du Moucherotte.
On pourra enfin faire la grasse matinée sur les pentes de la Bastille ou dans une des nombreuses casemates. Actuellement, outre le vacarme incessant de la ville, on est réveillé dès sept heures du matin par les bulles. Elles se mettent en route pour des vérifications avant l’ouverture officielle au public à neuf heures trente.
Les salariés de la régie téléphérique, après une grande lutte pour le « maintien de l’emploi », seront embauchés en tant que muletiers pour monter sur le site les matériaux nécessaires à la réfection des casemates abandonnées. Celles-ci seront toutes réouvertes et laissées à la libre disposition du public qui pourra venir y faire ce qu’il veut : se rafraîchir, lire, tenter une sieste, discuter de l’ineptie de la vie numérique ou réfléchir à la quantité d’énergie déployée pour construire ces fortifications totalement inutiles (elles n’ont jamais servi). A l’occasion quelques exposés, ateliers ou stages d’éducation populaire pourront s’y dérouler. Les sans-toits pourront aussi s’abriter et dormir dans les bâtiments aujourd’hui totalement inutilisés de l’Institut de Géographie Alpine et de l’Institut Dolomieu.
Dépité par ses évolutions, Michel Lambert, l’actuel patron de l’Office du tourisme et de la régie du téléphérique, tombera dans une profonde déprime et démissionnera de son poste de directeur de l’Office du tourisme. Après quelques mois de laisser-aller où il ne s’affichera même plus aux mondanités grenobloises, il ira prendre sa retraite à Cordouan, dans le dernier phare encore gardé en France.
L’Office du Tourisme reprendra son appellation d’origine « syndicat d’initiatives », se détachera de la mairie et changera complètement d’objet. Au lieu de tout faire pour vendre le territoire à des touristes fortunés en transformant la ville en une marque au nom ridicule « PlayGrenoble », elle réfléchira aux initiatives réellement nécessaires au bien-être des grenoblois. Contrairement au commerce, ceci n’est pas une mince affaire.
Précision : Si toutes les projections sont bien entendu issues de l’imagination foisonnante de notre comité de pilotage, il n’en reste pas moins que tous les faits passés ou présents évoqués dans cet article sont rigoureusement exacts.