Accueil > Avril 2018 / N°45

Gilles Toureng & l’hôpital Potemkine

Connaissez-vous les villages Potemkine ? Selon une légende russe, lors d’une visite au XVIIIème siècle de l’impératrice Catherine II, de luxueuses façades avaient été érigées à base de carton-pâte à la demande du ministre russe Potemkine afin de masquer la pauvreté des villages traversés. Aujourd’hui, les communicants font généralement le même genre de boulot que Potemkine, et cachent derrière des communiqués en carton-pâte la réalité vécue dans les entreprises ou les collectivités. Depuis le suicide d’un neurochirurgien en novembre dernier, l’hôpital de Grenoble est en pleine « crise ». La parole de certains soignants incapables de bien faire leur travail à cause de la pression de la « rentabilité » se libère petit à petit (voir page d’à côté). Pour masquer tout ça, la direction de l’hôpital communique à tout va, notamment grâce à l’aide de Gilles Toureng. Communicant depuis trente ans, cet énergumène en a vu des vertes (avec Alain Carignon) et des pas mûres (avec Jérôme Safar) dans sa longue carrière. Ce qui en fait un animateur de choix, que s’arrachent le Medef, la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises) ou encore GEM (Grenoble école de management) pour présenter des réunions (très très) ennuyeuses. Petit portrait d’un communicant Potemkine.

Un tweet comme un cri : « NON ! @LEXPRESS le @CHU_Grenoble n’est pas un « CHU Pathologique » #GestionHumaine #GestionDeTerrain ».
Si Gilles Toureng s’indigne, c’est à cause de L’Express (4/04/2018) qui titre « SOS, hôpitaux en détresse » . À l’intérieur, un témoignage de la mère de Laurent Selek, le neurochirurgien qui s’est suicidé en novembre dernier, intitulé « Grenoble : CHU pathologique ». La réalité ? Peu importe. Il faut surtout que la communication soit avantageuse et bombarder de messages positifs sur le CHU de Grenoble. Sur Twitter, Gilles Toureng manie souvent le hashtag #JaimemonChu, un contre-feu face à la libération de la parole du personnel hospitalier, qui utilise plutôt le #Balancetonhosto.

Pour voir Gilles Toureng, il fallait être présent le 19 janvier dernier, lorsque Jacqueline Hubert, la directrice du CHU, prononce ses vœux de bonne année au Centre de Gérontologie Sud d’Échirolles. Depuis des semaines, l’ambiance est lourde et tendue à l’hôpital suite au suicide du neurochirurgien en novembre. Pour l’accueillir, des aides-soignantes et des syndicalistes manifestent contre leurs mauvaises conditions de travail devant le centre de gérontologie. La pression est forte sur la directrice du CHU, mais heureusement, elle peut compter sur les services du communicant Gilles Toureng. Sourcils grisonnants et sourire de requin, ce dernier ne se contente pas de se pavaner sur une estrade : il gère la com’ de crise. Quand la journaliste de France Bleu demande une interview à la directrice, Gilles Toureng recale l’impétrante pour protéger sa cliente, Jacqueline Hubert. Quand la directrice, émue, interrompt son discours, il se précipite, un verre d’eau à la main, pour la soulager. 

Dans un second temps, après l’événement, il distribue ses bons points sur Twitter aux journalistes présents. Sans surprise, le communicant caresse Le Daubé et France 3 dans le sens du poil : « Très bon reportage de @celaubert sur @f3Alpes » ou encore « Très bel article de @IsaCalendre dans le @LeDL_Grenoble à propos du nouveau CGS du @CHU_Grenoble plus grand plus adapté plus humain #JaimeMonChu ». Mais si un article relaie les larmes de la directrice, Gilles Toureng s’empresse de dénoncer « l’exploitation indigne de l’émotion sincère ».

Sa version de la communication repose avant tout sur la diversion, ce qui n’est pas anodin pour un CHU. « Quand une marque parle, on sait qu’elle se met en avant. Mais quand une institution parle comme une marque, il y a un problème, puisque l’institution doit porter des valeurs. Or, là, le discours est faussé, incomplet et le stratagème sert exclusivement à détourner l’attention », explique Émile (c’est un pseudo), ex-communicant qui a côtoyé Gilles Toureng dans les années 90.

Le fric de la com’

Jacqueline Hubert n’est pas la seule cliente de notre communicant régulier. Parmi ses employeurs réguliers, on trouve la Fnaim (fédération nationale des agences immobilières), la CPME (confédération des petites et moyennes entreprises), le Medef, la fédération du BTP, des promoteurs immobiliers, Loïck Roche (le directeur de Grenoble école de management – voir notre précédent numéro), etc. Ces dernières années, il a régulièrement bossé pour le maire Les Républicains de Voiron Julien Polat en présentant ses vœux ou divers événements.

Avec ce dur labeur, l’entreprise de Gilles Toureng, dénommée CCTC associés (dont il est le seul employé) est florissante : il déclare un chiffre d’affaires de 117 300 € en 2017. Une preuve que la communication se porte bien ? En France, le marché représente 46,2 milliards d’euros de dépenses pour les entreprises. Dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, ce n’est pas moins « de 589 agences, pour un total de 57 000 emplois », selon Intermédia, magazine sur la communication. Et l’Isère serait « le deuxième département d’investissement dans la région, avec 219 millions d’euros investis dans la publicité média et hors-média » (Les Affiches, 16/03/2018). De même, le nombre de formations à la communication a explosé.

Les ramifications du secteur sont nombreuses, notamment dans nos collectivités. « Les structures du service public embauchent, par ailleurs, davantage de communicants ces derniers temps alors qu’il y a vingt ans, le service public ne communiquait pas ou peu », explique Véronique Girod-Roux, présidente du club de la communication de Grenoble (Place Gre’net, 3/12/2017) Ainsi, lorsque l’on souhaite discuter avec les services de la Métropole, il est obligatoire de passer par la responsable communication qui filtre les appels. C’est d’ailleurs une ancienne journaliste qui se charge de la relation avec les journalistes, tout comme Gilles Toureng, passé par France Bleu Isère dans ses jeunes années.

De Carignon à Safar

Il en a parcouru du chemin dans la cuvette, depuis cette époque. Celui qui évoque sur son profil Linkedin des centres d’intérêts comme Jacques Attali, Pierre Gattaz (président du Medef) et encore Jean-Pascal Tricoire (président de Schneider) est confortablement installé dans un bureau au 4, place Vaucanson, où il entretient des amitiés fortes. Il partage notamment ses locaux avec New Deal, une boîte de communication. C’est avec cette dernière que Gilles Toureng a d’ailleurs présenté une conférence de la Fnaim dont les flyers étaient réalisés par New Deal. Mais les liens entre les deux remontent au moins au début des années 90. « À cette époque, je bossais pour New Deal, qui était proche d’Alain Carignon », nous raconte Émile.

 « Dans les années 90, New Deal était mafieux à fond. Gilles, qui n’avait pas de poste dans l’entreprise, travaillait quand même dans nos bureaux », se remémore Émile. Gilles Toureng, qui n’était pas encore le présentateur vedette de la cuvette, semblait peu studieux : « Il débarquait au bureau comme un prince. On le voyait souvent jouer sur son Macintosh. Ce n’était pas un bosseur, mais plutôt un mec bling-bling, qui venait enfumer nos bureaux avec son cigare. (...) On planchait sur un appel d’offres pour le quartier Europole. On devait fabriquer une maquette de publicité, mais notre résultat était tellement médiocre qu’on n’avait aucune chance », admet Émile, qui a participé à ce désastre. Pourtant, miracle : New Deal obtient quand même le marché. « Didier Locatelli, directeur de New Deal, nous a donc dit qu’on devait recommencer la maquette à zéro », en rigole l’ex-communicant. 

Vingt ans plus tard, Locatelli et Toureng se retrouvent à soutenir, parmi cinquante « personnalités », Jérôme Safar dans l’entre-deux tours des municipales. Les signataires souhaitaient « exprimer [leur] inquiétude face aux discours stigmatisant les acteurs économiques » véhiculés par le dangereux écologiste Éric Piolle. La suite leur a donné doublement tort. Parce que Piolle a gagné et qu’il ne « stigmatise » pas les entreprises.

Avec ce virage pour Safar, Gilles Toureng fut-il, dans une vie antérieure, un perroquet ? Son cou souple l’autorise en tout cas à embrasser l’ensemble de l’arc politique grenoblois, tout en étant avide de parlottes dirigées : « Ce qu’il fait, j’appelle cela ‘‘blablater dans la sphère publique’’. Gilles incarne toute la perversité du système, car il y a l’idée d’informer pour cacher, pour réécrire et pour canaliser afin de ne pas parler du vrai problème », déplore Émile.

Pour parler du vrai problème, on a contacté Gilles Toureng dont le profil Twitter indique qu’il est « ami des journalistes… des vrais ». Alors on a essayé de l’appeler pour savoir ce qu’est un « vrai » journaliste, mais il nous a recalés. Au Postillon, on n’est pas des « vrais »... C’est pour ça que les collectivités et établissements publics ne nous appellent jamais pour parler de leurs formidables réalisations. On n’a pas le talent de Toureng et de tous les « vrais » journalistes pour cacher la poussière sous le tapis.