Accueil > Hiver - Printemps 2022 / N°64

Détruire la planète et sauver les bouchons

Depuis mai 2019, une Zone à faibles émissions (ZFE) est officiellement en place, interdisant aux véhicules de livraison thermiques trop vieux de rouler dans l’agglo de Grenoble. Mais concrètement comment ça se passe pour tous les propriétaires de ces fameux véhicules de livraison ? Une reportrice du Postillon est allée faire un tour à un « afterwork B2B » : soit une « rencontre après le boulot  » en « business to business  », c’est-à-dire entre entreprises. Cet afterwork là, qui portait sur la « transition énergétique des véhicules utilitaires et poids-lourds », était organisé par la Métropole le 9 novembre dernier au Marché d’intérêt national. En attendant que ces obligations touchent les véhicules des particuliers au début de l’année 2023, voici un compte-rendu de cette petite sauterie.

Avant d’arriver, je révise ma couverture habituelle avec quelques ajustements : j’ai aménagé un Mercedes Sprinter en foodtruck de nourriture bio et locale, et il faut donc que j’en change car il est Crit’air 3 : en juillet 2022 je ne pourrai plus circuler dans Grenoble et 26 autres communes de la Métro, hors voies rapides urbaines.

À l’intérieur du hangar, une dizaine de véhicules sont stationnés en épi. Tous ont la particularité de ne fonctionner qu’aux énergies dites « propres » : GNV (Gaz naturel pour véhicule), GPL (Gaz de pétrole liquéfié), hydrogène ou énergie électrique. D’ailleurs, c’est écrit en très gros sur les carrosseries : « 0 gramme d’émission de CO2.  » Un peu osé pour des véhicules qui fonctionnent avec une énergie issue soit de l’extraction pétrolière, soit de l’industrie nucléaire. Osé aussi alors que la production d’hydrogène dite « propre » est extrêmement coûteuse en énergie (voir Le Postillon, « Hydrogène : désamorcer la pompe à conneries », décembre 2016).

Un gars de la Métro prend la parole pour vanter les mérites de la ZFE. Il fait hyper froid, je m’ennuie alors je commence à me décaler pour aller zyeuter du côté du buffet. En chemin, je me fais alpaguer par un start-upper : « Alors, ton Sprinter, il est ZFE-friendly ?  » Fier de sa phrase-choc, Marc [1] m’explique qu’il a créé une entreprise de retrofit : en 48 heures me promet-il, il prend mon camion, il le désosse, il enlève le moteur diesel et le remplace par un moteur électrique. Je lui fais part de mes doutes sur le réel intérêt écologique de remplacer un moteur qui fonctionne par un autre, fut‑il électrique. Il balaye ma question rapidement : «  Tu iras voir, sur le site de l’ADEME il y a une étude qui montre qu’en prenant en compte toute l’analyse du cycle de vie des deux véhicules, il vaut mieux avoir un véhicule électrique qu’un véhicule diesel. » D’autres « experts » affirment que les pollutions des deux sortes de véhicules sont équivalentes (voir encart) et, de toute façon, je reste convaincue qu’il vaut mieux traîner un vieux camtar de 2003 jusqu’au bout qu’acheter un nouveau véhicule flambant neuf bourré d’électronique et de matériaux issus des quatre coins du globe.

Francis est patron d’une PME de livraison de produits industriels. Remonté, il prend part à la conversation : « J’ai sept fourgons à l’essence et au diesel, j’ai commandé en décembre 2020 deux Peugeot Expert électriques pour me mettre en conformité avec la ZFE mais ils n’ont toujours pas été livrés. » Le start-upper du retrofit confirme, c’est la crise des semi-conducteurs, la demande augmente et les constructeurs n’arrivent pas à suivre la cadence. Pour réduire la pollution, la production et la consommation de véhicules augmentent, un comble ! Francis continue : « Ces grosses dépenses imposées ne vont pas faire grimper mon chiffre d’affaires. C’est même l’inverse : la batterie de l’utilitaire électrique ne tiendra jamais une journée de livraison. Donc je vais devoir payer mes employés à attendre qu’elle se recharge !  » Sans compter que les constructeurs ont bien augmenté leurs prix depuis qu’ils sont arrosés d’argent public. Et si les grosses boîtes peuvent se permettre d’investir, les petites entreprises qui n’ont pas les moyens de changer leurs véhicules prendront plus souvent le risque de continuer à rouler avec des camions au Diesel et en cas de contrôle, ce sont elles qui prendront des amendes.

Je continue mon tour auprès des exposants et rencontre un gars qui fait des vélos-cargos électriques. Il est hyper enjoué, ça conviendrait super bien pour mon entreprise de « food », plutôt que mon Sprinter pas ZFE-friendly. Pourquoi pas, mais quitte à pédaler, autant faire chauffer mes cuissots. Je lui demande quand même s’il fait des vélos simples, sans assistance et ça le fait marrer : « Ah non, c’est fini ça, y a plus de demande, tout le monde veut un vélo électrique. » Voilà le résultat de toute la propagande pro-motorisation déployée depuis des années par les industriels et les médias : ne plus imaginer qu’on puisse se déplacer sur un vélo sans « assistance ».

Au buffet, je discute avec Jean, patron d’une entreprise de BTP. Il a trois camions au Diesel qui sont respectivement Crit’air 2, 4 et 5. Jean doit donc changer au moins deux véhicules d’ici six mois pour pouvoir continuer ses chantiers dans la cuvette. Cela ne l’enchante guère, mais il n’a pas le choix. Ça fait une grosse somme à débourser, sans compter le temps passé à étudier les offres, la législation… Heureusement ça, la Métro l’a bien compris, et propose donc aux entreprises de moins de 250 salariés des subventions pour l’achat de véhicules propres : entre 1 500 et 18 000 euros en fonction de la taille du véhicule, et ce jusqu’à cinq véhicules.
Quelques semaines plus tard, Jean a trouvé en concession un Berlingo électrique. D’après ses calculs, il devrait toucher 3 000 euros de subvention de la Métro. Il a l’impression de participer à un marché de dupes entre l’État et l’industrie automobile : « Tout cet argent se retrouve dans les poches de Citroën. Ces aides de la Métro sont en fait des subventions cachées à la filière automobile. D’autant plus qu’elles sont cumulées avec les aides nationales, c’est-à-dire la prime à la conversion et le bonus écologique… au final le camion est affiché à 28 000 euros mais il ne me coûte que 12 000 euros. Les 16 000 euros restants c’est l’État et les collectivités qui raquent. Tu penses qu’après ça, le patron de Citroën va rejoindre ses petits camarades premiers de cordée sous perfusion étatique pour bouffer des petits fours au meeting annuel du Medef et cracher sur les assistés ? »

Fin novembre, Jean envoie un mail à la Métro pour demander la subvention. Il n’obtient une réponse que quinze jours plus tard. Enfin, une réponse, c’est vite dit. Il trouve dans sa boîte aux lettres une enveloppe bien légère, et pour cause : elle ne contient qu’un autocollant « Je roule en véhicule à faibles émissions avec le soutien de la Métropole, l’État, l’Ademe et la Région Auvergne-Rhône-alpes. » Jean l’apprend quelques jours plus tard : il doit obligatoirement joindre au dossier de demande de subvention une photo du véhicule orné de l’autocollant. L’État graisse la patte aux constructeurs automobiles, et toutes les institutions en profitent pour faire leur pub.

ZFE - C’est quoi ?

Depuis mai 2019, le conseil métropolitain interdit progressivement aux véhicules professionnels qui roulent à l’essence et au Diesel de circuler dans les communes concernées par le déploiement de la Zone à faibles émissions (ZFE).
La création de la ZFE fait partie du cahier des charges du projet national « Villes respirables en 5 ans » dont la Métro est une des collectivités lauréates. L’État file donc du fric à la Métro pour qu’elle mette en place plusieurs projets pour améliorer la qualité de l’air, dont un projet d’aide au renouvellement des véhicules polluants professionnels. Afin qu’aucun habitant de la Métro ne soit exposé à des émissions d’oxyde d’azote au-delà des seuils réglementaires, toutes les entreprises doivent changer leurs véhicules, même si ceux-ci roulent encore très bien.

Cette politique soi-disant écologique est très occidentalo-centrée, puisque la pollution d’un véhicule électrique est juste délocalisée : contrairement au Diesel, elle est importante sur le lieu de fabrication et moindre là où le véhicule est utilisé (1). Curieuse conception de la justice sociale prônée à tout-va par la Métro que de faire payer la pollution de la « Métropole apaisée » aux habitants de pays pauvres qui ne pourront pas de sitôt se payer de voiture électrique.

(1) Voir notamment Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares, Les liens qui libèrent, 2018

Notes

[1Tous les prénoms ont été modifiés