Accueil > ÉTÉ 2023 / N°69

« Grenoble, c’est le cerveau de l’armement »

Pour défendre l’extension de ST, les élus (droite, gauche et écolos confondus) parlent de « souveraineté industrielle », sans jamais questionner les débouchés des puces produites dans le Grésivaudan. Il faut savoir que les puces d’objets électroniques « basiques » (simples ordinateurs, téléphonie 3G) ne sont pas produites en Europe car pas assez « rentables ». Ici, on ne produit que des puces à haute valeur ajoutée pour des applications high-tech toujours plus inutiles ou nuisibles (satellites d’Elon Musk, voitures autonomes, mouchards intelligents, téléphones dernière génération). Sont aussi concernées des armes sophistiquées, comme certaines utilisées par les Russes en Ukraine (drones, missiles, avions de chasse), sur lesquelles ont été retrouvés plusieurs composants de ST. Elle est belle, la « réindustrialisation » !

« La guerre se fabrique près de chez vous  ». Depuis plusieurs mois, l’Obsarm (Observatoire des armements), basé à Lyon, mène une intéressante campagne pour documenter l’implication de sociétés de la région Auvergne-Rhône-Alpes dans les conflits internationaux. Il y est forcément beaucoup question de Grenoble et de sa « silicon valley ».

Les dernières révélations concernent spécifiquement deux de nos pépites locales : Lynred et STMicroelectronics, dont beaucoup de composants ont été retrouvés dans des armes russes utilisées en Ukraine.

Les élus défendant l’extension de STMicroelectronics à Crolles vont certainement être très fiers d’apprendre que des composants STM32 ont par exemple été retrouvés dans quantité de drones. Selon un rapport du Royal United Services Institution (Rusi), il y en avait dans les drones Orlan-10, E95M, Eleron-3SV et Koub-BLA. « Ces derniers sont notamment utilisés comme drones suicide en Ukraine  » précise l’Obsarm.

Mais il n’y a pas que les drones. Aussi un avion de chasse Sukhoï, sur lequel a été retrouvé « un ordinateur mono-carte AMPRO CM2-420 doté d’un micro-contrôleur STMicroelectronics ». Et puis les missiles : « Un transistor radio de puissance PD55003 conçu par la firme a été déniché dans une radio, de même que deux circuits intégrés QFP dans le système de navigation satellite d’un missile KH-101.  » L’Obsarm précise : « Ce missile peut d’ailleurs transporter l’arme nucléaire. C’est une frappe de missile KH-101 qui a provoqué la mort de 23 civils ukrainiens le 29 avril 2023 à Ouman.  » On le savait, c’est confirmé : le «  laboratoire grenoblois  » a une grosse force de frappe.

Bien entendu, officiellement, STMicroelectronics ne vend aucune arme à la Russie, pensez-vous ! Eux prétendent avant tout œuvrer à la « transition énergétique ». Leur slogan life.augmented mériterait néanmoins d’être changé en death.augmented.

Si des composants de ST se retrouvent dans les joujous de Poutine malgré le strict embargo censé être respecté depuis le début de la guerre, c’est grâce à tout un tas de magouilles. D’une part la fameuse « clause du grand père », stipulant qu’un contrat signé avant un embargo peut quand même être mené à son terme. Mais aussi – et c’est encore plus scandaleux – par l’exploitation de failles « aménagées » des mesures d’embargo. L’Union européenne a permis d’exporter des biens à double usage « s’ils sont destinés à des réseaux civils de communications électroniques non accessibles au public qui ne sont pas la propriété d’une entité contrôlée par l’État ou détenue à plus de 50 % par l’État ». STMicroelectronics s’est engouffrée dans cette faille et, selon le média suisse RSI, a poursuivi ses expéditions de produits vers la Russie de mars à août 2022 « en passant notamment par une entreprise russe de vente de technologies de communication ». Dans une réponse à l’Obsarm, STMicroélectronics assurait n’avoir « plus d’activités en Russie » depuis février 2022, soit le début de la guerre. Cette affirmation est un mensonge : en fait la multinationale a continué à exporter des composants aux sociétés russes Ural Telecom System, SMT iLogic, Vest-Ost, les deux dernières étant des entreprises russes placées sous sanctions par l’Union européenne. Par ailleurs, comme expliqué page 11, le nouveau partenaire de ST à Crolles, la multinationale Global Foundries est détenue par un fonds d’investissement des Émirats arabes unis. Or, selon Le Monde (2/04/2023) : «  Les Émirats arabes unis assurent des transactions essentielles à l’offensive russe contre l’Ukraine. »

L’Obsarm s’attarde aussi sur Lynred, entreprise grenobloise spécialisée dans la technologie infrarouge très liée à STMicro. Un ancien salarié de Lynred nous assure que pour chaque composant Lynred, il y a une puce STMicro : «  Lynred fabrique les puces qui captent les signaux, ST celles qui lisent les signaux  ». Il y a deux ans, on avait déjà documenté leurs techniques pour contourner l’embargo sur la Turquie (« Missiles made in cuvette » dans Le Postillon n°61). Pour aider la Russie agressant l’Ukraine, ils leur fournissent des composants pour drones de surveillance, caméras de surveillance ou «  complexe de surveillance Ironiya  », toujours selon le rapport du Rusi. Leur technique pour contourner l’embargo, serait de passer par un pays-tiers, en l’occurrence la Chine, qui revend ensuite les composants à la Russie.

Ces quelques faits peu reluisants ne sont guère étonnants quand on s’intéresse un peu au passé du « laboratoire grenoblois », qui a historiquement été unlaboratoire de l’armement. C’est dans la cuvette qu’a notamment été développée dans les années 2000 l’équipement Félin pour « fantassin à équipements et liaisons intégrés » une sorte de soldat «  augmenté  » bourré de capteurs, senseurs et autres fibres nano-structurées. ST a été un des principaux fabricants de composants de cette « innovation » qui a aussi été « copiée » par la Russie pour généraliser sa combinaison de combat avancé Ratnik.

On pourrait multiplier les exemples locaux, l’alliance de Soitec (entreprise issue de la recherche sur les armes nucléaires) avec un missilier, les partenariats entre la direction générale pour l’armement et Minalogic (le pôle de compétitivité grenoblois pour les micro et nanotechnologies), le rôle prépondérant du commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans l’orientation des innovations, ou lister toutes les boîtes ayant un lien avec la fabrication des armes du futur. Ce serait un très long document : Julien (pseudo) bossait pour l’une d’entre elles, une petite PME du pays voironnais. Il s’est barré après avoir compris que la majorité des projets de cette boîte étaient montés avec la direction générale pour l’armement (DGA). «  Dans tous mes potes ingénieurs de la cuvette, je n’en connais pas un qui ne travaille pas avec l’armée » assure-t-il.

Si on enlève ses œillères « bienveillantes » sur la nature des innovations grenobloises, si on gratte un peu derrière les communiqués de presse, l’évidence saute aux yeux, comme un éléphant au milieu du couloir. Ici, on invente surtout les guerres de demain. Tony Fortin de l’Obsarm synthétise : « Aujourd’hui les progrès militaires consistent à améliorer les possibilités de repérer et tracer des gens, viser des cibles, même dans la nuit. Toutes ces innovations sont largement fabriquées dans l’écosystème grenoblois. Grenoble, c’est le cerveau de l’armement.  »

Il y aura toujours des adeptes de la « realpolitik » pour défendre la nécessité de développer ces recherches appliquées avec des arguments du type « si c’est pas nous, c’est les autres  » ou « faut bien pouvoir se défendre ». Mais la moindre des choses serait d’assumer ce rôle prépondérant du laboratoire grenoblois dans l’armement du futur. À quand un communiqué des élus locaux «  Grenoble, toujours un temps d’avance pour armer les dictateurs » ? La communauté de communes du Grésivaudan préfère assurer dans son magazine (mars 2023) que ST œuvre à « relever les défis du climat » et à fabriquer «  un monde plus durable »…

Et puis les adeptes de la « realpolitik » sont-ils prêts à tout assumer, comme la participation à l’élaboration de la nouvelle horreur qui vient, les armes létales autonomes ? Ou vont-ils enfin se rendre compte de l’absolue nécessité de déserter ?

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