Accueil > Automne 2017 / N°42

De l’eau, il y en a pour STMicro

Depuis cet été, le département est en « alerte sécheresse », impliquant quelques restrictions d’utilisation de l’eau potable pour les particuliers ou les agriculteurs. Rien par contre pour des gros consommateurs comme le producteur de puces électroniques STMicroelectronics.
La multinationale abreuvée par l’argent public, qui vient de faire son entrée dans le CAC 40, consomme déjà aujourd’hui près de cent litres d’ « eau de qualité incroyable » par seconde sur son seul site de Crolles. Ce n’est qu’un début : un projet d’agrandissement implique un quasi-doublement de sa consommation d’eau ! Ces velléités ne semblent pas déranger les autorités, qui ont donné leur feu vert à la création d’une « nouvelle unité de fabrication » de semi-conducteurs.
Au dix-neuvième siècle, l’eau était considérée comme un bien commun. Quand Aristide Bergès s’est mis à détourner des rivières pour alimenter des usines, des paysans l’ont poursuivi en justice pour cet accaparement. Si le premier procès a donné raison aux paysans, le second a vu la victoire de l’industriel. Et c’est depuis ce temps-là que les industriels disposent de l’eau comme ils l’entendent, en ignorant les « alertes sécheresse » et les incitations à économiser ce bien commun. Un article en deux temps pour faire des liens entre Bergès et STMicro, les patates et les semi-conducteurs, les nappes phréatiques et les intérêts industriels supérieurs.

C’est le plus grand héros du « mythe grenoblois ». Celui qui a inventé la fameuse « houille blanche », c’est-à-dire l’utilisation de l’eau comme force motrice pour faire tourner des usines. Dans les années 1880, Aristide Bergès eut l’idée de rentabiliser les rivières dévalant le massif de Belledonne. Une eau pure et abondante, mais qui ne rapportait rien à personne. En la canalisant dans des conduites, il est parvenu à faire tourner des machines, à faire parler de la région, à donner envie à des industriels de s’installer ici, à booster le développement industriel grenoblois. Si aujourd’hui, la cuvette a autant d’usines chimiques, de sites Seveso, de voies rapides, d’immeubles, de pics de pollution, de ronds-points et de feux rouges, c’est un peu grâce à lui. Merci Aristide !

Voilà pourquoi on parle d’Aristide Bergès comme d’un génie dans les livres d’histoire sur Grenoble. Pourtant à l’époque, il n’a pas fait que des heureux. Détourner des rivières pour ses seuls bénéfices n’était pas vraiment raccord avec le code civil de l’époque. L’eau y est définie comme un bien commun n’appartenant à personne. Si un riverain d’un cours d’eau peut « se servir (de l’eau) pour l’irrigation de ses propriétés il doit en revanche, la rendre à son cours ordinaire à sa sortie ». Bergès ne s’encombra pas de ces considérations : quand il installe ses conduites forcées, il ne se soucie pas des paysans en aval qui avaient l’usage du cours d’eau.
En 1891, il commence à installer une conduite forcée de cinq kilomètres sur le Vors pour alimenter les turbines de sa papeterie de Lancey. Mais en 1900, douze paysans qui utilisaient l’eau de cette rivière se regroupent dans «  l’association des propriétaires riverains du Vors » et intentent un procès à l’industriel, procès qu’ils gagnent. Bergès se voit sommé de démonter dans l’année toutes ses installations et de remettre l’eau à son cours normal. Désespéré, il entame des négociations avec les riverains pour racheter leurs terres. Certains acceptent, alléchés par l’argent. Deux refusent tout accord. Bergès, qui vient de faire des investissements importants et qui voit son usine tourner au ralenti fait appel. Face à son avocat de choc, les deux derniers paysans réfractaires perdent. Bergès peut remettre en marche ses conduites ; les paysans reçoivent quelques indemnités compensatoires. (1)

L’eau volée par les industriels

Ces procès ne sont pas qu’anecdotiques. Ils représentent un tournant dans la façon de considérer le bien commun qu’est l’eau. Elle n’appartient plus à tout le monde, mais à l’État qui peut en donner l’usage temporaire au privé. Tout se passe entre politiques et industriels. Tout usage ou gestion commune qui aurait pu voir les priorités industrielles passer au second plan, est exclue.
Les industriels réussissent peu à peu à faire passer l’idée que la force motrice de l’eau n’appartient pas aux riverains mais à « l’intérêt général  ». Pour Louis Barbillon, directeur de l’Institut électrotechnique de Grenoble ces riverains doivent faire «  appel à leur esprit de sacrifice dans le but d’intérêt général ». Des industries de guerre consommant beaucoup d’eau (comme les usines chimiques de Pont-de-Claix), le renoncement aux usages traditionnels de l’eau par les riverains devient une forme de devoir patriotique.
Ceux qui s’opposent au détournement de l’eau par des privés deviennent des figures de cupidité, d’égoïsme et d’étroitesse d’esprit faisant obstacle à l’intérêt commun (emploi, croissance, progrès, guerre).

Un siècle plus tard, c’est la même logique qui domine. Dans le Grésivaudan, les papeteries de l’époque de Bergès ont toutes fermé, et ont laissé la place à l’industrie des semi-conducteurs. La fabrique à puces électroniques. Celles qu’on retrouve dans une tripotée d’objets modernes.

Le plus gros producteur local, c’est le site de STMicroelectronics à Crolles. Pour faire des puces, il faut de l’eau. Énormément d’eau. En 2013, le site de STMicro à Crolles consommait 2 916 108 m3 par an, soit 92 litres par seconde.
Si STMicro a installé une grosse usine ici, c’est grâce à cette eau abondante, et à la bienveillance des pouvoirs publics qui se démènent pour leur en fournir autant qu’ils veulent. En 2015, une troisième cuve de 6000 m3 a été construite pour STMicro à Crolles, entièrement financée par la mairie de la ville (à hauteur de 1,7 million d’euros) et le Sierg (430 000 euros par le syndicat intercommunal des eaux de la région grenobloise). À l’époque, M. Masselot, responsable environnement chez STMicro, s’extasie (Le Daubé, 1/12/2015) : «  Cet outil donne de la sécurité et de la sérénité à notre unité de production. Récemment, trois clients californiens sont venus sur site pour voir la qualité de notre approvisionnement en eau. Ils sont repartis avec la conviction d’une eau de qualité incroyable, un gage pour des futurs contrats, tant cet élément se révèle fondamental dans la production de composants sans défauts. »

Un pompage illimité incité par les autorités

Mais 92 litres par seconde, ce n’est pas assez. STMicro a un projet de « création d’une nouvelle unité de fabrication de semi-conducteurs » sur son site de Crolles, qui a entraîné une enquête publique en 2015. On y apprend notamment que la consommation d’eau du site serait quasiment doublée, passant à 5 559 374 m3 par an, soit 176 litres par seconde !

C’est colossal comme consommation. Pensez-vous que cette demande d’eau de la part de STMicro entraîne une réflexion de la part des élus, ou des discussions sur la pertinence d’un tel pompage ?
Pas du tout. Dans le rapport de la commissaire-enquêtrice (disponible sur le site de la préfecture), on découvre notamment que M. Lorimier, président du Sierg et maire de Crolles, n’était même pas au courant de cette croissance du pillage de l’eau, mais qu’il n’a pas l’air fâché. Dans un courrier, «  il précise, après une analyse détaillée de toutes les informations fournies dans le dossier concernant les prévisions de consommation en eau, que le Sierg est surpris de découvrir l’ensemble de ces informations sans qu’aucune concertation ni information n’aient eu lieu en amont. Il rappelle qu’un réservoir supplémentaire de 6 000 m3 a été construit afin de sécuriser l’approvisionnement mais pas le renforcement des adductions d’eau. Il rappelle que le réseau ne pourra pas fournir le volume d’eau nécessaire à STMicro, tel que mentionné dans le dossier à l’horizon 2022, sans effectuer de travaux. »

Et après ? Les autorités ont-elles contraint STMicroélectronics à revoir sa consommation d’eau à la baisse ?
Pas du tout. La commissaire-enquêtrice a émis un «  avis favorable » à la création d’une « nouvelle unité de fabrication. » Si elle a émis quatre « réserves » (portant sur l’impact sonore, les rejets toxiques, la pollution des terres, ou des dangers de l’arsenic utilisé – voir encart page précédente), elle n’émet pas la moindre réticence sur cette question de l’eau.

Dispose-t-on de l’ «  eau de qualité incroyable » en quantité illimitée en Isère – au point de n’être pas à 170 litres par seconde près ? Visiblement, non. Depuis cet été le département de l’Isère est en «  alerte sécheresse pour les eaux souterraines et superficielles  ». Après un automne et un hiver globalement sec, les nappes phréatiques « présentent des niveaux très bas » malgré les averses estivales. «  L’alerte sécheresse » lancée en juillet implique notamment l’interdiction du lavage privé des voitures, l’interdiction de remplir de grosses piscines et une «  baisse de 15 % des prélèvements agricoles autorisés pour l’irrigation  ».

Pour les industriels, cela implique le «  niveau 1 du plan d’économie d’eau des industriels (installations classées pour la protection de l’environnement)  ». On a demandé à la préfecture ce que cela signifiait, mais les services de l’État n’ont jamais répondu à nos diverses questions, malgré trois semaines de relances régulières.

La vérité, c’est que les industriels comme STMicro ne sont pas du tout touchés par « l’alerte sécheresse  » – contrairement aux paysans. Ces usines ne produisent pas des choses futiles comme des patates, des céréales, des pommes ou des poireaux. À STMicro, on produit des choses essentielles pour l’humanité, des circuits électroniques pour voitures ou téléphones intelligents. Qu’ils puissent gaspiller autant d’eau qu’ils veulent, c’est bien la moindre des choses.

Non seulement ils ne sont pas restreints, mais ils ont leurs garanties. En 2003, un délégué au comité syndical du Sierg expliquait que « la pénalité d’arrêt de fourniture d’eau à travers la ville de Crolles pour la microtechnologie est de un million de francs [cent cinquante mille euros] par heure  » (Le Daubé, 8/10/2003). Sur ce sujet également, on a essayé d’en savoir plus auprès de la préfecture et du Sierg. Philippe Lorimier, le président du Sierg, nous a assuré qu’il « n’existe pas de disposition contractuelle du type que vous mentionnez  », seulement des «  procédures d’information et d’alerte en cas d’interruption de la livraison ». Il a par ailleurs convenu que «  la question de l’adduction et de la capacité des canalisations existantes demeure si les volumes consommés par STMicroelectronics devaient croître significativement  » et que « la mise en œuvre des projets de cet industriel n’a pas motivé de réflexion sur cette extension ». Complètement soumises devant le diktat de STMicro – emplois contre « bien commun » – les autorités trouveront bien une solution quand les «  volumes consommés  » augmenteront considérablement.

L’enquête publique avec « avis favorable » pour la création de la nouvelle «  unité de fabrication » a été publiée en 2015. Depuis, un espace a été terrassé, un nouveau transformateur a été construit, mais aucun nouveau gros bâtiment n’a poussé sur le site de Crolles.
Les besoins d’extension de STMicroelectronics à Crolles dépendent des clients de la multinationale. Paul, salarié de ST-Crolles, nous explique : «  l’extension ne se fera que s’il y a de grosses commandes. Tant que le carnet de commandes n’est pas rempli, ils ne construisent pas. »

Après une période de faibles commandes, où des menaces de licenciement planaient sur le site de Crolles, STMicro enregistre depuis le début de l’année une « forte croissance  », au point d’être dernièrement entrée dans le CAC40, la cour des grands requins. La principale raison de cette bonne santé économique est la récente collaboration entre STMicro et Apple. Un secret de polichinelle qui entraîne des situations ridicules : à Crolles, le nom de cette multinationale est prohibé. «  On a des noms de codes pour parler d’Apple entre nous, poursuit Paul, on n’a pas le droit de prononcer ce nom. La téléphonie c’est hypersecret, Apple ne veut pas que les concurrents sachent où c’est fabriqué...  » C’est notamment à Crolles que seront fabriqués les composants qui entreront dans la fabrication de caméras embarquées 3D du nouvel iPhone X, un gadget coûtant un Smic présenté dernièrement sous les vivats des médias.

Cette collaboration fructueuse va-t-elle entraîner la construction de l’extension ? Pour l’instant, impossible de le savoir. Annie, une autre salariée de STMicro, raconte : «  Pour l’instant ils assument l’augmentation des commandes en installant des nouvelles machines dans les bâtiments existants. En ce moment, ils ne parlent plus de la grande extension, mais peut-être d’augmenter la capacité de production de l’usine petit à petit en faisant des petites extensions. Tout varie très vite, c’est pour ça qu’ils embauchent beaucoup par intérim et CDD, pour pouvoir virer les gens dès qu’il y a moins de commandes ». Sur la question de l’eau par contre, ça ne varie pas beaucoup : STMicro peut en pomper toujours plus.

Faut-il que les simples habitants d’aujourd’hui fassent, comme les paysans du Grésivaudan du XIXème siècle «  appel à leur esprit de sacrifice » en rationnant l’eau quand ils arrosent leurs légumes «  dans le but de l’intérêt général » au profit des plaques de silicium, des microcontrôleurs et des circuits analogiques ?

(1) Les informations sur les péripéties d’Aristide Bergès ont été tirées des bouquins suivants :
Nathalie Blanc, Sophie Bonin, Grands barrages et habitants, les risques sociaux du développement, Éditions Quae, 2008
Louis André, Aristide Bergès, une vie d’innovateur. De la papeterie à la houille blanche, Presses universitaires de Grenoble, 2013.

Des contrats aidés pour le bonheur des actionnaires

STMicro ne pille pas que l’eau : elle profite également de largesses sonnantes et trébuchantes. Outre les millions d’euros du crédit impôt compétitivité emploi (CICE, 2,1 millions d’euros pour le seul site de Crolles en 2014) et du crédit impôts recherche (25,9 millions d’euros pour Crolles en 2014), la multinationale a également pu compter sur des « plans » grassement financés par l’argent public. Le dernier, Nano 2017, lui avait rapporté plus d’1,1 milliard d’euros (600 millions euros de l’État, 400 millions d’euros de l’Europe et 100 millions d’euros des collectivités locales) ! Le prochain est en cours d’élaboration et devrait encore parvenir à capter des centaines de millions d’euros de cet argent public qui manque partout ailleurs. Avec ces offrandes, les salariés doivent être heureux au moins ? Pas exactement. Annie affirme : « Sur les 2 000 salariés de Crolles bossant dans la production en salle blanche, plus d’un tiers sont en CDD ou embauchés par intérim. Ils veulent pouvoir les jeter quand ils veulent. Par contre, ils mettent des millions d’euros pour acheter des nouvelles machines. Et puis Nano 2017 c’était environ 250 millions d’euros d’aides par an, mais parallèlement ST donne environ 300 millions d’euros par an aux actionnaires ». Henri, syndiqué CGT, donne lui aussi une idée de l’ambiance sociale : « On a un gros problème en ce moment. Ces derniers temps, une trentaine de personnes ont été licenciées parce qu’elles sont devenues handicapées, certaines à cause du travail à ST. La direction a signé un “accord handicap”, mais là ils les jettent brutalement ». Tant que les actionnaires sont contents...

STMICRO-Crolles, c’est de la dynamite

En parcourant l’enquête publique à propos du projet d’extension de ST-Crolles, on tombe sur le nom de tous les charmants produits utilisés en grosse quantité dans cette usine. Chlorure d’hydrogène, ammoniac, acide chlorhydrique, acide fluorhydrique, isopropanol, oxydes d’azote, phosphine, «  gaz à effet de serre fluorés ou substances qui appauvrissent la couche d’ozone  », arsenic... Il y a de quoi empoisonner tout le Grésivaudan. Si l’extension se réalise, les livraisons pour ST-Crolles nécessiteront « 288 camions par jour », dont « quinze de plus de 7,5 tonnes transportant des matières dangereuses ». À votre santé ! Qui a dit que les nouvelles technologies étaient « propres » et servaient à lutter contre l’effet de serre ? Tous ces charmants produits entraînent des rejets atmosphériques tout aussi charmants. La commissaire-enquêtrice elle-même s’inquiète : « en l’état actuel du projet, nous ne sommes pas en mesure de savoir avec certitude si les émissions atmosphériques d’arsenic ont ou non un impact sanitaire sur les populations riveraines les plus proches  ». Quelle importance ? Ici on fabrique le futur de demain et d’ailleurs c’est très contrôlé par l’État. Lors d’une réunion publique, un représentant de STMicro a déclaré : «  Le survol du site par les avions du Versoud est interdit. Ce n’est pas uniquement pour éviter la chute d’un avion que le survol est interdit, c’est aussi par ce qu’il y a au sein de l’établissement des zones à régime restrictif, importantes pour la sécurité nationale. L’établissement est donc sous un régime particulier de surveillance. » Pour le secret industriel ou pour les potentielles explosions ? Avec l’extension, le site de ST-Crolles va en tous cas passer en «  Seveso – seuil haut », le «  seuil haut le plus haut dans l’échelle des risques technologiques  ». Les riverains pourront toujours se consoler en se disant qu’ils risquent leur vie pour la caméra embarquée du nouvel iPhone.