Accueil > Printemps 2023 / N°68

Carnaval

Le 12 mars prochain, le premier carnaval indépendant grenoblois, dit du Dragon, est annoncé. Mais Grenoble est-elle une ville de carnaval ? Pas vraiment, en dehors de petits carnavals municipaux. Quand les gens du coin mettent des masques sur leur yeux, c’est surtout pour aller payer des forfaits hors de prix dans les stations.
Et dans l’histoire ? Notre bon vieux Père Castor revient sur le seul évènement carnavalesque ayant laissé une trace : celui de 1832. Qui aboutit quand même à une émeute, trois jours de désordre et le départ d’un régiment de la ville.

Alors Père Castor ! Que s’est-il passé lors de ce carnaval de 1832 ?

En fait, il ne s’agit pas vraiment d’un carnaval, mais plutôt d’une mascarade, ce qui désignait à l’époque une « manifestation festive au caractère satirique rassemblant des personnes masquées et déguisées ». Il était de tradition d’organiser une mascarade pour le premier dimanche de Carème, appelé aussi dimanche des Brandons. En l’occurrence, ce jour-là, dans cette bourgade de Grenoble d’à peine 25 000 habitants, un cortège de 16 personnes parade dans la ville à cheval ou dans des «  voitures », c’est-à-dire des remorques. Tous symbolisaient des membres du gouvernement ou leurs problèmes, le roi Louis-Philippe étant symbolisé en «  Paillasse », un personnage un peu benêt de la comédie italienne. Le passage du cortège provoque des « accès de joie, des rires et applaudissements » et la formation d’une petite foule toute contente de se moquer du pouvoir. Après être sorti des fortifications par la Porte de France, et avoir fait un petit tour sur l’Esplanade, le cortège trouve porte close en voulant revenir dans la ville. S’ensuit un face à face avec une centaine de grenadiers, quelques volées de pierres et finalement la réouverture des portes pour faire baisser la tension. Mais le préfet de l’Isère, un certain Maurice Duval, vexé par cette semi-victoire de la mascarade, interdit la tenue du bal masqué qui était prévu le soir.

Cela suscita-t-il des réactions ?
Un peu le soir-même, mais surtout le lendemain, ou un « charivari » fut organisé devant la préfecture. Un « charivari », c’était un « concert ridicule, bruyant et tumultueux », souvent organisé devant les domiciles de « personnages ayant excité un mécontentement  ». Selon Alexandre Dumas, qui raconte l’évènement dans ses mémoires, les «  charivaris du Dauphiné sont célèbres ». Le célèbre écrivain raconte : « Vers huit heures du soir, un rassemblement commença à se former ; il n’avait rien de bien hostile, car, pour un tiers à peu près, il se composait de femmes et d’enfants. Ce rassemblement qui n’avait aucune arme, ni même, en ce moment du moins, aucun des instruments nécessaires pour donner un charivari, se contentait d’éclater en rires, de pousser des huées, et de jeter de temps en temps le cri de : “À bas le préfet !” Tout cela était fort désagréable, mais rentrait, cependant, dans les avanies auxquelles étaient exposés non seulement les fonctionnaires publics, mais encore les députés conservateurs. » Cependant le préfet eut la ferme intention de punir les fauteurs de trouble. L’arrestation d’un homme ivre «  fit tourner le charivari à l’émeute » et entraîna l’intervention des grenadiers et des voltigeurs. Le 35ème de ligne de l’armée fonça dans la foule baïonnettes en avant et fit plus d’une vingtaine de blessés graves. Devant cette répression disproportionnée, la rancœur populaire était à son comble et la nuit qui suivit bruissa de préparatifs révolutionnaires. Dumas raconte : « Chacun fut d’avis que le moment était venu de faire le coup. Il y avait, à cette époque, une telle ardeur dans toutes ces jeunes têtes, un tel courage dans tous ces jeunes coeurs, que la première conviction non pas que l’on ressentait, mais que l’on essayait d’imposer aux autres, c’est que le moment était venu d’agir. Chacun croyait que l’atmosphère de flamme qu’il respirait était l’atmosphère de toute la France.  »

L’époque avait l’air d’être un peu plus excitante qu’aujourd’hui ?
Assurément ! Malgré la misère et les injustices, flottait le sentiment que tout était possible, à l’inverse de notre époque cadenassée et résignée. Ceci dit, certaines descriptions de l’époque peuvent se transposer à la nôtre. À propos de la mascarade grenobloise, Louis Blanc écrit : «  Jamais société n’avait été plus remplie de désordres que celle qu’abandonnaient ainsi au hasard les hommes chargés officiellement de la conduire. Lutte des producteurs entre eux pour la conquête du marché, des travailleurs entre eux pour la conquête de l’emploi, lutte du pauvre contre la machine destinée à le faire mourir de faim en le remplaçant : tel était sous le nom de concurrence, le fait caractéristique de la situation envisagée au point de vue industriel.  » 190 ans plus tard, on ne peut pas dire que ce constat soit complètement caduc.

Mais alors, que se passa-t-il le lendemain, le 13 mars 1832 ?
Je vous passe les détails nombreux d’une journée entière d’agitations fiévreuses. Une foule entreprit de «  marcher sur la préfecture  », parvint à l’envahir, entraînant le retranchement du préfet dans une caserne militaire et un vent de panique chez les autorités. Les insurgés demandèrent le départ du 35ème de ligne, une demande acceptée par les responsables militaires pour faire retomber les tensions. Le calme revint peu à peu en ville… Mais c’était sans compter sur Casimir Perier, banquier grenoblois d’origine qui était alors président du Conseil, l’équivalent du premier ministre aujourd’hui. Quand il fut au courant de l’affaire dite «  de la mascarade du 11 mars » ou « du 35ème de ligne », il ne supporta pas que l’autorité fut ainsi malmenée. Pour « mater sa ville de naissance », il parvint à imposer le retour du 35ème de ligne une semaine après son départ. S’ensuivirent plusieurs mois de tension entre la population et les militaires. Une brochure titrée «  Vengeance des Grenoblois  » fut distribuée pour relever tous les mensonges du gouvernement et de Périer, qui accusaient les émeutiers d’être seuls responsables des désordres du 13 mars. Trois des meneurs furent poursuivis en justice. Le 25 mars, une série de duels entre les habitants et les membres du 35ème a lieu.
Périer meurt finalement du choléra le 16 mai 1832. Quatre jours plus tard, le 35ème de ligne quitte – cette fois définitivement – la ville, ce qui sonne comme une laborieuse victoire pour les Grenoblois et est une des origines possibles de l’expression « conduite de Grenoble  » (désignant une «  réception hostile  »). En décembre 1832, les trois accusés sont finalement acquittés en appel, après avoir été condamnés à de la prison ferme en première instance. Et tout ça finit comme dans un album d’Astérix, avec le 29 décembre un « banquet gigantesque réunissant 500 personnes ».

Sources :
Alexandre Dumas, Mes mémoires Tome 1, Robert Laffont
René Bourgeois, Le carnaval de Grenoble : une émeute populaire en 1832, Entre-Temps éditions, 2017
Louis Blanc, Histoire de dix ans : 1830 - 1840