À la nuit tombée, on fume une clope sur le pas de la porte. Sur la place, un groupe de gars s’allume un barbecue, une voiture passe et salue les voisines qui descendent discuter après la journée de ramadan passée dans l’ombre des appartements. « Lui, c’est comme mon fils : à chaque fois qu’il me voit à l’arrêt de bus, il m’emmène en voiture. S’il se marie, j’irai à son mariage », explique Sonia [1], la soixantaine, notre voisine d’en face. « Vous aussi les jeunes vous êtes comme mes enfants », poursuit cette mère de trois gamins, qui vit là depuis dix ans et qui nous a offert des couscous et des gâteaux pendant tout le confinement. Son fils a grandi à l’abri des grands platanes de la place et revient souvent dans le quartier embrasser sa mère et lui faire des courses.
À Beauvert, on a vite l’impression de former une grande famille. Ça fait six mois qu’on a pris cette coloc et jusque-là on avait pas trop rencontré nos voisins. Après quelques semaines de confinement, on tutoie tout le monde, on sonne chez les uns et les autres pour se dépanner, se demander un masque, discuter ou simplement passer le temps. Cet esprit de village subsiste, bon gré mal gré, depuis les années 1930. Au départ, les patrons des usines Viscose, dédiées à la fabrication de soie artificielle, construisent des logements pour leurs employés. Les ouvriers sont installés dans la cité Viscose à Échirolles. Les cadres disposent de maisons en plein champ à Beauvert, dans un Grenoble où l’urbanisation continue s’arrête alors aux grands boulevards. Le nom de Beauvert date d’ailleurs de cette période, le quartier s’appelant avant Les Glaires, « ayant, sans doute, son origine dans le patois dauphinois où le nom de “glaires” ou “graves” était donné aux flaques d’eau et aux graviers que le Drac laissait quand il sortait de son lit et inondait cette partie relativement plate de la vallée » (Les Affiches de Grenoble, Les mille et une rues grenobloises, 1975).
Ces pavillons sont grand luxe pour l’époque, raccordés à électricité et ornés de jardins privatifs avec quantité d’arbres fruitiers. « Ce sont les premières constructions à avoir eu l’eau courante », souligne Pierre Humbert, président de l’union de quartier Alliés-Alpins-Beauvert. Isolés du reste de la ville, les habitants déambulent dans des rues portant le nom des cimes environnantes – la Dent de Crolles, le Grand Serre ou l’Obiou. Depuis les années 1960, les tours s’élèvent pourtant, encerclent le lotissement pavillonnaire et cachent la vue. Les noms de montagne sont restés, même si on ne les voit plus.
« C’est la ville qui est venue à nous » aime rappeler Pierre Humbert, soulignant l’importance des JO où le béton a recouvert les champs. Le village Beauvert devient alors une incongruité au pied des grands ensembles du quartier Village olympique. Dans le même temps, l’église du quartier située rue Léon Blum s’installe dans le tout nouveau quartier des Alpins, laissant orphelins les croyants alors nombreux. Après avoir été squattée puis murée de parpaings, la petite église est aujourd’hui vendue à des promoteurs.
Ces derniers adorent Beauvert. Depuis quelques années, plusieurs immeubles sont sortis de terre, avec des noms un peu plus exotiques que les montagnes : LittleWood, le 360, l’Atmosphère, l’Embellie.
La ZAC (zone d’aménagement concerté) Beauvert vient tout juste de s’achever, au grand dam de Pierre Humbert. « Vous voyez les trois verrues là, ça, ce sont des immeubles nouveaux. Avant, tout le monde avait vue sur Belledonne, maintenant il y a ça. C’était censé être des immeubles neufs, mais il y a plein de malfaçons, l’isolation et l’infiltration c’est n’importe quoi, les gens qui vivent dedans n’en peuvent plus. »
Un autre projet porte un nom emblématique : « Graines de Bitume ». Il inquiète nombre d’habitants par sa taille et son emplacement. La première pierre de cet immeuble en habitat participatif aurait dû être posée début 2020 sur ce qu’il reste d’une friche, au nord du quartier, à proximité des jardins partagés. Hakim [2], la soixantaine, est un jardinier hors pair. Il assure que « [les promoteurs] ont dit qu’ils laisseraient les jardins. Mais s’ils sont entourés d’immeubles, on n’aura jamais de soleil. Comme il y avait les élections, ils ont laissé ça en plan. Mais le projet va repartir, c’est sûr. Nous on est prêts pour les prochaines réunions. »
Du petit village dans les champs, où seules les montagnes dominent, Beauvert est devenu un point vert dans le tissu urbain grenoblois, cerné et toujours isolé. Car à moins d’y habiter ou de connaître quelqu’un qui y habite, il y a peu de raisons de traîner à Beauvert : pas de bibliothèque, pas de MJC, pas de marché, juste une petite place avec des platanes. Sur ce carré d’ombre, parties de foot, barbecues improvisés, cafés pour ceux qui n’ont pas de jardin, promenades de chiens et petit coin pour respirer de l’air frais. Le quartier, bordé de grandes avenues (Léon Blum et l’avenue Esmonin) et d’une station-service, semble construit pour faire la part belle à la bagnole.
Les véhicules aiment s’entasser autour du bureau de tabac, garés à l’arrache, avant de filer à toute vitesse dans les rues étriquées de Beauvert, traversées par un tas de chauffards.
Un rond-point garni de pierres a été construit pour gêner les automobilistes et permet de réduire (un peu) les pointes de vitesse. Les conducteurs continuent cependant de faire ronfler leurs moteurs, ce qui préoccupe tout le monde, surtout les femmes avec enfants. « S’il vous plaît, si vous jouez au foot avec mon fils, jouez sur le trottoir, car j’ai trop peur. Ils arrivent comme des fous », assure une mère inquiète. En discutant d’un trottoir à l’autre avec Sonia, aujourd’hui grand-mère qui reçoit souvent ses petits enfants, un véhicule coupe la route, filant à toute blinde. Plus tard, autour d’un apéro, on rencontre Silvia [3]. « Il y a trente ans quand j’ai emménagé, il y avait des rodéos ici. Ils arrivaient comme des malades. En emménageant, j’avais invité une amie, et j’avais honte que mon amie voit ça et qu’elle se demande dans quel genre de quartier j’habitais. »
Deux meurtres l’année dernière, l’un par un jeune déséquilibré, l’autre qui ressemble à un règlement de compte, viennent perpétuer une mauvaise réputation non méritée. « Bah qu’est ce que je peux dire, il est beau le quartier » rigole Hakim. Silvia ajoute en riant : « Avant il y avait pas mal d’histoires de trafic, mon beau-père était flic et la police ne rentrait pas dans Beauvert. Forcément il y a des trucs, mais moi je l’aime mon quartier. » Silvia, fille d’immigrés italiens, habite dans le coin depuis maintenant une trentaine d’années et y a élevé ses deux enfants. Comme dans les romans, sa fille y habite toujours et a épousé le fils du boulanger. Les rares commerces qui survivent encore, le tabac et la boulangerie, appartiennent à cette famille. Devant, on y gratte des tickets Française des jeux, on prend des cafés au soleil sur le muret faute de terrasse.
Des histoires à raconter sur Beauvert, elle en a plein. Silvia connaît tout le monde. Les enfants, elle les a vus grandir avant d’être invitée à leur mariage. « Les mariages italiens ou rebeus sont grandioses. Vous auriez vu les fêtes dans le quartier ! La première fois que je suis allée à un mariage arabe, c’était incroyable, les femmes se sont changées quatre fois, moi j’avais pris qu’une robe, je me suis sentie bête. »
Dans les personnages emblématiques du quartier, il y a le facteur, du genre de ceux qui aident tout le monde. Une voisine sort, en recherche d’un coup de main pour remplir ses papiers de mutuelle. Avec les moyens du bord, le voilà sur le capot d’une voiture, agitant le stylo. Il aide même les gens après sa tournée. « Je reviens de chez une dame qui habite au rez-de-chaussée un peu plus loin. À part moi, elle n’accepte personne, elle peut être vraiment très désagréable », sourit-il. Le Postillon, il ne lisait pas. Depuis le dernier numéro, et l’article sur La Poste il est à fond. « Ma mère pensait que c’était un journal d’extrême-droite. Je lui ai dit que vous deviez être plutôt de l’autre côté » plaisante-t-il.
Il a vu, lui aussi, le brassage de population du quartier. Les cadres des années 1930 ont laissé la place à des immigrés, notamment du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. De nombreux chibanis (surnom donné aux travailleurs maghrébins venus en France pendant les Trentes Glorieuses) vivent au sein d’une résidence Adoma. Le quartier connaît une abstention importante aux élections et un pourcentage de vote à l’extrême droite plus élevé que dans le reste de la ville [4]. Corinne [5], qui s’arrête discuter sur le palier, doit en faire partie. Elle vit avec sa compagne dans la résidence sociale Adoma, où habitent beaucoup d’immigrés, et nous raconte son quotidien fait de précarité et de maladie. Au bout de quelques minutes, elle lâche : « Moi, je suis raciste, et je n’ai pas peur de le dire. Quand je vois les trafics de masques au sein de la résidence Adoma, alors que le personnel soignant en manque, ça me révolte . »
Pour casser la monotonie du confinement, les enfants de Beauvert font des tours de vélo, de trottinette, des parties de foot. Après un coup de main sur une voiture qui ne daignait pas démarrer, on invite Lola et sa fille de 4 ans à visiter les poules, comme une illusion de basse-cour en pleine ville. « Tous les jours, ma fille regarde par les fenêtres et elle me dit : maman ils sont où les voisins gentils ? », raconte-t-elle en riant. On plaisante avec les gens : « Alors, vous faites ferme pédagogique maintenant ? », nous demande-t-on plus tard.
Le jour de l’Aïd est un véritable défilé de voitures, d’où sortent des familles toutes sur leur 31. Salutations et embrassades de loin, mais le cœur y est. Sur la place, le barbecue fume dès 11h. « Vous êtes combien, vous dans la maison ? On vous a prévu des merguez. » On leur donne un peu de bois pour faire des braises et des crêpes en dessert.
Notre chat, aventurier, a beaucoup traîné sur la place jusqu’à gagner un surnom, Marlboro. Un voisin nous raconte : « Une fois, j’ai pas vu ton chat pendant deux mois. J’ai cru que c’était lui, le caresseur de chat je l’appelle, qui l’avait volé », en désignant un de ses amis, gêné, qui bredouille une négation.
Cette vie de quartier n’est pas vraiment structurée, juste vivante. Elle s’est révélée pendant ces deux mois enfermés. Alain s’émerveille : « Mes voisins sont profs de musique, tous les soirs ils nous ont fait un concert. » Les hommes de la place poursuivent : « Nous on aimerait bien monter une association de gens du quartier, pour se rendre service, pour donner des coups de main en cas de besoin ou faire des courses. »
Un soir, plusieurs voitures de flics déboulent dans le quartier, juste pour rabrouer les fumeurs de clopes en bas de l’immeuble. « On fait notre travail, nous, monsieur. Vous n’avez pas d’attestation, vous rentrez chez vous ! », assènent-ils d’un ton sec.
Tout le voisinage sort la tête et attend que la police s’en aille, que la vie nocturne du village reprenne. Une vie qui devrait peut-être s’intensifier dans les prochaines semaines. Pendant le confinement, on se baladait dans le quartier sans attestation, sans masque, comme dans le monde d’avant, en se promettant « Une fois tout ça fini, on se fait un repas, pas vrai ? »