Au départ, il y a une lettre de Jacques, un retraité qui habite au bout du cours Berriat. Il nous a écrit cet hiver pour nous parler de la situation tendue que lui et ses voisins, « petits propriétaires pauvres souvent à la retraite », subissent depuis que des dealers ont élu domicile dans son hall d’immeuble. Il conclut : « Il y a tout, c’est vrai, pour faire un article glauque, sécuritaire, raciste, genre journal local. En même temps de la solidarité est en train de naître entre des gens qui vivaient un peu tristement au-dessus les uns des autres. À quoi cela va-t-il mener ? Je ne sais pas : augmentation du racisme des gens ou découverte d’une imagination collective qui permet de se regrouper et de lutter contre la peur ? Je trouve qu’il y a de quoi faire un article... »
D’abord, je n’ai pas été convaincu. J’ai appelé Jacques, qui m’a expliqué un peu mieux la situation et ses dernières évolutions et il n’y avait pas trop de traces pour l’instant ni d’« imagination collective » ni de « solidarités ». Alors, un peu embêté, j’ai mis cette lettre de côté.
Et puis le début de l’été grenoblois a été secoué par une série de faits divers : fusillade place Bir Hakeim (un blessé), fusillade place saint-Bruno (un blessé), coups de feu à Renaudie (un mort), coups de couteaux place saint-Bruno (deux blessés), etc. Les causes ? Enjeux de pouvoir autour du trafic de drogues, as usual.
Se pose alors la question : Le Postillon doit-il en parler ? C’est-à-dire : que pourrait-on dire d’intelligent et d’original sur ce sujet ? Qu’il faut envoyer l’armée dans les quartiers ? Tous les dealers et acheteurs de drogues en prison ? Que la mairie ne « fait rien » contre la prolifération des armes dans les quartiers, comme l’a hurlé une habitante de la place Saint-Bruno au maire de Grenoble ? Qu’il faut légaliser le cannabis ? Donner de l’emploi aux jeunes ? Un revenu pour tous ? Faire la révolution ? Des plantations de cannabis dans le Grésivaudan ?
On avait véritablement parlé de ce vaste « sujet » dans Le Postillon n°20 en réalisant un reportage autour du quartier Mistral à Grenoble. Après avoir essayé de cerner l’omerta qui régnait sur ce territoire contrôlé par une sorte de « mafia », on avait raillé l’hypocrisie entourant la condamnation des trafiquants de drogue de la part des puissants. Finalement les dealers ont la même philosophie que les monteurs de start-ups et autres businessmen célébrés dans toute la presse. Eux le font avec leurs moyens – tout le monde n’a pas la chance d’avoir fait GEM (Grenoble école de management) ou l’INPG (Institut national polytechnique de Grenoble) – mais le but est le même : comme dirait Jean-Claude Michéa, les deux sortes d’ « entrepreneurs » assignent « à toute activité humaine un objectif unique (la thune), un modèle unique (la transaction violente ou bizness) et un modèle anthropologique unique (être un vrai chacal) » . Le fameux « modèle grenoblois » devrait être fier de ces tenants de la libre-entreprise qui promeuvent le développement du capitalisme sauvage dans des quartiers délaissés par l’ « innovation » à la grenobloise.
J’aurais pu réalimenter cette thèse en allant ausculter les « enjeux de pouvoir » autour des derniers règlements de compte, mais 1) je n’aime pas me répéter ; 2) j’avais envie de passer un automne tranquille. Un peu coincé, j’ai alors repensé à la lettre de Jacques. Le voilà , mon angle : partir à la recherche des « solidarités » et de l’ « imagination collective » chez des habitants confrontés à des problèmes dûs à des trafics ou à des règlements de compte.
J’ai rencontré Jacques : il m’a décrit longuement la situation qu’il avait vécue l’hiver dernier : ces « jeunes très organisés qui squattaient son hall pour faire du trafic », ce « malaise subtil qui fait que même sans violence, on est mal à chaque fois qu’on sort ou rentre chez soi », ce « mélange entre une certaine cordialité et de l’agressivité ». Face à ça, les habitants – surtout les copropriétaires – se sont réunis pour essayer de trouver des solutions : « Il y avait en gros deux sortes d’idées. Soit faire des demandes publiques comme le renforcement de la police ou la fermeture des ‘‘boîtes de nuit’’ situées à côté (Drak’art, Ampérage) drainant beaucoup de consommateurs de drogue. Soit mettre en place des solutions techniques : installer un grand portail, renforcer les portes. Mais le problème c’est que les copropriétaires n’ont pas tous les moyens de financer ce genre de travaux. J’ai essayé de parler d’une solution dont une habitante de la Villeneuve m’avait parlé, où les habitants avaient occupé leur hall en prenant l’apéro tous les soirs pour faire partir les dealers. Mais on m’a dit que ça ne marcherait jamais ici. » Finalement, Jacques a déménagé, excédé par le « côté fasciste » de cette présence perpétuelle. Et puis les dealers sont aussi partis, depuis cet été, grâce à, selon Jacques, « les descentes de plus en plus régulières de la police ». Pourquoi la proposition de Jacques n’a pas été retenue ? « Je ne me suis pas battu, il aurait fallu que je milite comme un fou et ce n’est pas dans ma nature d’être militant. Et c’est compliqué de faire ce genre de choses dans des immeubles où les habitants sont souvent vieux, seuls et un peu tristes. »
Alors on a appelé cette « habitante de la Villeneuve » pour qu’elle nous raconte son expérience. J. habite allée de la Pelouse : « C’était un hiver, en 2011 ou 2012 je crois. Petit à petit notre hall - confortable et chauffé - a été occupé tous les soirs par des jeunes, pas forcément du quartier, qui se sont bien installés, vautrés, en ne fumant pas que des Camel, du début de soirée jusqu’à très tard. De temps en temps, il y avait des descentes de flics mais c’était des Robocops et ça n’a jamais fait grand-chose à part les exciter. Et puis un soir, un habitant qui rentrait tard dans la nuit, a été agressé par les jeunes et s’est retrouvé à l’hôpital. Les habitants de mon immeuble se sont réunis - surtout des propriétaires – pour réagir. Quelqu’un a parlé d’une expérience ou les habitants avaient occupé leur hall pour faire fuir les dealers. Ils ont décidé de faire pareil. Un Doodle a été créé pour toutes les soirées d’hiver. Chacun s’inscrivait selon ses disponibilités, une heure ou deux par soir, pour occuper le hall de l’immeuble. Il y avait au moins deux habitants présents. Certains prenaient l’apéro, d’autres simplement discutaient. C’était transgénérationnel, il y avait des personnes âgées, moi je venais avec mon bébé. Il y avait une quinzaine de personnes je crois à tourner régulièrement, et puis d’autres venaient de temps en temps. Globalement, c’était très convivial et sympathique : ça a même permis de se rencontrer entre voisins. Et puis ça a désorienté les jeunes. Au début ils continuaient à venir mais les habitants les dérangeaient. Ils étaient surpris par leur présence, mais il n’y a jamais eu d’agressivité : ils étaient juste là, ne disaient rien aux jeunes, donc il n’y n’avait aucune prise. Ne sachant pas trop comment s’y prendre, au bout de quelques mois les jeunes sont partis ».
Voilà presque une « belle histoire », sauf qu’évidemment elle finit bien uniquement pour les habitants de cet immeuble. Les jeunes paumés et leurs problèmes ont continué à exister. J. en est bien consciente : « Ils ne se sont pas déplacés dans les halls d’à côté, après c’est sûr, ils sont allés quelque part ailleurs ».
La solidarité entre voisins peut donc aboutir à une solution « heureuse » pour les habitants, mais elle a le même défaut que la vidéosurveillance ou la mise en place des coûteuses ZSP (zones de sécurité prioritaires) : elle ne fait que déplacer le « problème ». Le « problème » est vaste, me direz-vous. Ce n’est pas juste quelques jeunes fouteurs de merde. Assurément. C’est la misère économique, l’urbanisme ghettoïsant, le règne de l’apparence et du fric, la dislocation des liens sociaux. Tout à fait. Tout ça et bien plus encore. Et que peut-on faire contre « tout ça » ?
Il y a des problèmes qui ne se déplacent pas, qu’on est obligé d’affronter : les morts. Fin juin, un jeune de 19 ans a perdu la vie dans le quartier Renaudie, à Saint-Martin-d’Hères. Luc était unanimement considéré comme un « bon gars », « trop bon pour être de ce monde » selon son frère : il s’est pris une balle tirée par un ami à lui qui croyait viser un membre d’une bande rivale. Une histoire bête et horriblement triste qui a remué tout le quartier.
Alors comme souvent après des drames de ce genre il y a eu une marche blanche. 3 000 personnes, pour 1 500 habitants dans le quartier. Émotion, incompréhension, « plus jamais ça ».
Et puis après ? Certains habitants ont décidé de se retrouver tous les soirs sur la place où a eu lieu le meurtre, de manger et discuter ensemble. Pour « reprendre possession » de la place tenue par les dealers. Ça a duré presque trois semaines. Une réunion a eu lieu début juillet, où plein de colères et d’envies ont été exprimées, et très souvent la « volonté de faire quelque chose pour les jeunes ». Certains avaient l’idée de monter un collectif pour agir dans la durée sur le quartier. Et puis l’été a mis en sommeil les ardeurs. En ce mois de septembre, la machine ne s’est pour l’instant pas remise en route.
Faouzi, animateur à la MJC des Roseaux, a été un des principaux organisateurs de la marche blanche ayant suivi le drame. Il ressent un besoin de se rencontrer et de se mobiliser chez certains habitants, mais ces derniers ont du mal à s’organiser sans des professionnels comme lui. Lui pense qu’il faut avant tout « libérer la parole et construire des lieux de débats » autour de ces questions : c’est ce qu’il essaye de faire depuis plusieurs années. En mai dernier, il a notamment fait venir Latifa Ibn Ziaten, la mère d’un des militaires assassinés par Mohammed Merah, pour une journée-rencontre avec des collégiens et une soirée-débat avec les habitants.
Dominique appartient lui à une association de quartier « Les Terrasses Renaudie ». Amoureux de ce quartier bizarre, « où il n’y a pas deux logements identiques », il pense qu’une partie de la solution c’est de faire des choses pour « faire se rencontrer les gens : il faut qu’ils voient qu’on a des initiatives, que ça bouge, qu’on va dans le bon sens. » Lucide, il admet : « Il y a du boulot ! Mais quelle est la solution si on ne se mobilise pas ? »
Après de tels drames, peu d’habitants arrivent à se mobiliser dans la durée. Une marche blanche, quelques réunions, et puis le besoin pressant de se retrouver pour réagir s’estompe petit à petit. C’est pour ça qu’il est remarquable que trois ans après l’assassinat sauvage de Kévin et Sofiane à Échirolles, ce drame continue à mobiliser pas mal de monde.
Ce 2 octobre, il y avait une grande journée de commémoration de la marche blanche de 2012 - avec interventions auprès des scolaires, spectacles, débats, conférences à Alpexpo et au Summum, le tout réunissant des milliers de personnes. L’occasion d’aller rencontrer les organisateurs. Nabil fait partie du collectif « Marche Blanche - Échirolles ». à ma grande surprise, il n’habite pas Échirolles mais Fontaine : « Les assassinats de Kévin et Sofiane m’ont rappelé les tristes événements de la guerre des gangs où, à Fontaine, j’avais enterré trois personnes le même jour. On aurait aimé qu’il se passe des choses publiques à l’époque mais il n’y a rien eu : on avait peur des représailles et la mairie n’a rien fait. Alors quand il y a eu le drame, ça m’a rappelé cette période et donné envie d’aller au collectif Marche blanche. Le problème dans ce collectif, c’est qu’il n’y avait que des anciens et que j’avais l’impression d’être là pour faire baisser la moyenne d’âge. »
La marche blanche suivant le drame d’Échirolles avait été organisée par un collectif regroupant essentiellement des personnes du quartier des Granges, où habitaient Kévin et Sofiane. Ce collectif a tenu à inscrire son action dans la durée, mais s’est retrouvé face à un problème que rencontrent souvent ce genre de structure : ses membres ne représentent pas la diversité des habitants du quartier et ne comptent pas beaucoup de jeunes, ceux qui devraient être les plus concernés par ce genre de drames. Nabil explique : « Après 2012, c’était très dur pour les amis de Kévin et Sofiane. Petit à petit, certains sont arrivés dans le collectif. Mais comme ils ne s’y sentaient pas à l’aise, ils ont créé un autre groupe qui s’appelle ‘‘Agir pour la paix’’. » Cette année, la journée du 2 octobre était organisée par les collectifs Marche blanche, Agir pour la paix, Villeneuve Debout, l’école de la paix et Modus Operandi.
Cette dernière association a pour objectif de « diffuser une approche positive du conflit » et a participé à la création d’Agir pour la Paix. Herrick, un des membres de Modus Operandi, raconte : « On pense que le conflit est essentiel à toute société, alors on essaye de travailler dessus en mettant en place des outils autour de cette question ‘‘Comment sortir du cycle de la violence ?’’. Un des problèmes, c’est que les personnes qui s’organisent dans les quartiers ou dans les activités associatives sont souvent des soixante-huitards. Je suis allé au collectif Marche blanche, et je me suis demandé où étaient les jeunes. Quelques-uns se trouvaient là mais n’avaient pas leur place. Je suis allé voir certains amis de Kévin et Sofiane pour leur dire qu’il fallait qu’ils s’organisent entre eux, qu’ils fassent quelque chose qui leur ressemble ».
Depuis février, une vingtaine de jeunes gens en moyenne se réunissent tous les samedis à la MJC Robert Desnos d’Échirolles pour faire des ateliers baptisés « Agir pour la paix ». Au programme : revues de presse, débats sur divers sujets de société et préparation de la journée du 2 octobre. Herrick continue : « L’idée c’est de prouver que quand on s’intéresse aux jeunes, quand on valorise leur expérience, quand on leur fait confiance, ils peuvent s’investir à fond ; l’enjeu c’est de faire un cas d’école de ce qui se passe ici et que d’autres jeunes d’autres quartiers puissent s’approprier la démarche ». En mai dernier, Modus Operandi a organisé un voyage – financé par l’Agence nationale de la cohésion sociale - d’une dizaine de jeunes d’Agir pour la paix en Europe du nord (Allemagne, Pays-Bas, Belgique et Danemark). Le but : partir à la rencontre d’autres jeunes européens pour voir comment étaient traités dans leur pays certains problèmes de société (rapport à la jeunesse, trafics, contrôles au faciès, etc).
Je me suis rendu à une des réunions d’Agir pour la Paix, fin septembre, juste avant la journée du 2 octobre. Et c’est vrai qu’elle ne ressemblait pas trop à des réunions classiques du milieu associatif, en tous cas de ce que j’en connais. Un joyeux bordel y régnait, ainsi qu’un curieux mélange : outre des amis de Kévin et Sofiane et deux membres de Modus Operandi, il y avait des jeunes de Fontaine, des étudiants ou une habitante de Domène beaucoup plus âgée. Tous avaient l’air heureux de se retrouver : une jeune fille est arrivée à la fin de la réunion pour annoncer les larmes aux yeux qu’elle déménageait de Grenoble et que ce groupe allait lui manquer.
Pour Herrick, « la démarche est compliquée car les politiques attachent beaucoup d’importance aux résultats chiffrés. Or ce qui se passe ici n’est pas chiffrable ». Une des grosses réussites pour lui, c’est que les jeunes sont « en train de se renforcer intellectuellement ».
De là à régler « les problèmes », il y a forcément un gouffre. Rachid, membre d’Agir pour la paix et voisin de Kévin et Sofiane, est assez lucide là-dessus : « Notre quartier était très paisible avant, il n’y avait jamais véritablement de problèmes. Depuis le drame, même s’il y a un peu plus de communication et de solidarités, l’ambiance a changé : elle est plus lourde, plus tendue. » Et les autres jeunes du quartier, ça ne les intéresse pas Agir pour la paix ? « Non, quand on en parle, ils disent que ça ne sert à rien ».
Est-ce que ça sert à quelque chose, ces collectifs, ces réunions, ces journées remplies d’animations ? Là n’est pas la question. J’avoue avoir été charmé par la sympathie et l’énergie des membres d’Agir pour la paix, même si je reste un peu dubitatif par rapport aux événements auxquels ils sont associés (la grosse journée du 2 octobre et le journal intitulé « marchons pour dire non à la violence » diffusé à cette occasion avec l’aide notamment de la municipalité de Grenoble). Pour le coup je ne trouve pas que ça leur ressemble : ce qui est visible publiquement est un peu trop bien fait, trop attendu, trop gros. C’est sans doute important et nécessaire, mais je crois que cela ferait du bien d’avoir aussi d’autres types d’événements, d’autres types d’écrits, des choses qui « ressemblent » plus à ces jeunes. Et pour une fois, j’ai envie d’écrire une fin un peu niaise – et pourquoi pas ? - , mais oui je rêve que ces maudits faits-divers entraînent des initiatives tordues, bizarres, créatives, originales, qui permettent à une « imagination collective » de se développer. Qu’ils soient l’occasion pour certains de se regrouper et de se mettre à faire des choses politiques, loin des cases, avec leurs tripes. Que l’on soit surpris par les multiples possibilités de faire dévier les faits-divers.