Une douzaine d’années en arrière.
Comment je m’étais retrouvé là.
Sur les pistes de Val d’Isère on passait la journée à essayer des skis de rando et à les noter. J’étais piètre skieur : Olivier me faisait essayer des skis faciles. Aux autres les planches ultralégères et bien trop raides. De toute façon, comble de l’amateurisme, mes chaussures de ski de rando ne passaient que sur des fixations diamir : j’avais pas les inserts low-tech de Dynafit. Jargon. Les skis haut de gamme étaient équipés de ces fixations légères et coûteuses.
J’étais à côté de la plaque : les gens parlaient montagne, passaient leur temps en montagne, Olivier bûchait le concours de guide, Manu s’était gelé des phalanges dans la Meije, Leïla était skieuse chevronnée.
Un lecteur du journal avait concocté un banc d’essai en bois, tiges filetées, réglets et contrepoids pour mesurer la souplesse des skis, leur torsion, données qui seraient entrées dans des tableurs dont les lecteurs de MM auraient la primeur.
Les constructeurs mettaient à disposition des skis, qui leur étaient renvoyés après l’opération, nous étions une équipe d’incorruptibles dirigée par un moine soldat : Philippe Descamps, auteur du Système Carignon avec Raymond Avriller, qui avait repris la rédaction en chef du magazine depuis dix ans. « Ces tests ski c’était une des fiertés de Montagnes avec des données objectives sur chaque planche » se souvient-il. « J’en avais marre des tests qui n’étaient que des impressions plus ou moins orientées par le discours des commerçants et qui servaient d’alibi pour la pub. » Ses éditos étaient lus et commentés dans le « milieu » – un guide m’avait insulté à Val d’Isère parce que MM était contre l’héliski qui était son gagne-pain –, et les pages d’actus et d’enquêtes constituaient la partie journalistique et politique du magazine. J’ai appris sur le droit de la presse. « Si vous parlez de nous, vous devez nous faire relire le texte » m’avait dit un communicant d’un parc naturel. Descamps a ri jaune : « On fera bien ce qu’on veut tant que l’on respecte ses propos ! » Évidemment.
J’ai appris la rigueur, le secrétariat de rédaction, le traitement photo. François Carrel m’a donné un conseil qui m’accompagne encore : « Fais-toi un double répertoire, sépare le perso et le pro. Et écris tes contacts au crayon à papier. » C’est pas con, tu peux gommer quand les gens sont morts, ça fait de la place. François était enquêteur pour MM, « les tests ça m’a toujours saoulé. Le guide du matos ça faisait partie des grosses ventes et des numéros dans lesquels on vendait le plus de pub mais je n’ai jamais constaté d’ingérence de la pub dans la rédaction ». Ces pages de pub dont les services qui s’en occupaient étaient hermétiquement séparés de la rédaction, par un étage vitré qui donnait juste au dessus de notre open space, étaient cependant le nerf de la guerre : publier des enquêtes qui mettaient en cause des annonceurs contrariait les éditeurs. Le rédac-chef faisait tampon. Avec ou sans éthique, les tests de matos trahissaient la principale raison d’être de la presse spécialisée : vendre du temps de cerveau disponible aux annonceurs.
Les lecteurs cherchaient-ils de bonnes enquêtes ou de bons tests comparatifs de matériel sportif ?
Les aimaient-ils ces pages colorées leur vendant, leur vantant, des godasses nouvelles à chaque printemps ?
« On a essayé de jamais glorifier les héros de la montagne, dit encore Descamps, alors que Vertical feuilletonnait sur les “exploits” des vedettes de l’alpinisme qui se tuent en montagne, pour le prestige. » Des récits de « premières » dans les Andes, l’Himalaya ou les Alpes, il y en avait cependant, et des randos plus familiales, et puis une rubrique historique – c’était bien, ces pages mémoire. Ça avait un autre parfum.
Tout cela se situait dans l’ancienne ganterie Perrin rue Irvoy dans le quartier Saint-Bruno et quand on descendait à la cave en quête de vieux numéros, on trébuchait sur des caisses remplies d’emporte-pièces à quatre doigts ou en forme de pouce pour découper le cuir. J’ai résisté à la tentation d’en piquer quelques-uns, aujourd’hui sans doute partis à la ferraille vu ce qui est arrivé aux journaux : « On avait les archives de MM depuis l’origine dans la cave plus des collections complètes, ils ont appelé la benne et tout balancé. » Descamps en est encore sidéré. Les éditions Nivéales ont déménagé vers de moins chers loyers à Seyssinet, cube de verre et de béton au milieu d’une zone artisanale. Ça a perdu de sa superbe.
Malgré l’érosion des ventes et une précarisation extrême du travail, les journaux tiennent encore.
Leïla, dernière journaliste de l’équipe que j’ai connue à avoir quitté le navire il y a quatre ans raconte : « D’abord on supprime le principe d’un rédacteur en chef unique par titre, puis le poste de secrétaire de rédaction (SR), puis on mutualise le poste de graphiste sur un nombre croissant de publications. Côté rédacteurs, on passe progressivement d’une équipe de quatre à deux personnes, dont le rédacteur en chef gère désormais trois titres et les sites internet qui s’y rattachent, la machine continuant de tourner grâce aux pigistes. Les réunions de rédaction ne sont plus qu’un lointain souvenir. Dans ce contexte, la place accordée aux enquêtes de fond, considérées trop chronophages, disparaît. Malheureusement ce tableau n’est pas propre à Nivéales dans le paysage de la presse. »
MM est désormais coordonné par un seul salarié et je n’y connais plus personne. Et qu’est devenue la machine à tordre les skis ?
Comment trouver sa place ?
Gamin, j’avais randonné avec ma grand-mère autour du Mont-Blanc, ado j’avais pratiqué l’escalade et l’alpinisme avec mon père, un certain plaisir et quelques galères mémorables. Moi j’aimais la lenteur et la vie sauvage, je me foutais de l’héroïsme. Faut pas me pousser.
Il y a de beaux livres de montagne, souvent j’y guette la fêlure, la faiblesse, l’humanité. Avec Cognetti on est servi. C’est un auteur italien du XXIème siècle. Si j’avais lu Paolo Cognetti à l’époque ! J’aurais compris que la ferme des Jacquet en haut du hameau de ma grand-mère, avec ses trois vaches en rez-de-chaussée et ses deux vieux qui nous vendaient œufs et lait cru à l’odeur imposante, était aussi importante que les récits héroïques. Qu’avoir appris à rebattre une faux et creuser une gouttière dans un tronc d’arbre avec l’autre Jacquet, le petit frère, celui qui avait été postier, me servirait plus sûrement que le cramponnage en cordée. J’aurais su que quelqu’un me comprenait. Mais Cognetti n’avait pas encore écrit le garçon sauvage ni les huit montagnes. Bref, rien à voir avec MM.
La montagne intérieure c’est autre chose. Quelque chose d’héroïque. Lionel Daudet était passionné, très sympa, il retapait des apparts près de Briançon qu’il mettrait en location pour partir en montagne tant qu’il voulait.
Il était en sandales chaussettes et j’essayais de ne pas regarder ses pieds raccourcis par les gelures contractées en face nord du Cervin. Au cours d’un bivouac hivernal il était resté bloqué quatorze jours par la tempête. La fermeture éclair de sa tente accrochée à la paroi avait pété. Le froid, l’humidité s’étaient engouffrés irrémédiablement avant qu’il ne décide de renoncer au sommet. Dans La montagne intérieure il racontait joliment ce demi-tour mais ne parlait ni de peur ni de doute, semblait étanche au désespoir. Sa passion était éclatante, le sens de sa vie tout trouvé. Il revenait d’un tour des Hautes-Alpes par les frontières du département avec un pote, à certains endroits ils avaient fait les sangliers en traversant d’épais taillis, à d’autres suivi des crêtes presque vierges. Trouver l’aventure dans un monde presque fini demande de l’imagination. Trouver des sponsors pour le faire demande de l’abnégation.
Quand Roger Canac est arrivé dans l’Oisans, le monde était peut-être moins fini. Le vieux guide me terrorisait gentiment, comment me sentir à ma place. Il avait grandi dans l’Aveyron et roulait les r en racontant la naissance du GR54 dont il était l’un des créateurs. Il avait été instituteur et parlait d’Emilie Carles, autrice d’Une soupe aux herbes sauvages. À travers elle ou Canac, une montagne ancienne se dessinait. Jean-Alix Martinez, un autre créateur du GR 54, avait retrouvé des photos prises à l’époque. Des paysans chargeaient de foin une charrette attelée à un cheval. Martinez pieds nus devant une cabane lisait Le Monde. Il me racontait sa surprise d’arriver dans un village où dans la seule boutique faisant office de troquet, la patronne ne connaissait pas le pastis. « Tu te rends compte ? Elle en avait jamais entendu parler ! » Une montagne pas encore vidée de ses paysans, pas tout à fait balafrée par les remontées mécaniques.
Canac gardait en mémoire une nuit sous une roche, dehors le mauvais temps. Plus rien à manger, pas de matériel mais il fallait se résoudre à dormir là. « Alors j’ai dit à mon ami : demain est tout neuf ! »
Demain est tout neuf… À part les interviews, et quelques pages de reportages à réaliser pour les hors-séries de l’été, mon boulot de « coordinateur » me donnait des sueurs froides. Des dizaines de photographes à appeler, relancer, le serveur pour télécharger les photos, les fiches pratiques à rédiger de randonnées que je ne ferai jamais. Et le bouclage qui approchait.
Trouver son chemin.
Il me fallait un appareil photo. J’en n’avais pas, personne à la rédaction ne pouvait me prêter le sien. On partageait l’ancienne ganterie avec les autres magazines de Nivéales. À Grands reportages, j’empruntai un Nikon D200 à un photographe qui m’en expliqua le fonctionnement puis sur le même ton tranquille, « tu connais le principe : qui casse paie, le boîtier c’est 2 000 €, l’objectif c’est 2 000 € ». À peu près ce que j’allais gagner en trois mois et demi de boulot. J’ai tenu le boîtier serré, pris en photo les gens et les outils. La boucharde (un marteau cranté) pour ôter les vieux balisages, trop gros ou trop abimés, peints sur les cailloux. Les pochoirs. S’il n’y a pas de bifurcation : pas plus d’un balisage tous les cent mètres. Une partie du boulot des bénévoles de la fédération de randonnée était de retirer les balisages inutiles sur leur secteur. J’y repensais en traversant les arêtes du Néron avec mon pote Matos, le balisage était fait tout de travers : une grosse tache bleue à chaque caillou, puis plus rien quand on espérait salement en trouver. Je m’étais promis d’y retourner pour le refaire puis j’ai eu la flemme.
Montagnes Magazine était un bastion rouge dans un monde libéral. J’y avais postulé en fin d’études, Descamps m’avait expliqué les modalités, et puisque c’était un stage, je serai pas autant payé qu’un pigiste. « Ah bon, je vais être payé » j’ai dit. « C’est ma responsabilité de payer ce qui est publié dans le journal » il a dit. La plupart des stages dans la presse était gratuit. Ma pote Coralie avait trié des diapos à Grands Reportages pendant des jours, était censée être payée un peu, et puis finalement non. Sans honte, sans gêne, sans justification. Les éditions Nivéales avaient la réputation de laisser traîner les factures – être payé en salaire était la seule manière d’être payé à coup sûr. À 25 ans on se laisse impressionner. Plus vieux, on râle. Un photographe avait fait une entrée fracassante : « Je viens chercher mon chèque. » Western. Tout le monde se taisait, il attendait depuis des mois. Descamps est allé avec lui réclamer le chèque en compta.
« Les éditeurs ont joué sur le caractère passionné des gens, donné la possibilité à des passionnés d’écrire sur leur passion » analyse Descamps. Tu vis de ta passion, tu te donnes à fond. Tu exploites les pigistes, tu exploites les stagiaires. À Trek mag j’avais placé un reportage, le rédac chef avait proposé de me payer plus pour aider mon achat de matériel photo. Au retour, le nombre de pages prévu a diminué, diminué, et l’argent aussi, et le rédacteur en chef insistait pour me payer en facture mais je connaissais la maison. J’ai demandé du salaire. Il me disait À TOI DE VOIR 35% DE CHARGES EN MOINS… écrit en majuscules, un vrai poète. Il confondait charges et cotisations sociales : erreur courante de manager.
Descamps était arrivé comme journaliste-enquêteur après la catastrophe du Lauzet, où un guide avait perdu ses clients dans une avalanche. Le guide avait été écroué, une tempête médiatique l’avait cloué au pilori et MM seul avait pris sa défense. « Ils m’avaient recruté pour cette enquête puis embauché à mi-temps à la rédaction, puis je suis passé rédac chef à plein temps. On était une équipe assez soudée, on se défendait et comme le titre se vendait bien les éditeurs nous foutaient la paix. »
Un jour de 2009 un gars est venu apporter le numéro zéro du Postillon à Descamps pour qui il avait bossé c’est comme ça qu’on s’est rencontrés. Je savais pas encore que là j’allais trouver ma place. Au numéro deux ou trois j’intégrai Le Postillon. La rédaction siégeait par intermittence aux Bas-Côtés, entre le rayon épicerie-librairie et les tables de la cantine.
En 2010, il y a eu un plan social aux éditions Nivéales. « Ils ont commencé par licencier les délégués du personnel, dont moi qui étais aussi délégué syndical. Nivéales est une boîte avec un management très toxique, avec au moins une dizaine de procès aux prud’hommes, qu’ils perdent. Plusieurs fois, ils sont allés jusqu’en cassation. Un des deux patrons devrait être interdit de diriger une entreprise, tellement il est capable de détruire les gens qui travaillent pour lui. Ça tu peux l’écrire, c’est une profonde conviction » dit Descamps. Aux prud’hommes, les salariés gagnent, réintègrent la boîte dans une bonne ambiance de merde et finissent par partir avec des indemnités. Seule la lutte paie.
Comment une boîte tient depuis si longtemps, avec tant de casseroles ? « Les éditeurs ont très peu de culture de la presse, c’est vraiment des pubards, ce qui fait que les annonceurs sont tombés dans le panneau. Ils ont menti sur les chiffres de diffusion, ils ont joué avec les chiffres de l’OJD (Office de justification de la diffusion)... »
Loin de tout ça, j’avais pris ma première carte au SNJ (Syndicat national des journalistes), pris ma dernière carte de presse, et le parti de plus chercher à faire carrière. Mon autre employeur avait déposé le bilan. En 2011, d’anciens salariés de Nivéales et d’autres toujours en service avaient en charge l’organisation du colloque du SNJ sur le thème des journalistes en résistance. C’était l’époque de la place Tahrir et des printemps arabes. Vu que je participais à plusieurs journaux indépendants Descamps m’avait proposé de faire un panorama de cette « presse pas pareille ». J’ai interviewé des camarades, d’Amiens à Marseille, fait connaissance avec l’équipe d’Article 11 et participé aux rencontres des médias libres à Forcalquier, une bringue mémorable. Pour parler du Postillon j’étais allé retrouver un des fondateurs dans son job d’été – dans la presse « pas pareille » pour bouffer toute l’année il faut avoir un job d’été.
La route montait dans une vallée de Belledonne. Dans un hameau, se garer et suivre le chemin qui monte. Louvoyer entre les sapins. Monter. Dépasser plusieurs tonnes de cailloux. Monter encore. Enjamber la première cabane. Monter encore un peu. Combien en ai-je rédigé de ces fiches randonnée ? Assez pour une vie.
Arrivé au refuge, saluer le berger sur le crête. C’est son collègue que je viens voir, l’aide berger c’est le mec qui fait le Postillon.
Avec deux salaires, ils se partageaient le boulot à trois potes. Berger, aide-berger, gardienne de refuge. Pour faire vivre un canard sans pub et mener une vie d’aventures sans sponsor, il faut parfois bricoler. Faire des tartes aux myrtilles. Écouter les randonneurs de passage. Parquer des brebis ou leur tirer les vers du pied. On se connaissait alors peu. On a parlé du journal, de son boulot. Je suis pas resté dormir j’avais à faire. Quand tu voudrais flâner, il y a toujours un article à écrire ou un dessin à finir. J’ai remarqué ça. Il faudrait pouvoir choisir la montagne.