Connaissez-vous Raise Partner, littéralement « partenaire de l’augmentation » ? Cette société est basée à Grenoble depuis treize ans, où elle emploie douze personnes, en plus des petites antennes dont elle dispose à New-York, Singapour et Londres. À vrai dire, il y a peu de chances que ce nom vous dise quelque chose, à moins que vous ne soyez particulièrement intéressés par le monde merveilleux de la finance. Car, voyez-vous, « la société RaisePartner est un éditeur de composants logiciels destinés à l’analyse quantitative, dans le domaine de la finance. Ses produits, NORM Asset Management et NORM Technology, permettent aux professionnels de la finance d’évaluer précisément les risques liés aux stratégies d’investissement. Raise Partner est le géomètre du risque financier ». Vous ne comprenez pas tout à cette prose absconse ? Moi non plus. Mais vous aurez deviné que Raise Partner ne produit rien qui permette de rendre ce monde plus agréable à vivre.
Pour l’instant, vous ne voyez pas le rapport avec le sujet car il vous manque un élément important : Raise Partner a été co-fondée par un certain Éric Piolle. Ah bon ? Le même qui vient de prendre la mairie de Grenoble à la tête « d’un coup d’état citoyen » (Le Monde, 9/04/2014) prônant « la démocratie renouvelée, l’écologie, la solidarité » ? Celui qui a fait baver d’envie toute « l’autre gauche » de France, en montrant qu’il était possible d’accéder au pouvoir sans être inféodé au PS ? Parfaitement, c’est notre homme.
Bizarrement, aucun média n’a évoqué cet épisode du passé du nouveau maire de Grenoble. L’information n’est pourtant pas difficile à trouver : la déclaration de patrimoine de Piolle indique qu’il possède, outre plus de 90 000 euros de « valeurs cotées en Bourse et placements divers », 9 000 euros de parts (soit moins de 0,5%) dans le capital de Raise Partner, depuis sa création en 2001. Piolle ne s’est jamais vanté de ce fait d’armes. Ou plutôt il a omis une précision : s’il a répété qu’il avait « cofondé une PME avec des chercheurs de l’Inria » , il n’a jamais précisé ni le nom de cette PME, ni son domaine d’activités. Rien d’étonnant : il est malvenu d’avoir œuvré dans la finance et de mener une liste « verte-rouge », dont certains membres appartiennent à des organisations hostiles à la finance.
Monter des business plans pour investir la finance
Il est gentil, François Oustry. Le cofondateur de Raise Partner a bien voulu sacrifier un peu de son temps pour me rencontrer. Je me suis donc rendu dans leurs locaux, situés dans les prestigieux « Reflets du Vercors », un de ces deux immeubles « modernes » du nouveau quartier Bouchayer-Viallet qu’on aperçoit de la rocade. « Moderne », c’est-à-dire enrobé de panneaux solaires et muni d’une « ossature métallique avec une résille en panneaux perforée », soit une « double-peau » assez laide lui donnant l’apparence d’une prison. « Moderne », ça veut aussi dire « sécurisé » avec interphone, portiques, sas, et nécessité d’avoir un badge pour franchir n’importe quelle porte. François Oustry est donc venu me chercher en bas et m’a fait passer toutes les barrières. Une fois arrivés dans la salle de réunion, il a tenté pendant une heure de m’expliquer le sens de sa démarche : « J’ai fait des études d’ingénieur et une thèse sur ‘‘l’optimisation robuste’’, soit la nécessité de prévoir tous les scénarios pour résister à des chocs imprévisibles. Cela concerne par exemple l’aviation en zone de turbulences ou les bâtiments anti-sismiques. J’ai ensuite rencontré le monde de la finance et ai eu envie d’appliquer cette logique dans ce domaine. L’idée à la base de Raise Partner, c’est d’aider les investisseurs à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, à mesurer la corrélation entre les différents actifs financiers, pour ne pas être vulnérables au moindre événement imprévu. On crée des outils de mesure qui permettent de réguler les risques. » En plus d’être gentil, François Oustry n’est pas bête. Lecteur occasionnel du Postillon, il se doutait bien que je n’avais aucune sympathie pour l’optimisation des investissements boursiers. Il s’est donc évertué à me persuader du bien-fondé de son entreprise : « La question omniprésente, c’est à quoi ça sert la finance ? Moi j’ai voulu agir et apporter une goutte d’eau positive. Ma volonté c’est de mettre la finance au service de l’économie réelle. » Il a réussi à me convaincre de sa sincérité : je ne pense pas qu’il soit allé vers la Bourse juste pour se faire plein de fric. Mais je reste sceptique sur l’intérêt de sa démarche : même si on limite les excès bousiers, les krachs et les crises, la finance ne pourra jamais œuvrer au bien-être de l’humanité, juste à l’enrichissement de quelques-uns. Ce postulat évident devrait être, pour moi, partagé par toute « l’autre gauche » de France.
Que Piolle allait-il donc faire dans cette galère ? Selon François Oustry, c’est un peu par hasard – une rencontre à la crèche entre les familles Oustry et Piolle – que le futur maire de Grenoble et son épouse se sont retrouvés embarqués dans le montage de Raise Partner, en 2001. Tenté par l’aventure entrepreneuriale mais disposant déjà d’un travail (à Hewlett-Packard), Piolle s’associe à Oustry pour fonder la société et s’investit à ses heures perdues, surtout pendant les deux premières années : « Éric nous a beaucoup aidés pour l’administratif et pour construire des business plans. Il a une grande facilité d’apprentissage et d’adaptation : un truc qu’il entendait le matin, il pouvait le ressortir le soir comme s’il y pensait depuis toujours. Il ne pouvait pas y passer beaucoup de temps mais il filait des coups de main le soir et le week-end. Ça lui est arrivé de prendre une journée pour monter avec moi à Paris. » Une fois la société lancée, Piolle a arrêté de s’investir, tout en conservant une part minime du capital. Mais son lien avec cette PME ne se limite pas à ces 9000 euros : sa femme y est toujours salariée, en tant que « Head of Quantitative Research and Consulting » soit « directrice de la recherche quantitative et du conseil ».
Le maire des cadres et des « hors-venus »
Voilà comment à vingt-huit ans, Piolle, qui selon lui « a tout fait gentiment, les études, cadre dirigeant... » (Nouvel Obs, 6/04/2014), s’est retrouvé à monter des « business plans » pour une boîte dont le but est de « gérer les risques » de la Bourse afin d’œuvrer pour une « finance au service de l’économie ». Treize ans plus tard, il monte un « électoral plan » pour prendre la mairie de Grenoble afin de gérer les nuisances et d’œuvrer pour une technopole au service de l’économie. Mais ça c’est une autre histoire.
Et pour vous la conter, j’ai besoin de vous présenter un autre personnage : Erwan Lecoeur. Comme François Oustry, vous ne le connaissez certainement pas. Du moins pas encore, parce qu’il s’agit du tout nouveau directeur de la communication de la ville de Grenoble. Piolle, en revanche, le fréquente depuis un moment : Lecoeur a donné des formations aux élus écologistes de la région Rhône-Alpes, dont le « monteur de business plan » faisait partie. C’est à partir de ce moment-là, en 2012, que la candidature de Piolle aux municipales de 2014 a commencé à prendre forme. C’est en tous cas la version que m’a donné Erwan Lecoeur, que j’ai rencontré dans un des bureaux du cabinet du maire :
« - Pour être précis, j’ai pensé en tant que sociologue, et en tant qu’analyste de l’écologie en politique, que Grenoble et Éric Piolle ça collait bien.
- Au niveau de la sociologie ?
- Oui.
- Parce que c’est une ville de cadres ?
- Pas seulement de cadres, c’est une ville de hors-venus, de gens venus d’ailleurs. Pas attachés à un terroir mais à un projet. »
Pour finir les présentations, précisons que ce Lecoeur est un « hors-venu » (il habitait jusqu’à peu à Paris et « veut prendre un appartement à Grenoble ») et un cadre : s’affichant comme « sociologue, politologue et consultant », spécialiste du Front national sur lequel il a écrit plusieurs livres, il ne cache pas sa proximité avec les écologistes et s’enorgueillit d’avoir été un des artisans de la création d’Europe-écologie en 2009. Séduit par le profil de Piolle, il a décidé de lui filer un coup de main en « passant du temps avec lui et d’autres personnes » pour travailler sa communication.
Pour lui, si ça a fonctionné à Grenoble en 2014, comme pour EELV en 2009, c’est parce qu’ils sont parvenus à « rassembler des gens, c’est-à-dire faire un bon casting qui répond à une attente sociale. Une bonne campagne, c’est comme une bonne série télé : c’est quelque chose qui répond aux attentes sociales ». Mais il ne veut pas qu’on surestime son rôle par rapport « aux gens sur place qui ont fait une campagne extraordinaire ». Il se considère simplement « comme une graine au milieu d’un grand jardin », qui est arrivée avec une méthode : « Quand les gens sont là depuis quinze ou trente ans avec toujours les mêmes réflexes, il y a plein de choses qu’ils ne voient plus. Donc un mec comme moi qui arrive de l’extérieur et qui les écoute parler, je suis capable de leur dire : là ce que vous venez de dire c’est vachement important. Par exemple pour Éric Piolle : il y a eu une grève chez HP parce qu’il a refusé de délocaliser et qu’il s’est fait virer. Il y a eu une grève des syndicats pour soutenir un cadre supérieur et lui me racontait ça comme si c’était normal. Je lui ai dit mais attends excuse-moi c’est un acte fondateur dans une vie ».
Un « acte fondateur » très limité
Là où l’on voit que la méthode de Lecoeur a fonctionné, c’est que cet « acte fondateur » a été martelé dans tous les médias, donnant à Piolle l’image d’un homme courageux et intègre. C’est grâce à cela que Piolle, qui selon Erwan Lecoeur « a crée une PME pour faire de l’argent, pour faire vivre sa famille et pour bien vivre, parce que son modèle de vie c’était réussir dans la vie », a pu séduire les dirigeants locaux du Parti de gauche.
Évidemment, il est remarquable qu’un cadre haut-placé décide de désobéir, renonçant au passage à la grande carrière qui lui était promise au sein de cette entreprise, alors qu’à 34 ans, il était « un peu la star montante », selon lui (Médiapart, 5/05/2014). Mais se contenter de relater cet « acte fondateur » ne permet pas de saisir toute la personnalité de celui qui désire « réinventer la gauche ». D’abord pourquoi a-t-il fait ça ? Pour faire un coming-out anti-capitaliste et montrer que les cadres aussi doivent déserter le système ? Pas tout à fait. Sur BFMTV, il explique : « Vous savez souvent dans les entreprises il y a des décisions qui sont prises qui sont un peu dogmatiques, qui ne sont pas basées ni sur les besoins de l’entreprise à moyen et à long terme, ni sur la réalité économique, et il y a une casse sociale qui en découle, qui n’est pas profitable non plus pour l’entreprise, qui n’est profitable pour personne. Donc je me suis opposé à ce plan de délocalisation. » Si ces licenciements avaient été « profitables pour l’entreprise », Piolle ne s’y serait-il donc pas opposé ? Loin de vouloir faire du « social », il justifie son « acte fondateur » par son souci de la réalité économique et de la bonne santé financière de sa multinationale. Pour démontrer la qualité de son geste subversif, il répète que la direction a finalement été du même avis que lui : « le PDG a fini par reprendre mes arguments et a arrêté le plan de délocalisation ». Ce qui est d’ailleurs à moitié vrai, donc à moitié faux : dans un premier temps, le plan a effectivement été abandonné, donnant raison à l’insoumis cadre supérieur. Mais selon Myriam Martin, la déléguée CGT d’HP, « les emplois menacés d’HP ont finalement été délocalisés quelques mois plus tard, avec des plans différents. Les années passent, et le nombre d’employés à HP Grenoble baisse inexorablement ». Le fait d’armes de Piolle n’aura finalement eu aucun autre effet que de lui fournir – en plus des dizaines de milliers d’euros gagnés aux prud’hommes après son licenciement – la ligne supplémentaire sur son CV, idéale pour une candidature aux municipales.
Car vouloir seulement combattre les excès, de la Bourse comme des multinationales, conduit à cautionner les monstruosités ordinaires de leur fonctionnement quotidien. Ainsi n’a-t-on jamais entendu celui qui est maintenant le symbole de « l’autre gauche » en France commenter l’obsolescence programmée, sur laquelle se base HP pour assurer sa croissance. Aucune remarque non plus sur le fait que les gadgets d’HP sont produits en Chine, avec ses ouvriers sous-payés et son droit du travail presque inexistant. Celui qui était « EMEA Service Supply Chain Operations Director », soit « directeur des services de la chaîne d’approvisionnement pour la zone EMEA » (Europe, Afrique et Moyen-Orient, soit 120 pays) n’a jamais rien dit sur la pollution engendrée par le transport de la camelote électronique d’HP sur des milliers de kilomètres, ni sur les aberrations écologiques qu’implique l’organisation d’une multinationale.
Bien évidemment, pas la moindre réflexion publique sur l’utilité sociale de tous les gadgets (ordinateurs, tablettes, imprimantes, logiciels etc) vendus par HP, envahissant le quotidien de chacun d’entre nous, uniformisant nos vies et nous réduisant à l’état de zombies derrière des écrans. C’est que tous ces questionnements ne sont pas vraiment « profitables pour l’entreprise » et doivent donc être évités par tout « Supply Chain Operations Director » respectable. Si un haut-cadre comme Eric Piolle, qui passe « beaucoup de temps connecté à l’Internet ou au téléphone, communiquant avec l’autre bout du monde » (site d’EELV Rhône-Alpes), et qui « court la planète en avion, gère des contrats de centaines de milliers de dollars » (Nouvel Obs, 6/04/2014), se mettait à s’interroger sur le sens de l’activité de son entreprise, où irait-on ? À la décision de fermer toutes ces multinationales polluantes et prédatrices pour recentrer l’économie autour d’activités utiles, locales et artisanales ? Mais voyons, vous n’y pensez pas, mon brave monsieur, cette position est beaucoup trop « dogmatique » et pas du tout « basée sur la réalité économique ».
« Novice en politique », mais candidat en 1997
Revenons au conseiller en communication Erwan Lecoeur. Lui non plus n’est pas du tout dans ce genre de questionnements car il pense que « toute nouvelle technologie, toute innovation est écologique avant tout. Je sais qu’à Grenoble il y a ce courant - que j’ai bien connu - qui est ultra décroissant, qui pense que ‘‘la technologie c’est le diable’’. Je connais ce courant, je l’ai étudié, ce n’est pas le courant écologique majoritaire. En tous cas ce n’est pas l’écologie dans le monde. Mais c’est grenoblois ». Si Piolle s’est bien gardé pendant la campagne de critiquer, même gentiment, la fuite en avant technologique, c’est parce que selon Lecoeur, il a « fait une campagne pour gagner. Et pas pour gagner l’imaginaire sociétal de dix personnes dans la ville ».
Pour « gagner », le CV a donc été travaillé dans les moindres détails. Jusqu’à oublier quelques « actes fondateurs » de la vie de Piolle. Présenté comme « novice en politique », engagé seulement depuis 2009 à l’occasion de l’ouverture à la société civile d’Europe-Écologie, Piolle a déjà eu son nom marqué sur un bulletin de vote il y a bien longtemps : il a été candidat aux législatives dans la dixième circonscription de l’Isère en 1997, et suppléant pour les législatives de 2002 dans la troisième circonscription. Certes, les scores très modestes obtenus par lui ou sa titulaire (1,35 % et 0,65 %) ne permettent pas vraiment de dire qu’il est « entré en politique » à ce moment-là. Mais cet engagement précoce montre que ça fait un moment que notre homme songe à la conquête du pouvoir le matin devant la glace : vous en connaissez beaucoup, vous, des jeunes de 24 ans qui se présentent aux législatives ?
Cet engagement juvénile s’était réalisé sous les couleurs du mouvement de Pierre Larrouturou, appelé « Union pour la semaine des 4 jours » en 1997, puis « Réseau Nouvelle Donne » en 2002. C’est que Piolle fait partie depuis longtemps du fan-club de Larrouturou : en 1993, à vingt ans, il l’a invité pour une conférence à l’INPG, son école d’ingénieur.
Connu pour sa promotion de la réduction du temps de travail, Larrouturou est aussi un des recordmen du nombre d’aller-retour au PS, ayant déjà rendu deux fois sa carte du parti mais finissant, après un petit tour à Europe-écologie, par y ré-adhérer une troisième fois. Prêt à tout pour percer, ayant tenté deux fois de se présenter à l’élection présidentielle - sans succès -, cet ancien ingénieur-conseil est parvenu en 2012 à se doter d’un fan-club de célébrités en créant le comité Roosevelt. Parmi les membres fondateurs, on retrouve Stéphane Hessel, Edgar Morin, Bruno Gaccio, Susan Georges et... Éric Piolle. Auréolé de ses soutiens plus ou moins prestigieux, Larrouturou, a fondé le parti Nouvelle donne qui présente des listes aux élections européennes en 2014. Gentiment invitée par tous les médias, soutenu par une palanquée de gens « respectables » (députés, patrons, économistes, hommes de presse, etc), Nouvelle donne, fidèle à la figure tutélaire Roosevelt, n’entend pas remettre en cause le capitalisme. Ses propositions militent pour un alter-capitalisme, durable et participatif, afin de - attention audace - « ne jamais renoncer à l’ambition de voir nos enfants vivre mieux que nous ».
Voilà donc la formation idéologique d’Éric Piolle, cohérente avec son parcours professionnel : il ne s’est jamais opposé au monde tel qu’il ne va pas, mais s’est contenté de vouloir « humaniser » le développement du capitalisme à l’ère technologique. Une vidéo présentant sa candidature aux régionales de 2010, avant qu’il ne soit « coaché » par Erwan Lecoeur, illustre à merveille cette ambivalence : « Il y a deux parties dans chacun d’entre nous : une qui est engagée dans cette espèce de course à la marchandisation du monde et puis à la compétition entre les hommes entre les groupes. Et puis une qui cherche à porter des valeurs pour nos enfants, pour aujourd’hui avoir une capacité à créer du lien ensemble. Et bien on cherche avec le rassemblement Europe-écologie à rassembler, à retrouver une synergie dans cette espèce de schizophrénie qui nous habite tous, en tous cas que je ressens, pour aujourd’hui porter une transformation économique qui rassemble ces deux valeurs » [1]. Mais sans se désengager de cette « compétition entre les hommes », comment peut-on « créer du lien » ? Vouloir habiller de « valeurs » la « course à la marchandisation du monde », n’est-ce pas le meilleur moyen de la faire perdurer ?
Piolle : un nouvel Obama ?
Pendant la campagne, entre les deux tours, un graphiste grenoblois a réalisé plusieurs détournement du fameux « Yes we can » d’Obama.
Un montage bien fait pour une symbolique ridicule. à côté de la classe d’Obama, et bien qu’il soit trois niveaux au dessus de l’huître Destot, Piolle a le charisme d’une graine de quinoa : effectivement, avec Grenoble, « ça colle bien », comme dirait Lecoeur. Et de toute façon, peu importe le charisme, la « classe », sa godille sur les pentes de Belledonne, ses déplacements à vélo, et ses cafés « au milieu des Grenoblois » avenue Alsace-Lorraine, ce qui nous intéresse d’abord, ce sont ses intentions politiques.
- Ce montage n’est pas une blague ! Réalisé par Jérémy Jamet ©, il a été utilisé par des soutiens de Piolle sur Internet.
Ceci dit, la comparaison entre Piolle et Obama, si on oublie que Grenoble compte deux mille fois moins d’habitants que les États-Unis, n’est pas si bête que ça. L’arrivée au pouvoir de ces deux personnalités atypiques a suscité l’engouement - parfois caricatural - de tous les médias de gauche et un espoir démesuré chez les progressistes. Leur politique risque d’arriver à peu près au même échec, marqué par la participation active à un capitalisme prospère présenté comme la seule voie possible et l’absence de remise en cause des développements technologiques qui guident la marche du monde aujourd’hui. Vous ne trouvez pas qu’on mérite mieux que ça ?
Le soir du dernier meeting de Piolle devant la MC2, on a vendu Le Postillon à la criée. Quand tout le monde était en train de partir, le « champion » est venu nous voir pour taper la causette. Il est reparti après voir dit « Je sais que je vais m’en prendre une dans le prochain numéro. C’est bien, ça fouette, ça vivifie ». Ce soir-là, alors que j’avais bien écumé la buvette, moi aussi je l’ai trouvé « sympathique » : j’étais à moitié plein.
Qu’il est beau le « printemps grenoblois » ! Une liste « verte-rouge-citoyenne » vient de prendre la mairie de Grenoble... puis de s’allier avec le Parti socialiste pour la gouvernance de la Métro, communauté d’agglomération qui va devenir au premier janvier prochain une « métropole » (voir Le Postillon n°22). Or comme comme de nombreuses compétences des communes vont être transférées à la Metro, la bande à Piolle risque de ne pas avoir beaucoup de marge de manœuvre, ce qui inquiète un militant actif de la liste « Grenoble une ville pour tous » : « Je ne sais pas ce qui va rester du programme social suite aux nouvelles prérogatives de la Métro. Avec le passage à la métropole, toutes les promesses sur le logement risquent de passer à l’as ». Mais le pire, c’est que la nouvelle équipe municipale ne s’oppose pas du tout à cette évolution, qui veut que les centres de décision s’éloignent de plus en plus du citoyen. Elle s’est ainsi alliée avec enthousiasme au groupe socialiste pour élire Christophe Ferrari président de la Métro. Le maire de Pont-de-Claix est connu pour sa gestion autoritaire du personnel municipal et pour sa promotion d’un socialisme éclairé par un « phare urbain » installé sur sa commune afin « d’affirmer sa centralité » dans le sud-grenoblois (Le Postillon n°22). Sa politique à la tête de la métropole ne devrait pas différer de celle de ses prédécesseurs Baietto et Migaud, et aura pour but principal de transformer la région grenobloise en une technopole moderne capable - quels qu’en soient les coûts - d’attirer les investisseurs dans la guerre économique mondiale. Les « verts & rouges », qui ont obtenu six vice-présidences, serviront-ils juste à donner le label « écoresponsable » à cette course dans une économie mondialisée ? Ou vont-ils tenter de faire croire que ce genre de structure - représentant plus de 400 000 personnes - pourrait être participative ? À propos du projet de l’Esplanade, le nouveau maire de Grenoble propose ainsi « une concertation à l’échelle métropolitaine » (Le Daubé, 11/03/2014). Alors qu’à l’échelle d’un quartier les concertations ne fonctionnent généralement pas, comment pourraient-elles fonctionner à « l’échelle métropolitaine » ?
Dans son équipe, Piolle n’a pas nommé d’adjoint à l’économie, à l’emploi, à l’université ou à la recherche « parce que c’était un signal pour prouver que nous souhaitions élaborer une métropole de projet. Cela nécessite une efficacité organisationnelle en évitant les doublons de compétences » (Place Gre’net, 20/04/2014). C’est-à-dire que toutes les questions autour de l’économie seront traitées par la métropole, donc probablement identiques à celles menées jusqu’à aujourd’hui. Le « laboratoire de l’autre gauche » grenoblois gardera par contre la main sur les sujets primordiaux, comme les moutondeuses de la Bastille ou les repas bio dans les cantines.
Piolle a été élu par seulement 19 677 Grenoblois sur 84 819 électeurs et 157 000 Grenoblois (dont environ 130 000 en âge de voter). Il représente donc moins d’un Grenoblois sur six, et pas n’importe lesquels.
A l’image du nouveau maire Piolle, Grenoble est de plus en plus une ville de cadres, de moins en moins d’ouvriers. Démonstration en graphique, à partir des chiffres de l’Insee :
La liste « Grenoble une ville pour tous » a revendiqué pendant toute la campagne l’héritage d’Hubert Dubedout, ancien maire de Grenoble de 1965 à 1983. L’Ades (Association démocratie écologie solidarité, membre de la liste) est même allée jusqu’à parler de « quasi filiation de la démarche » entre les deux personnages pour les raisons hautement politiques qu’ils ont fréquenté le même lycée, à Pau. Nombre d’articles, nationaux et locaux, ont souligné le retour du « laboratoire grenoblois » et les ressemblances entre la victoire de Piolle et celle de son illustre prédécesseur.
La filiation des anciens « grands hommes » est souvent sujette à controverse. En France, des hommes politiques très différents se situent dans la lignée de Jaurès ou de De Gaulle. À Grenoble, toute la gauche se dispute la marque Dubedout©. Car l’autre liste classée à gauche, celle du PS, a elle aussi revendiqué l’héritage de l’ancien maire. Sans doute avait-elle plus de légitimité que la liste de « Grenoble une ville pour tous » : nombre des anciens adjoints de Dubedout ont apporté publiquement leur soutien au candidat socialiste Jérôme Safar. Michel Destot lui-même, l’ancien maire de 1995 à 2014 présent en dernière position sur la liste, était conseiller municipal délégué à l’information lors du dernier mandat de Dubedout. Alors qui c’est qui a gagné ? Le principal intéressé étant mort depuis 28 ans, impossible de trancher. Un partout, balle au centre.
Mais au fait, Dubedout représentait-il une « autre gauche » ? Certains aspects le différenciaient effectivement des caciques actuels du PS grenoblois. Il n’était pas aussi proche des patrons que l’ancien maire Michel Destot, pas aussi technocrate que Jérôme Safar. Autant ces deux lascars ont des parcours et des prises de position symptomatiques des errements de la gauche sociale-libérale actuelle, autant Dubedout collait avec l’air du temps des années 1970. Une époque où la gauche faisait plus rêver qu’aujourd’hui car elle essayait des choses, parlait encore un peu d’utopie et d’expérimentations sociales, et moins de sécurité et de vidéosurveillance.
Mais concrètement, qu’est-ce que le dubedoutisme ? Trente ans plus tard, les traces visibles de ses trois mandats sont surtout des grands travaux dont les résultats architecturaux sont loin de faire l’unanimité, au moins d’un point de vue esthétique (la mairie, l’hôtel de police, la gare, la maison du tourisme) et d’un point de vue financier (le palais des sports et Alpexpo sont des gouffres pour le budget de la ville).
Une des réalisations majeures fut le quartier de la Villeneuve, conçu comme une « utopie », dont l’échec fut reconnu bien avant les faits-divers ayant agité le quartier en 2010. Soyons clairs : contrairement à ce qu’insinuent certains reportages à charge réalisés sur le quartier, la Villeneuve n’est pas un horrible coupe-gorge où la vie est impossible. Mais si ses douze mille habitants ne vivent pas un enfer, le quartier n’a en tout cas plus rien à voir avec l’utopie initiale, qui avait pour ambition de « transformer les rapports humains dans la cité » et de « construire la ville où l’imagination aura enfin le pouvoir ».
- Dubedout et Piolle n’ont pas seulement fréquenté le même lycée à Pau : ils savent également tous les deux faire du vélo. Ci-dessus, Dubedout dans la grande manifestation à vélo du 24 mai 1974. Photo et bulles issues de La fosse, journal sceptique n°2, 1975.
Sans vouloir rentrer dans les détails sur les causes de cet échec, remarquons simplement que l’ « autre gauche » de Dubedout a fait construire près de ce quartier « expérimental » un gigantesque centre commercial baptisé Grand’Place, qui est aujourd’hui le principal lieu de vie des quartiers Sud de Grenoble, qui souffrent d’un manque criant de commerces de proximité. À l’époque, les élus avaient tenté de minimiser cette contradiction en installant une fresque anti-consommation sur les murs du centre commercial. Cette fresque présentait des variations autour du « Radeau de la méduse » et était une allégorie des dérives de la société de consommation. Trente ans plus tard, la fresque a disparu, trop abîmée et jamais entretenue. La société de consommation, elle, se porte bien, merci.
Afin de gonfler son bilan « social », Piolle a prétendu que Dubedout avait « créé le premier planning familial de France » (dans son discours d’investiture). Raté : le planning grenoblois a été crée en 1961, soit quatre ans avant que Dubedout n’accède à la mairie.
En dehors de ces grands travaux et de cette « utopie » bancale, Dubedout a fait muter Grenoble en une « métropole moderne », avec ses dizaines de kilomètres de bouchons et ses très réguliers pics de pollution. Issu comme Michel Destot du très puissant CEA (Commissariat à l’énergie atomique), ancien officier de marine, Dubedout a fait perdurer le « modèle grenoblois », où la primauté est donnée à la course à la croissance, à l’innovation technologique et au mélange des genres entre recherche publique et profits privés. Rien qui ne soit véritablement glorieux pour les « verts & rouges », à moins de penser que le but de la gauche « réinventée » est simplement d’être plus compétitive dans la mondialisation que celle actuellement au pouvoir.
Chaque campagne électorale entraîne son lot de mensonges plus ou moins drôles. Celle des élections municipales grenobloises de 2014 aura été un très bon cru, notamment dans les tentatives des candidats du PS et de la droite de discréditer Piolle et sa liste verte-rouge. À les entendre, la liste Piolle était pour la décroissance et l’arrêt de l’innovation technologique. Même après les élections, le délire a continué : « La municipalité sortante frémit désormais à l’idée ‘‘des Khmers rouge qui sont derrière lui’’ et qui vont en faire ‘‘le télégraphiste de radicaux anti-tout, anti-recherche, anti-nanotechnologies...’’ » (Nouvel Obs, 6/04/2004). Quelle bonne blague ! Piolle, qui est « aussi à l’aise dans un collectif de sans-papiers que dans un petit déjeuner du Medef », selon un de ses proches, n’a jamais pris de position sur la fuite en avant technologique, l’artificialisation de la vie, le pillage des ressources nécessaires au développement des nouvelles technologies, l’invention de nouveaux outils de surveillance, ou la promotion de la ville intelligente remplie de capteurs. Lui, ses colistiers et ses soutiens se sont efforcés de se montrer « responsables » tout au long de la campagne. Piolle, ingénieur, créateur de PME et membre du conseil scientifique de l’INPG (école d’ingénieurs), a assuré : « nous sommes fiers des nouvelles technologies, elles font partie de l’identité de Grenoble, (...) cela continuera » (La lettre du cadre, 17/04/2014). Maryvonne Boileau, n°28 sur la liste, a avoué : « nous ne sommes évidemment pas contre les nanotechnologies » (Arrêt sur images, 28/03/2014). « Michèle Rivasi (député européenne] a, quant à elle, salué ‘‘une excellente dynamique’’ et espère voir Eric Piolle et ses colistiers à la mairie de Grenoble afin de développer davantage de technologies innovantes sur l’agglomération, notamment grâce à d’éventuels fonds européens » (Le Daubé, 9/03/2014).
- Claus Habfast, co-président du rassemblement « vert & rouge » en train de présenter le futur campus mondial Giant à une délégation étrangère.
Le symbole de cette totale symbiose entre la nouvelle municipalité et le « laboratoire grenoblois » est la présence en quinzième position sur la liste de Claus Habfast, qui travaille au synchrotron en tant qu’« Head of Communication Group », soit directeur de la communication. En 2012, il faisait partie du comité de soutien à la socialiste Fioraso pour les législatives parce que « se battre pour l’université, les sciences et les entreprises innovantes, c’est assurer l’avenir du bassin grenoblois ». Avant les municipales, le seul engagement « citoyen » de celui qui est devenu co-président du groupe du rassemblement vert & rouge au conseil municipal est d’avoir été président du CCS2 (Conseil consultatif du secteur 2), ou il s’était à peine opposé au projet de l’Esplanade. Alors qu’Habfast est depuis le 16 mai « vice-président de la Métro en charge de la recherche, de l’enseignement supérieur, de l’Europe et des équipements communautaires », il ne devrait rien changer aux politiques menées ces dernières années : promoteur du futur campus mondial GIANT (« Grenoble Innovation for Advanced New Technologies ») - qu’il a déjà présenté à des délégations étrangères - il a été un fervent supporter de Grenoble pour qu’elle devienne « capitale européenne de l’innovation », visant à récompenser la ville œuvrant le plus à l’artificialisation du monde. Avec des « opposants » comme ça, les promoteurs de la fuite en avant technologique n’ont pas besoin d’amis.