Accueil > Décembre 2019 - Janvier 2020 / N°53

Braquage du casino d’Uriage : Les surprenantes explications des flics

Le Postillon a pu consulter le rapport de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale) et les procès verbaux d’auditions des flics qui sont intervenus sur le braquage du casino d’Uriage de juillet 2010. Où l’on apprend que, selon leur version, six policiers avaient été réquisitionnés au casino d’Uriage pour « protéger » un joueur du casino soi-disant menacé la semaine précédente. Et que le rapport de l’IGPN a préféré ne pas se pencher sur la raison de la présence des flics là-bas.

Suite à la diffusion de l’interview du flic Alain Devigne sur Youtube, ce dernier a reçu plusieurs messages apportant d’autres informations sur les affaires évoquées, et notamment sur le braquage du casino d’Uriage par Karim Boudouda en juillet 2010.

Rappel : ce soir-là, des policiers de la Bac se trouvent non loin du casino. Après le braquage, une course-poursuite s’engage, suivi d’échanges de coups de feu et de la mort de Karim Boudouda à la Villeneuve. Pour Devigne, si les flics sont présents à Uriage, c’est grâce à la dénonciation d’un indic proche de Boudouda (voir Le Postillon n°46) : « si les choses avaient été faites dans les règles, Boudouda ne serait pas mort mais en prison, il n’y aurait pas eu les émeutes de la Villeneuve, et pas le “discours de Grenoble” de Sarkozy ». Car si nombre de jeunes de la Villeneuve et la famille du braqueur ont été persuadés que Boudouda a été « assassiné  », c’est parce que la raison de la présence de policiers lourdement armés à côté du casino, dans une zone de compétence de la gendarmerie, est restée mystérieuse. De là à en conclure que les flics voulaient « se faire  » Boudouda ce soir-là, il n’y a qu’un pas que beaucoup n’ont pas hésité à franchir.

Le rapport de l’IGPN daté du 17 septembre 2010 ne se penche pas sur ce mystère. Curieusement, leur récit ne mentionne pas du tout la présence des flics à Uriage : « Le 16 juillet vers 1h30 du matin, deux malfaiteurs commettaient un vol à main armée au casino d’Uriage-les-Bains (38) et prenaient la fuite à bord d’un véhicule Peugeot 307. L’alerte était rapidement donnée et des équipages de police de la circonscription de Grenoble se positionnaient sur l’itinéraire de fuite des malfaiteurs. Un premier équipage de la brigade canine repérait le véhicule et engageait son suivi sur la rocade sud de l’agglomération grenobloise ; un second équipage de la même unité se positionnait sur un rond-point, à la sortie “Alpexpo” de cette rocade.  »

Le rapport passe ainsi du vol à Uriage à un « premier équipage  » engageant son suivi sur la « rocade sud  ». Et pourtant : les enquêteurs de l’IGPN avaient auparavant interrogé douze policiers de la circonscription de sécurité publique de Grenoble. Et tous avaient précisément raconté leur version du début de soirée.

Ainsi le brigadier S. L., auditionné le 27/07/2010 raconte : « Vers 22 heures (…) le brigadier a évoqué (...) la présence durant la nuit d’un client au casino d’Uriage qui avait une Audi TT et qui s’était fait suivre par deux véhicules break quelques jours auparavant. Vers une heure du matin, un dispositif a été mis en place aux abords du casino d’Uriage, à savoir, l’équipage Bac de X, Y, Z, s’est positionné aux abords du casino avec vue sur le véhicule Audi TT du client du casino. Nous nous sommes placés dans la combe de Gières, sur la route de Gières, un peu plus bas que le casino. » Le brigadier était accompagné de deux autres policiers : il y aurait eu donc six policiers en tout dépêchés à Uriage pour protéger un joueur du Casino. On apprend dans d’autres auditions que les flics étaient lourdement armés : ils avaient pris «  l’armement classique » et «  l’armement collectif  », dont un fusil à pompe et deux pistolets-mitrailleurs Beretta « compte tenu de la dangerosité éventuelle des individus et notamment vu leur nombre. »

D’autres auditions donnent plus de détails. Celle de P. L., réalisée le 26/08/2010, raconte que le joueur « avait l’habitude de jouer de grosses sommes d’argent  ». X. G auditionné le 16/07/2010 précise : « On nous a dit que cette personne était au casino et les instructions étaient de la suivre discrètement et à distance jusqu’à son domicile pour éventuellement empêcher l’infraction.  » Dans l’audition de L. M. interrogé le 15/07/2010 on apprend le nom du joueur « P. B. demeurant sur Saint-Egrève  » et qu’il «  aurait été plus ou moins suivi par deux véhicules suspects  ». Nous avons tenté de contacter par courrier et par mail ce monsieur B., un patron local, sans résultat. Notons que l’IGPN n’a curieusement pas jugé pertinent d’interroger ce « gros joueur  ».

La déposition du gardien de la paix L. M., interrogé le 25/08/2010, précise : « D’après le joueur, des individus s’intéressaient à lui et auraient eu une attitude suspecte à son égard. (…) Le chef de la Bac avait eu cette information par un fonctionnaire des courses et jeux de la police judiciaire de Grenoble. (…) Nous avons eu le nom du joueur et l’immatriculation de son véhicule et une heure approximative de son départ. En fait, le joueur était au casino à ce moment-là et il nous a été précisé qu’il partirait entre 2 et 3 heures du matin. (…) Nous avons décidé de monter à Uriage vers 1h. »

Résumons donc : selon le récit de ces policiers, un joueur du casino « ayant l’habitude de jouer de grosses sommes d’argent » dit avoir été « plus ou moins suivi » par deux véhicules la semaine d’avant avec à leur bord des individus ayant des « attitudes suspectes ». Il a réussi à les semer, mais quand il revient au casino la semaine d’après, il raconte sa mésaventure à la police, et la Bac décide d’envoyer six hommes attendre le joueur devant le casino, en zone gendarmerie, une heure et demie avant sa sortie potentielle.

C’est beau, cette réactivité du service public pour protéger les personnes vulnérables. Beaucoup de femmes battues ou harcelées se plaignent des lenteurs de la police à intervenir, des mains courantes déposées qui ne changent rien, de la peur de rentrer ou de sortir de chez soi, de la nécessité d’avoir de multiples preuves de flagrant délit de violences pour que l’agresseur puisse être inquiété, etc. Au vu des éléments ci-dessus, nous ne pouvons que leur conseiller de jouer « de grosses sommes d’argent  » au casino d’Uriage. Dans ces cas-là, un simple coup de fil suffit pour avoir six fonctionnaires de police surarmés comme escorte jusqu’à son domicile.

Ces éléments ne prouvent pas que les flics voulaient « se faire » Boudouda (également lourdement armé), mais sont symptomatiques des habitudes de la police des polices, bâclant les enquêtes sur les agissements policiers potentiellement problématiques.

Les raisons avancées par les policiers expliquant leur présence à Uriage sont saugrenues, mais l’IGPN n’a pas jugé pertinent d’enquêter plus sur ce début de soirée. En éludant ce problème dans son rapport, l’institution prête le flanc aux conclusions les plus accusatrices sur la responsabilité de la police ce soir-là. Pourquoi les flics étaient-ils présents aux abords du casino ce soir-là ? S’ils étaient au courant du braquage, pourquoi l’ont‑ils laissé faire ? Et surtout pourquoi n’ont-ils pas choisi de l’arrêter le lendemain aux aurores plutôt que d’engager une très dangereuse course-poursuite ?

Les responsables de la police de l’époque n’ont en tout cas pas été embêtés : celle qui était à l’époque la directrice départementale de la sécurité publique de l’Isère, Brigitte Jullien, est depuis janvier 2019 devenu directrice de l’IGPN.

La mère et la compagne de Boudouda avaient porté plainte en juillet 2010. Malgré ces zones d’ombre, la plainte a rapidement été classée sans suite, laissant la famille avec la certitude d’une injustice.

D’autant plus qu’après le fiasco de la recherche du complice présumé de Boudouda (Moncif Ghabbour avait été interpellé sur dénonciation, puis relâché, faute de preuves), l’affaire du casino d’Uriage ne sera jamais jugée. Pratique, pour ne pas avoir à ressortir des déclarations policières farfelues sur la place publique.