Samedi matin. Dans cette rue de la Résistance limitée à 30 km/h, les automobilistes foncent à 70. Même à cette allure, pressé par l’échéance, on ne peut l’ignorer. Un sac en plastique blanc est posé sur le pas de la porte. Nasa revient du Vieux Temple où il est allé récupérer un colis alimentaire, comme tous les samedis. Rex, un malinois, est attaché à l’extérieur. Lui aussi a fait l’aller-retour, galopant aux côtés de Nasa juché sur son scooter. Bien dressé, le chien se contente d’un peu de curiosité et renifle l’appareil photo. Des notes d’accordéon parviennent à se frayer un chemin hors de l’appartement encombré de Nasa. « C’est Radio Fontaine ! J’écoute ça ou Beur FM, ils font des bonnes émissions sur le Coran. Sinon j’écoute du son sur YouTube. »
Pour internet, c’est Jacquot qui lui prête un smartphone de temps à autres. Car mis à part la location de son appartement, que l’association d’aide au logement Un toit pour tous a su lui dénicher en échange d’une centaine d’euros par mois, Nasa rechigne à se lier à un contrat, quel qu’il soit. Liberté, gratuité, tout cela revient régulièrement dans ses longs monologues. En premier, la terre. Partout, tout le temps, « la terre gratuite ». Autour de chez lui, dans les environs de la Casamaures, quelques petits espaces préservés de l’urbanisme subsistent. Deux maisons plus loin ; au croisement de la rue en contrebas ; un peu plus haut sur la gauche ; Nasa les connaît tous ces recoins où s’épanouit le plus souvent un épais bosquet constitué de ronces et d’arbres fruitiers. Il y fait sa récolte de prunes, de nèfles ou de champignons dont il ignore le nom. Quant à leur comestibilité, il répond : « Pff !... Je sais, c’est tout, je fais confiance à la nature, elle m’a jamais fait de mal. » Je n’ose pas lui dire que certains champignons, des vicieux qu’on nomme coprins noir d’encre et qui ressemblent atrocement à ceux qu’il me montre dans le ragoût qu’il s’est préparé, peuvent être toxiques sous l’effet combiné de l’alcool. Lorsque je repasserai quelques jours plus tard, la boule au ventre, je le saurai toujours en vie. Alors ces champignons ? « De la bombe ! Viens, je vais te montrer où je les ai ramassés. »
Direction la forêt en contrebas, dans les toutes premières pentes du Mont Jalla. Au bord de la route, elle forme une immense propriété avec une ancienne « maison de maître », celle de la cimenterie Vicat, belle et grande demeure abandonnée et régulièrement squattée depuis plusieurs années maintenant.
Après une partie de sa vie à l’arrière des camions poubelles, Nasa s’est éloigné du travail rémunéré. Désormais, c’est à cette vaste propriété, et à la contemplation en divers petits coins cachés ou ensoleillés, qu’il voue une partie de son temps. Squatteur occasionnel, pour un barbecue avec Jacquot et Anne-Marie ou une retraite méditative sur le toit terrasse de l’imposante maison, il s’y rend surtout pour entretenir comme il le peut cet immense enclos délaissé. « Si je devais ressusciter, ce serait ici. Les arbres, les oiseaux, la maison, tout est parfait ici. »
Alors il y fait sa cueillette, plante des bambous le long d’un muret, quelques orties au pied d’une façade, déblaie les détritus que les derniers habitants, des Tziganes, ont mis en tas dans la petite cour. Chaque fois qu’ils reviennent occuper les lieux, Nasa leur donne les mêmes instructions sur l’hygiène et leur indique de bien se débarrasser de leurs ordures dans les bacs qui sont dans la rue. « Mais ils aiment bien jeter des trucs partout, me confie Nasa sur le ton de la confidence. Tu sais, ces gens sont un peu comme moi, c’est des mystiques, leur truc c’est de balancer des objets dans les arbres, des boîtes, des habits, des chaises, des commodes, ça a une signification pour eux. »
Nasa me fait visiter la maison, laquelle se trouve quasiment à l’état de ruine. Par endroits, la lumière du soleil perce le toit et les murs. Des voix résonnent, des portes claquent. Quelques ampoules allumées. « Ils sont revenus, mais ils se cachent, ils t’ont jamais vu, ils pensent que t’es de la police. T’inquiète, suis-moi. » Deux étages plus haut, on accède au toit-terrasse. Nasa aimerait y installer une pergola confectionnée avec les bambous qu’il a plantés plus bas, un hamac, et penser tranquille, en hauteur.
La nature et cette maison en délitement ne sont pas les seules préoccupations de Nasa. Il y a aussi tous les autres cabossés de la vie qu’il accueille souvent dans son appartement ou avec qui il va de temps en temps piquer une tête dans la Vence, la rivière qui débouche à Saint-Egrève. Sa voisine Anne-Marie, qui loge avec son mari et ses enfants dans la même maison que Nasa et qui se rend souvent à l’improviste chercher un peu de réconfort dans l’atmosphère chaleureuse qui émane de chez lui. Son pote Jacquot qui, lui, accepterait sans sourciller de passer sa vie avec Nasa. Et d’autres. Jean-Michel. Doss. Feu James. Autour de Nasa, on s’entraide, on blague, on se réchauffe, on tue le temps ensemble.
Né en Algérie il y a un peu plus de trente ans, installé à Saint-Martin-le-Vinoux après une enfance passée à Valenciennes, Nasa commence à s’y sentir à l’étroit. Cette commune n’est pas plus fautive qu’une autre dans son sentiment d’oppression. C’est le milieu urbain qui l’écrase. Depuis quelques temps, il ressent le besoin d’espaces plus vastes, de grand air, chaud si possible. C’est vers l’Algérie que ses rêves se tournent, là où se trouvent ses racines. « Loin des problèmes, loin d’ici. Je mets un peu d’ordre dans cette maison, et puis je file. Il faut juste que je me trouve une voiture et je me taille. » Voyage à l’évocation duquel Jacquot met un point d’honneur à être copilote.