Accueil > Décembre 2020 - Janvier 2021 / N°58

La gendarme, le RSA et les comptes bancaires

Big Isère is controling you

Aimeriez-vous voir votre relevé de comptes épluché par une autorité administrative ? Depuis quelques années et l’accentuation de la chasse à la fraude aux prestations sociales, c’est ce que subissent nombre d’allocataires du RSA, obligés de fournir leurs relevés de comptes à la Caf (Caisse d’allocations familiales). En dernier recours, des agents de la Caf peuvent eux-mêmes fouiller dans les comptes des allocataires, sans leur consentement, grâce au fichier Ficoba, le Fichier national des comptes bancaires et assimilés. Une pratique également accessible à certains policiers ou certaines autres professions, mais pas aux agents du Département, dont dépend le versement des allocations. Et pourtant, des documents auxquels nous avons eu accès laissent à penser qu’une salariée du Département de l’Isère s’est servie de ce fichier. Cette personne embauchée par le Département afin de lutter « contre la fraude au RSA » a été « mise à disposition » par la gendarmerie. Un mélange des genres qui pose beaucoup de questions.

Depuis 2015, et la victoire de la droite aux élections, le Département de l’Isère fait son possible pour faire baisser au maximum le nombre d’allocataires du RSA. Rien de très original, tous les départements passés à droite en 2015 montrent les muscles ces dernières années pour dissuader les pauvres de dépendre de leurs services. La mesure ayant fait le plus polémique est celle voulant imposer une « réciprocité des aides sociales  », en gros que les pauvres fassent du bénévolat en échange de leur cinq cent et quelques euros par mois. Jean-Pierre Barbier, le président du Département, expliquait en 2016 vouloir que « les gens réapprennent à se lever et à faire des heures  » (France 3 Régions, 19/03/2016). Noble intention reflétant bien la connaissance pointue de notre mandarin de la situation des personnes sans ressources, passant leur journée à faire des grasses matinées et à regarder les aiguilles réaliser le tour du cadran.

Cette politique culpabilisante dite de « contribution citoyenne » a été en partie retoquée par des jugements du tribunal administratif de Grenoble en avril 2019, « les juges estimant que le bénévolat encouragé par le Conseil départemental, librement consenti par l’allocataire, est envisageable à la condition qu’il participe directement à l’insertion professionnelle de la personne et que “l’intensité en termes de volume horaire et de fréquence notamment [soit] compatible avec l’obligation de recherche d’emploi” » (Place Gre’net, 01/03/2019).

L’insertion professionnelle, ça les connaît au Département. À tel point qu’ils sont même capables d’intégrer dans leurs services des personnes déjà embauchées par ailleurs. Pour s’occuper des allocataires du RSA, ils ont ainsi notamment embauché en 2016 une certaine Gaëlle C. en tant qu’« agent départemental en charge du contrôle et de la lutte contre la fraude au RSA  ». Elle officiait auparavant en tant que sous-officier à la gendarmerie nationale. Pas possessifs, les pandores l’ont « mis à disposition » du Département afin de perfectionner le contrôle des bénéficiaires du RSA. Ses missions impliquent, notamment, de : «  saisir, dans le cadre du droit de communication dévolu au Département, les administrations et organismes concernés, afin de collecter les données nécessaires à la vérification de la situation des allocataires » ; «  réaliser les rapports d’investigation de synthèse pour traiter efficacement les cas de non-déclaration, voire de fraudes avérées » ; «  communiquer les informations et éléments de preuve recueillis aux organismes payeurs et aux autorités compétentes, pour coordonner les décisions à prendre et les actions à engager » (bulletin officiel du Département de l’Isère, juillet 2017).
Depuis, Gaëlle C. et ses collègues semblent avoir fait du beau travail. En octobre 2019, le Département s’enorgueillissait d’une baisse de 783 allocataires du RSA. « En Isère, 22 347 foyers sont bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), rappelle Anne Gerin, chargée des actions de solidarité et de l’insertion. Et cette baisse est essentiellement due au travail de fond pour accompagner les personnes vers le retour à l’emploi. Le RSA, c’est d’abord une soupape pour les empêcher d’être totalement au fond du trou. Ensuite, on met à leur disposition des outils pour s’en sortir, en collaboration avec différentes structures » (Le Daubé, 26/10/2019). Le service presse du Département assure aujourd’hui que « de 2015 jusqu’à l’avant crise sanitaire, l’Isère a connu une baisse de 11% des demandeurs d’allocation RSA grâce à la bonne santé économique du département, mais aussi grâce à de nombreux dispositifs de retour à l’emploi mis en place par la nouvelle majorité, et notamment la démarche de réciprocité  ».

Cette baisse est-elle due au « travail de fond  » entrepris « pour accompagner les personnes vers le retour à l’emploi  » ou à celui réalisé pour traquer les bénéficiaires ?

Les méthodes employées par Gaëlle C. semblent surtout intensifier le «  travail de fond  » visant à noyer des personnes démunies dans l’océan kafkaïen de la paperasse administrative. Ainsi, selon les courriers auxquels nous avons eu accès, l’agent convoque les allocataires en leur demandant de venir avec quantité de papiers dont « une carte d’identité ou un titre de séjour », les « bulletins de salaires des 12 derniers mois  », les « contrats de travail  », le « justificatif d’inscription à Pole emploi  », les « avis d’imposition des deux dernières années », etc. Suite à un premier rendez-vous, quantité d’autres documents peuvent être demandés, dont les factures d’eau ou d’électricité, la quittance de loyer ou des certificats de scolarité pour les enfants vivant au foyer. En cas de « dossier incomplet dans le délai indiqué », délai souvent court, les courriers indiquent que le « droit au RSA sera automatiquement suspendu  ».

Ce harcèlement administratif a évidemment pour but d’offrir des prétextes faciles pour retirer à des bénéficiaires leur droit au RSA. On ne voit pas en tout cas comment ce «  travail de fond  » paperassier pourrait aider quiconque à retourner « vers l’emploi ». Jusqu’à preuve du contraire, perdre des heures à faire des photocopies n’a jamais permis de trouver un employeur.
Parmi les multiples documents demandés, l’un est particulièrement intrusif : « les relevés de l’ensemble de vos comptes bancaires et d’épargne des six derniers mois ». Depuis quelques années, la Caf a en effet le droit de demander aux bénéficiaires de leur communiquer la copie de leurs relevés de compte bancaire « afin de contrôler l’exactitude des déclarations concernant les ressources ». En cas de « ressource non déclarée  », un don de 100 balles de papa-maman ou le remboursement d’un prêt par un ami, la Caf peut procéder à un « recalcul du droit et la notification d’une demande de remboursement du trop-perçu de RSA ».

Le Département de l’Isère profite donc de cette possibilité pour éplucher les comptes des bénéficiaires du RSA, afin de dénoncer à la Caf tous les potentiels suspects. C’est notamment le job de cette Gaëlle C., gendarme en disponibilité.

Mais si un agent départemental peut demander aux allocataires du RSA leur relevé de compte, il n’est par contre pas possible de les obtenir sans leur consentement, notamment par le biais du fichier Ficoba, le Fichier national des comptes bancaires et assimilés. Son utilisation est strictement encadrée par la Cnil (Commission nationale informatique et libertés) : seules les personnes ou organismes habilités par la loi (l’administration fiscale, les officiers de police judiciaire, certains juges, les notaires en charge d’une succession, certains huissiers, certains agents de la Caf, les douanes, etc.) peuvent obtenir la communication de ces données. Les agents des départements n’y ont pas accès.

Or dans un courrier du Département à la Caf à propos d’un allocataire du RSA auquel nous avons eu accès, intitulé «  demande de contrôle  », il est écrit : « entre temps nous avons effectué une demande Ficoba  ». Une affirmation qui impliquerait donc que des services du Département aient eu accès au fichier Ficoba…

Ce courrier renvoie vers le contact mail de Gaëlle C. On peut donc supposer que l’agent du Département ait profité de ses pouvoirs de police judiciaire et administrative au titre de sa fonction de sous-officier de la Gendarmerie nationale pour avoir accès au fichier Ficoba afin de réaliser sa mission d’«  agent départemental en charge du contrôle et de la lutte contre la fraude au RSA  ». Ce potentiel mélange des genres est-il bien légal ? Gaëlle C. a-t-elle été individuellement habilitée par une autorité compétente à avoir accès à ce fichier ? D’autres relevés de compte d’allocataires du RSA ont-ils été scrutés par des agents du Département par le biais de ce fichier ?

Des questions auxquelles le Département n’a pas voulu répondre précisément. Le service presse s’est contenté d’un laconique : « Conformément à la loi en vigueur, le Département de l’Isère mène des contrôles en coordination étroite avec la Caf. Tous nos agents travaillent dans le respect des lois et des règlements. Pour l’année 2017, sur les 813 contrôles réalisés (sur 22 500 dossiers d’allocataires), 56 sont passés en commission des fraudes », avant de préciser : « Concernant l’accusation contre une de nos agents, le Département a porté plainte pour diffamation contre X. Le Département estime que ces accusations sont infondées et diffamatoires.  »

Une plainte étonnante : cette « accusation » n’a jamais été publiée nulle part. Relancé, le service presse assure : « Nous avons eu connaissance de cette accusation par d’autres biais, et avons déposé plainte pour protéger notre agent. » Curieuse démarche que de saisir la justice pour une information non sortie publiquement, surtout en refusant de répondre à notre journal sur le fond des questions posées. Gaëlle C. a-t-elle eu accès au fichier Ficoba grâce à son ancien métier de gendarme ? Si oui, une telle démarche de violation du secret bancaire est-elle légale ? Si oui, combien de comptes d’allocataires ont-ils été scrutés ?
En 2017, la vice-présidente du Département, chargée des actions de solidarité et de l’insertion Sandrine Martin-Grand répondait dans L’Essor (9/05/2017) à propos de la légalité des demandes de relevés bancaires : «  On n’est pas dans le cadre du secret bancaire. On le serait si on demandait directement à la banque de nous fournir ces relevés. On a fait vérifier tout cela par notre service juridique.  » L’utilisation du Fichier Ficoba ne revient-elle pas à «  demander directement à la banque de fournir ces relevés  » ? Qu’en dit le service juridique ?

Le silence du Département pose question : pourquoi ne pas expliquer avec pédagogie le rôle de Gaëlle C., et défendre ses agissements si son travail est effectué dans un cadre strictement légal ? L’ annonce d’une plainte déposée est-elle une manière de dissuader un média de sortir cette information publiquement ? Contacté, le procureur de la république Éric Vaillant assure n’être pas au courant de cette plainte. Le Département a-t-il préféré porter plainte à la gendarmerie ou au commissariat ? Là-dessus aussi, aucune réponse du service presse.

Depuis le premier confinement, le nombre d’allocataires du RSA est subitement reparti à la hausse, avec 1 200 bénéficiaires en plus au 10 octobre 2020. Les relevés de comptes bancaires de tous ces nouveaux allocataires vont-ils être épluchés ? Tout laisse à craindre que le contrôle des allocataires va s’intensifier dans les prochains mois afin d’exclure un maximum de personnes, quitte à les faire basculer dans la très grande pauvreté.