Accueil > Été 2013 / N°21

Cuvette 2030 : nos propositions

Pour la deuxième fois de sa jeune histoire, Le Postillon a décidé d’être résolument constructif [1]. Cette fois-ci encore, nous ne nous arrêterons pas à la critique d’une Écocité entièrement urbanisée, et de ces « polarités » uniformes et sans âme. Devant le manque d’imagination de nos décideurs, qui planifient tous la même chose à quelques étages d’immeuble près, nous vous proposons une vision véritablement innovante pour l’avenir de notre ville et de notre agglomération.
Les nombreux comités de pilotage organisés au sein de notre comité de rédaction ont accouché d’un plan ambitieux et fédérateur. Puisque nous sommes persuadés que le bonheur des habitants n’a rien à voir avec l’attractivité d’une ville, l’axe principal de notre projet est l’abandon de la volonté d’être une «  métropole européenne ».

Ce changement de paradigme entraînera de grandes économies, notamment en matière de propagande. Finis les campagnes de communication dans le métro de Paris « Grenoble Attractive », les stands au MIPM (marché international des professionnels de l’immobilier) de Cannes, les plaquettes de communication tirées à des milliers d’exemplaires, la coûteuse AEPI (agence d’études et de promotion de l’Isère) : tout cet argent public économisé sera reversé à de nobles causes.

Par exemple, il pourra servir à subventionner l’agriculture urbaine et péri-urbaine. Tous les espaces agricoles de l’agglomération, comme ceux de la zone de l’Argentière à Sassenage, seront sanctuarisés et réservés au maraîchage et quelques autres productions agricoles. La culture de légumes étant un travail ingrat, pénible et peu rémunérateur, des subventions permettront aux paysans installés de créer des emplois en embauchant des anciens banquiers payés à coup de lance-pierres. Ces légumes alimenteront notamment les écoles, où les enfants redécouvriront par exemple le vrai goût de la tomate ou celui du céleri-rave.

Cette manne financière pourra également servir à la reconversion des grands sites technologiques grenoblois abandonnés. Minatec sera transformé en centre de désintoxication à la vie numérique. Dans ses salles blanches, les «  twittos anonymes » pourront parler de leur addiction et se confier sur la façon dont cette dépendance a saccagé leurs vies. Ils s’entraideront pour reprendre goût aux choses simples qu’ils n’avaient plus le temps de faire : observer les oiseaux et les grenouilles, regarder les gens dans la rue, se plonger longuement dans un livre papier (emprunté aux bibliothèques de la ville de Grenoble), laisser leur pensée vagabonder en attendant un ami en retard. Quelques salles informatiques seront préservées pour faire usage de salle de shoot en cas de crise de manque très aigûe.

Le Synchrotron accueillera quant à lui une nouvelle station de trail montée par l’entreprise chartrousine Raidlight. Les traileurs pourront à loisir courir là en rond à l’abri de toute intempérie et laisseront définitivement tranquille agriculteurs, marmottes, simples randonneurs et tous ceux qui ne vont pas en montagne pour réaliser des performances. L’Ultra-Trail des Neutrons de Grenoble deviendra une épreuve fameuse où des traileurs du monde entier viendront tenter de faire un maximum de tours du Synchrotron sans avoir mal à la tête.

Les bureaux de STMicroélectronics seront transformés en centre de promotion de la «  vie diminuée ». Tout un tas d’ateliers permanents seront organisés pour réapprendre des savoir-faire aujourd’hui disparus à cause de l’industrie et de l’invasion des gadgets technologiques. De multiples start-up d’artisanat essaimeront depuis ce centre de Recherche & Décroissance. Des anciennes salariées d’Ikéa viendront par exemple ici apprendre la menuiserie et l’ébénisterie et monteront ensuite leur atelier. On inculquera aux salariés licenciés d’Arthaud des techniques pour confectionner des livres sans passer par les grandes maisons d’éditions. Ils lanceront toute une série de collections qui finiront par faire couler Amazon. Le P’tit Vélo Dans La Tête trouvera enfin des locaux assez grands et pourra continuer son travail d’éducation populaire à la réparation de bicycles en accueillant toujours plus de gens.

Quant au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), il sera sciemment laissé à l’abandon. Les bâtiments aux portes grandes ouvertes tomberont en ruine petit-à-petit et trouveront de nouveaux usagers : squatteurs, artistes en manque d’espace, chouettes, chauve-souris, gypaètes barbus. Les adolescents pourront aller s’y promener la nuit et connaître leurs premiers grands frissons propres à la visite des maisons hantées.
L’Esplanade accueillera de nombreuses foires. La traditionnelle foire des Rameaux sera maintenue parce que « quéaand même » on ne peut pas tout arrêter mais des nouvelles apparaîtront : la Foire du Bon Coin, qui transposera in real life les principes du site internet ; la Foire d’Empoigne qui réunira des ateliers et des concours de poésie ; et la Foire de l’Alambic ou chaque personne ayant fait pourrir des fruits ramassés dans les nouveaux vergers collectifs crées dans tout le Grésivaudan (notamment à la place de la zone d’activité Innovallée et du site de production de STMicroélectronics à Crolles) pourra les transformer en eau-de-vie. Devant l’effervescence du retour de cette pratique, un Master (équivalent bac+5) bouilleur de cru sera mis en place par ce qui restera de Sciences Po et de Grenoble école de management. Pour y entrer, la licence IV ne sera pas nécessaire.

Quelques cirques continueront également à venir à l’Esplanade. Le plus fameux d’entre eux « Cuvette All Stars Circus » regroupera les plus grands talents de la région : Carignon-le-prestidigitateur fera disparaître des tas de billets devant le public ébahi, Avriller-le-dompteur-de-fauves fera marrer tout le monde en déposant une plainte à chaque fois que son lion le mordra, Destot-l’acrobate éblouira la foule en jonglant avec quinze curieux objets appelés « mandats » tout en escaladant le chapiteau, Safar-le-clown-triste fera monter les larmes aux yeux des plus jeunes en racontant sa vie ratée et ses ambitions jamais réalisées. Baietto sera Monsieur Loyal : il arborera le déguisement seyant de SuperTri et fera également du trapèze avec une poubelle verte.

Les problèmes de logement seront en grande partie résolus par la fuite massive des ingénieurs, des cadres, des investisseurs et des patrons. Après tout, on ne peut pas accueillir toute la richesse du monde. Leurs nombreuses et imposantes propriétés dans les beaux quartiers de Corenc, Meylan, Biviers, Seyssins, ou ailleurs seront réquisitionnés pour loger les personnes à la rue et les familles nombreuses s’entassant dans des petits appartements des quartiers ZUP. Une clause imposera une importante rotation dans ces logements pour éviter que ces nouveaux locataires ne prennent l’habitude de vivre dans un cadre privilégié et adoptent les mauvaises habitudes de leurs prédécesseurs : ne pas parler à ses voisins, avoir le culte du chacun pour soi, ne penser qu’à l’argent.
Débarrassés de tous ces riches opportunistes venant dans notre région juste pour se faire de l’argent et saloper nos montagnes, les habitants seront beaucoup plus accueillants envers les simples voyageurs, ceux qui prennent le temps de voir défiler les paysages et de rencontrer les autres.

L’activité économique s’épanouissant essentiellement dans des petits lieux, elle pourra beaucoup plus facilement être répartie sur tout le territoire plutôt que d’être concentrée dans ces horribles zones d’activité. Les gens parviendront aisément à se loger à côté de l’endroit où ils travailleront et ne passeront plus des heures dans les bouchons et les transports.
Le temps ainsi libéré permettra - entre autres - de traîner au bistrot, de rencontrer ses voisins et de s’investir dans son quartier. Ces derniers retrouveront une véritable identité et leurs habitants un sentiment d’attachement depuis longtemps disparu. Fort logiquement, de grandes ripailles et fêtes seront régulièrement organisées, en dehors des injonctions de la mairie ou de la nationale « fête des voisins ». Et comme tout le monde trouvera ça sensé, il n’y aura pas de problèmes de tapage nocturne. On fera donc des confettis de la « charte pour la qualité de la vie nocturne » avec l’aide des anciens policiers municipaux qui viendront à ces festivités parader dans des défilés de gyropode.

Pour surtout ne pas être vus par les investisseurs, des interrupteurs sur les lampadaires permettront d’éteindre la lumière des villes la nuit, car « plus les villes sont lumineuses, plus ils [NDR : les investisseurs] sont intéressés » [2].

Plutôt que de suivre la ministre Fioraso, qui est en train de mettre en place des cours généraux en anglais à l’université pour « attirer les étudiants des pays émergents comme l’Inde », on incitera les étudiants indiens à rester chez eux. La-bas, ils pourront lutter contre les dégâts créés dans leur pays par les entreprises françaises comme Areva (qui veut construire là-bas deux réacteurs EPR). Ils ont beaucoup plus à apprendre en sauvant leurs terres plutôt qu’en allant se faire formater dans des universités étrangères. Par contre, on incitera Fioraso, tombée dans une profonde dépression, à faire plutôt le voyage elle-même. De ce parcours initiatique sur la route des Zindes, elle écrira, shilom à la main, un ouvrage réactualisé du guide du routard et choisira finir ses jours dans un monastère hindou.

Devant cette volonté de non-attractivité, l’ancien directeur du CEA, Jean Therme, deviendra fou et monomaniaque. Il n’aura plus qu’une idée en tête : partir lui-même dans un satellite pour repérer les «  métropoles économiques à fort potentiel de développement ». Bons princes, on lui donnera un ancien réacteur du CEA en guise d’atelier afin qu’il essaie jusqu’à la fin de ses jours de construire tout seul la fusée qui lui permettra de réaliser un tel rêve.

Notes

[1La première fois, c’était pour donner notre vision sur les aménagements nécessaires au le site de la Bastille, c’est-à-dire la fermeture de la route et le démantèlement du téléphérique (voir Le Postillon n°17).

[2La célèbre citation complète de Jean Therme, le directeur du CEA-Grenoble : « Les métropoles économiques à grands potentiels de développement sont repérées de nuit par les investisseurs, grâce aux images fournies par les satellites, sinon en vue directe, depuis un avion. Plus ces villes sont lumineuses, plus ils sont intéressés ! Lorsque le ruban technologique de l’arc alpin, entre ses barycentres constitués par Genève et Grenoble, s’illuminera d’une manière continue, lorsque les pointillés des pôles de compétence comme les biotechnologies de Lausanne, la physique et l’informatique du CERN à Genève, la mécatronique d’Annecy, l’énergie solaire de Chambéry et les nanotechnologies de Grenoble ne formeront plus qu’une longue colonne vertébrale, nous aurons gagné » (Le Daubé, 22/10/2004).