Quand as-tu commencé à travailler pour le CEA-Grenoble ?
Je suis arrivé en février 2013. J’étais chargé de travaux pour D&S, une entreprise de sous-traitants du nucléaire. Je donnais des ordres et je faisais beaucoup de terrain. Je suis intervenu au LAMA (Laboratoire d’analyses de matériaux actifs) et à un autre endroit. Dans le LAMA, j’ai travaillé fin juin, tout juillet et un petit peu en août.
D&S, ton entreprise, travaillait pour le CEA ?
C’est plus compliqué que ça. Le CEA sous-traite une partie du travail à SPIE. SPIE sous-traite une partie à D&S mais aussi à des intérimaires. Je bossais avec des gens de D&S, de SPIE et des intérimaires. Normalement SPIE répond à un appel d’offres du CEA donc ils doivent faire le travail. Mais là ils font un peu le boulot, ils voient que c’est pourri, ils donnent une partie à D&S et une autre à des intérimaires. Dans le LAMA, on devait être 50 dont, je dirais, 6 personnes du CEA.
Qu’est ce que vous deviez faire exactement ?
Il faut imaginer qu’avant, au LAMA, ils avaient d’immenses cellules en plomb. Elles ont été retirées, découpées en petits morceaux, mises dans des caissons et envoyées à l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets nucléaires). Mais le sol et les parois sont encore contaminés. Donc il faut les attaquer au marteau piqueur. On ramasse ensuite le béton contaminé à la pelle et à la main.
Et qu’est-ce que vous en faisiez ?
On les conditionne dans de gros sacs qui sont envoyés à l’ANDRA. Ce n’était pas des déchets très contaminés, principalement du TFA - très faiblement actif.
Est-ce que le chantier était bien sécurisé ?
Il faut savoir que dans le milieu des sous-traitants du nucléaire, le CEA-Grenoble, on l’appelle le Bangladesh. Il n’y a pas assez de sécurité pour un site aussi sensible. La compétence radiologique s’est complètement perdue. Dans les autres CEA, les normes de sécurité sont bien respectées. Pas à Grenoble. Ici, ils ne sont plus spécialisés dans le nucléaire. Les gens compétents ont été mutés ailleurs et maintenant il y a trop de sous-traitants qui ne connaissent rien aux locaux. Ils ne captent rien, ne parlent qu’argent, rendement, optimisation du temps pour gagner une heure. Il n’y a plus la conscience de bien faire les choses. On se retrouve avec des gars qui ne savent même pas mettre une tenue correctement. Ils n’ont pas la notion de la contamination. Dans le LAMA, les locaux n’étaient pas adaptés pour les types de travaux qu’on faisait. Il y a une grosse différence de niveau de sécurité par rapport à d’autre sites. C’est grave.
Que s’est-il passé le 23 août 2013 ?
Je travaillais dans une zone normalement peu contaminée. On avait placé un sas pour retraiter les gravats. L’ANDRA ne veut pas avoir de poussière mélangée avec les gros gravats. Du coup, il fallait tamiser pour séparer les poussières des gravats. On venait déverser des sacs sur un tamis : les poussières fines tombaient dans un fût et les lourdes restaient sur le tamis. Une personne tamisait, une autre s’occupait de les verser dans le tamis et moi je récupérais tous les gravats lourds qui restaient et je les déversais dans un sac. C’est à ce moment-là que se serait produit l’accident... mais on ne peut pas vraiment savoir où j’ai pris la dose. De toute façon, ce tamisage, on n’aurait pas dû le faire comme ça. On n’avait plus de ventilation et on n’avait pas d’autorisation pour faire ce chantier ici. Normalement, il faut faire des modes opératoires et ensuite mettre un sas. Ils l’ont fait à la va-vite, ça m’inquiétait. J’avais mesuré ces sacs et j’avais dit « attention, on a des sacs très contaminés ». Eux m’avaient dit « t’inquiète, il n’y a rien ».
Pourquoi ces sacs étaient-ils plus contaminés que ceux dont tu parlais tout à l’heure ?
Dans ces sacs on a mélangé des gravats pas très contaminés à des gravats qui provenaient du fond des puits qui potentiellement sont très contaminés. Personne ne vérifiait si les gravats venaient du sol ou du fond des puits. On déversait tout sur le tamis sans distinction.
Ce jour-là, lorsque tu commences ton travail à six heures, tu as ton dosimètre sur toi. Le communiqué du CEA dit qu’il a sonné mais que tu ne l’as pas entendu.
Ça c’est vrai, je ne l’ai pas entendu. J’ai un casque anti-bruit parce que sur le chantier, ça fait un boucan pas possible, on n’entend rien. Le dosimètre est en dessous de ma combinaison et émet un tout petit bruit. La réglementation dit que j’aurais dû avoir un dosimètre qui envoie un signal à un gars qui est derrière un écran et qui nous surveille. C’est obligatoire. Ceci dit, même si le gars avait vu que mon dosimètre explosait, comment aurait-il fait pour me prévenir ? Il n’y avait pas de téléphone, ce qui est pourtant une obligation, et il n’y avait pas non plus de bouton poussoir à l’intérieur du chantier pour déclencher une alarme qui prévient tout le monde qu’il faut sortir.
Et sur les autres chantiers ?
Il y a toujours une alarme et/ou un téléphone. Toujours.
Donc, tu termines ta journée tranquillement sans avoir entendu ton dosimètre sonner ?
Non, je ne finis pas ma journée. En fait, ce qui se passe c’est que pendant ces opérations, je me barrais faire des mesures à droite à gauche et je remarquais depuis une semaine que les appareils commençaient à devenir fous. J’avais un contaminamètre et un radiamètre : ce jour-là, le contaminamètre sature. Ça ne m’était jamais arrivé avant. Il saturait parce qu’il y avait trop de contamination. Je contrôle que les masques et les tenues des deux personnes qui travaillaient avec moi n’ont rien, ou presque, et elles sortent. À ce moment, je me contrôle avec un radiamètre : l’appareil affiche une valeur de 1 000 microsieverts par heure ce qui est énorme pour ce chantier. Donc je procède à ma décontamination avec des lingettes et un liquide. Je suis tout seul, je ne sais plus quoi faire. Ce que je viens de trouver est inconcevable. Je retourne dans le sas et effectue des mesures sur des poussières sur le lieu sur lequel je travaillais et je trouve un débit de dose de 40 000 microsieverts par heure. C’est énorme. Je prends ces poussières et les mets dans un sachet et le pose à un endroit bien précis. Pour eux, le fait que je sois retourné dans le sas, c’est du travail isolé, donc je suis en tort. C’est vrai que je n’aurais pas dû re-rentrer mais qu’est-ce qui se serait passé ? Je n’aurais pas pu faire le contrôle et alerter de ce débit de dose de 40 000 microsieverts par heure. Plus loin il y avait quatre fûts pleins de poussière du tamisage qui devaient sortir dehors, je les contrôle et sur l’un des fûts je trouve un débit de dose à 300 microsievert par heure, alors qu’il devrait y avoir un ou deux micro, pas plus. Là je me casse, je vais à la sortie, me déshabille, me contrôle et je préviens le service de radioprotection et mes supérieurs.
Qu’indique ton dosimètre à ta sortie ?
J’avais deux appareils sur moi : un dosimètre électronique et un dosimètre passif. Le premier donne une valeur instantanée et le second n’indique rien mais doit être envoyé en laboratoire. Au moment où je sors, je ne sais pas que mon dosimètre a sonné. Je le lève et je vois 700 microsieverts. À ce moment là je ne suis qu’un peu irradié. Légalement chez D&S, j’ai le droit de prendre 8 000 micros par an. J’ai pris 700 en une journée, c’est trop mais acceptable. Ensuite, une cellule de crise est mise en place, par l’ensemble des ingénieurs, le chef d’installation, et les « papes » du CEA. Les deux gars qui étaient avec moi sont envoyés au médical, moi je reste pour relater les faits pendant une vingtaine de minutes. Tout le monde sort du LAMA et plus personne ne rentre jusqu’à 15h. On est un vendredi.
Que dit l’autre dosimètre, le passif ?
Normalement vendredi, le jour de l’accident, le dosimètre passif aurait dû être envoyé en laboratoire à l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire). Mais ils ne l’ont pas fait car ils n’en avaient pas d’autre à me donner. Donc ils préféraient ne pas l’envoyer tout de suite pour me faire bosser plutôt que de me mettre au repos. Le lundi suivant, je suis rentré avec le même dosimètre passif dans une autre zone ! Finalement, ils l’envoient le mercredi 28 et les résultats arrivent le vendredi 30 août. Mon chef m’a ensuite annoncé la dose que j’aurais reçue, énorme, mais elle ne m’a jamais été confirmée.
Ils t’ont envoyé les documents ?
Je n’ai jamais reçu de courrier officiel de l’IRSN. Je n’ai jamais eu de preuve écrite.
Il n’y a que ton patron qui te l’a dit oralement ?
Oui. Par contre il faut savoir que l’accident a été déclaré niveau 2 (sur une échelle de 7). Des entreprises qui déclarent des niveaux 2, il n’y en a pas beaucoup. Le CEA a fait une déclaration d’accident niveau 2 : ça signifie que j’ai dépassé une des limites annuelles réglementaires.
Y-a-t-il eu des conséquences sur D&S et son patron ?
Ça lui a fait peur. La réputation de son entreprise allait en prendre un coup. Il aurait fallu m’affecter à un poste où je ne suis pas soumis aux rayonnements ionisants. Quelque part, j’étais un déchet qu’il devait vite jeter. Très très vite, il devait trouver un moyen de se débarrasser de moi. Il fallait me licencier et rejeter la faute sur moi. Donc tout de suite, il organise une petite magouille avec le CEA. Ils font une petite enquête où ils disent que même la mesure que j’ai faite n’existe pas. Ils ne retrouvent rien, sauf une poussière de 0,8 gramme et c’est la seule qu’ils retrouvent sur le chantier. Selon leur estimation, elle a un débit de dose extrêmement élevé, mais là aussi je n’ai jamais eu la confirmation du chiffre. C’est à ce moment qu’ils vont essayer de me discréditer parce qu’il faut justifier la dose que j’ai prise. Il faut qu’ils admettent qu’il y a une source. Donc, qu’est-ce qu’ils disent ? Que cette source de 0,8 gramme, je l’ai ramenée moi-même de l’extérieur et que je l’ai éparpillée un peu partout. Faut quand même m’expliquer comment je pourrais manipuler une poussière de 0,8 gramme. Là-dessus, ils ajoutent que j’ai enlevé mes dosimètres et que je les ai posés sur la source, ce qui serait complètement pervers. Le scénario aujourd’hui de D&S et du CEA, validé par la médecine du travail, envoyé à l’inspection du travail et l’ASN c’est le suivant : j’ai introduit une source radioactive et j’ai exposé mon dosimètre. C’est une accusation grave. Sauf que ça vient bien de leur chantier et que ça signifie qu’ils ont fait une énorme bourde.
Pourquoi est-ce que j’aurais voulu nuire à l’entreprise et introduire cette poussière ? J’avais 21 ans, je gagnais 3 800 euros par mois, j’avais une voiture, j’étais hyper bien, j’étais un roi. J’apprenais beaucoup chez D&S, malgré le fait que je me battais souvent pour améliorer la sécurité dans l’entreprise. Et là, ils sont en train de me la faire à l’envers, je vais me retrouver avec un cancer et ça sera de ma faute.
Ils partent du principe que sur leur chantier, ce n’est pas possible qu’il y ait ça. Il n’y a pas de sources irradiantes comme ça, donc, selon eux, il n’y a que moi qui a pu les ramener et mettre mes dosimètres dessus.
Ils auraient pu dire simplement qu’ils n’avaient rien relevé plutôt que dire qu’il y avait cette poussière ?
Oui, mais il fallait justifier la dose que j’ai prise.
Est-ce qu’ils ont étudié les échantillons que tu avais mis de côté ?
Ils disent qu’il n’y avait rien dans le sachet. Le technicien aurait retrouvé l’échantillon sous le sachet. Et pour les fûts que j’ai contrôlés, ils disent qu’il n’y a rien. Et ils vont même jusqu’à dire qu’au moment où je suis sorti, je n’ai prévenu personne. Comme si j’étais sorti sans rien dire.
Avec la dose que tu as prise, es-tu sûr d’avoir un cancer ?
Je peux pas te dire que je suis sûr à 100 % mais c’est certain que j’ai augmenté mes probabilités d’en avoir. Je peux m’en sortir et vivre jusqu’à 80 ou 200 ans. On ne sait pas. Mais je dois vivre avec ça. Peut-être qu’un matin je vais me lever et sentir une petite douleur et là j’en aurais plus que pour deux, trois mois, un an, je ne saurai pas. Vivre comme un légume sous cacheton, ça ne m’intéresse pas.
Dans le nucléaire, on te laisse deux possibilités. Soit tu fermes ta gueule et tu te dis que c’est pas grave. Dans ce cas, tu fermes les yeux sur ce qui ne va pas, si par exemple tu as une famille et pas envie de perdre ton boulot.
Soit t’as envie de bien faire ton travail, donc tu dis la vérité, et tu révèles tous les problèmes. Là, on t’arrête immédiatement. Dans quelle situation je suis aujourd’hui ? Qu’est-ce que j’ai gagné ? Rien. Qu’est-ce que j’ai perdu ? Beaucoup. Ils ne se rendent pas compte qu’en faisant ça ils tuent quelqu’un à feu doux.
Quelques jours avant l’accident, des gars me disaient « Aujourd’hui tu fais le beau avec ton masque, tu es un guerrier, mais le jour où tu auras un accident tu vas chialer dans les bras de ta mère ». Moi je niais. Maintenant, je comprends. Je ressens rien, j’attends. Mais combien de temps ?
Pourquoi as-tu choisi ce métier ?
J’aime mettre mon masque. C’est invisible la radioactivité, tu ne la vois pas, tu la détectes, petit à petit tu as ce flair : tu sais que là ça pue. En trouver, pour moi, c’est un petit plaisir. Je lis énormément, j’échange en direct à la cantine ou sur les forums. Clairement j’ai une passion. J’étais chargé de travaux à 21 ans parce que je m’en suis donné les moyens. Des fois j’enchaînais les heures supplémentaires, ça ne me dérangeait pas. J’ai cette passion d’aller en zone, de réussir à décontaminer. De trouver le bon plan de démantèlement. J’arrive devant une machine que personne n’a démantelée et je m’imagine comment je vais la démanteler. Je prépare les bons équipements, je réfléchis comment je vais expliquer aux gars, aux clients, qu’on va le faire. Même depuis que j’y travaille plus, je suis encore sur des forums à regarder, à lire des bouquins sur le démantèlement.
T’as continué a bosser après le 23 août ?
Ce qui est aberrant c’est que pour eux, comme je suis censé m’être pris une petite dose, je pouvais aller en zone la semaine d’après. Trois jours après, le lundi, je me retrouve au CEA de Marcoule [dans le Gard], là j’ai dit au gars avec qui je bossais : « Il est hors de question que je prenne le moindre microsievert ». J’avais un petit bungalow dans la zone, je suis resté là-bas assis. Même les clients et les ingénieurs disaient que je devais être chez moi par précaution. Même si tu as pris « que » 700 microsieverts c’est inconcevable de retourner en zone avant d’avoir le retour du laboratoire sur ton dosimètre passif.
Qu’est ce qui s’est passé ensuite ?
Le 4 septembre, le CEA balance son communiqué. Je reste dans les bureaux de l’entreprise. Dans les jours qui suivent, la boîte m’interroge plusieurs fois, j’appelle ça des gardes à vue. Le 23 septembre j’ai une mise à pied en vue d’un licenciement. Le 7 octobre, je suis convoqué pour une procédure de licenciement.
Le 15, je suis officiellement licencié [cf encart]. Pendant trois mois, je suis resté en mode déprime. Il n’y a rien qui a filtré, personne ne sait quelle dose j’ai pris. J’ai une latence par rapport à l’événement, j’ai réagi trop tard. Si j’avais communiqué directement, j’aurais eu plus d’impact. Sur le coup j’ai pas réfléchi. Je ne pensais pas que l’entreprise allait me planter un couteau dans le dos comme ça. Début janvier, je me dis : « je n’ai pas le choix, je dois me battre ». Si je ne me bats pas, ils ont gagné. Je ne vais pas me laisser avoir par des escrocs. C’est une question de dignité.
Mélusine, Siloé et Siloette : ce sont les noms des trois réacteurs nucléaires anciennement présents sur le site du centre d’études nucléaires de Grenoble (CENG, aujourd’hui CEA, Commissariat à l’énergie atomique). Construits à partir de 1958, le dernier a cessé de fonctionner en 2002, et tous sont démantelés depuis 2013.
En revanche, un réacteur nucléaire est encore en activité sur la Presqu’île de Grenoble : celui de l’Institut Laue-Langevin (ILL), un organisme de recherche international. Ce « réacteur nucléaire à haut flux » fournit « la source de neutrons la plus intense du monde », pour « sonder la matière ».
Entre 1974 et 1976, le CENG a contaminé la nappe phréatique avec du liquide radioactif, tout en essayant d’étouffer l’affaire, avec la complicité des élus locaux. C’est la fameuse histoire des « Eaux chaudes de Grenoble », racontée par Père Castor dans Le Postillon n°12.
En février 2013, le CEA communiquait sur la fin du nucléaire sur son site de Grenoble. « Aujourd’hui le démantèlement des installations est achevé. Ou presque, car il reste encore à démolir les bâtiments ayant accueilli Mélusine et Siloé et à réaliser l’assainissement final du Lama et des Sted [NDR : stations de traitement des déchets radioactifs]. Des opérations qui devraient être achevées mi-2013, selon le Commissariat » (www.actu-environnement.com, 01/03/2013). Cette prévision était bien optimiste : l’accident a eu lieu en août 2013, soit après « mi-2013 ». En janvier 2014, selon nos informations, l’assainissement n’est pas encore terminé. Selon le CEA, ces opérations qui durent depuis 2001 ont coûté 311 millions d’euros et ont généré la production de huit tonnes de déchets à haute activité radioactive, 30 tonnes de déchets de moyenne activité, 950 tonnes de déchets à faible activité et 25 000 tonnes de déchets à très faible activité. Ces 26 000 tonnes ayant toutes été envoyées dans des centres de stockage des déchets à des centaines de kilomètres (dans l’Aube, à Saclay ou à Cadarache), on vous laisse imaginer le nombre de camions qui sont passés à Grenoble pour le démantèlement. Même s’ils transportaient tous 38 tonnes, cela ferait déjà 684 camions...
L’accident du 23 août vient en tout cas rappeler que le danger est toujours présent sur ces sites anciennement nucléarisés. Comment être persuadé qu’il n’y a plus du tout d’éléments radioactifs ? Une leçon à méditer pour les futurs habitants de la Presqu’île : le mégalo-projet Giant, qui veut étendre le centre-ville de Grenoble sur la Presqu’île, prévoit la construction de milliers de logements à quelques centaines de mètres des anciennes installations nucléaires du CEA, et à peine plus loin du réacteur, toujours actif, de l’Institut Laue-Langevin.
LAMA : le laboratoire d’analyses de matériaux actifs est situé sur le site du CEA de la Presqu’île. C’est là qu’ont été analysés les matériaux actifs issus du démantèlement des réacteurs Siloé et Mélusine, pour être ensuite envoyés à l’ANDRA. C’est dans ce laboratoire que s’est produit l’accident d’Anthony le 23 août 2013.
ANDRA : l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs a été créée au sein du CEA en 1979. Douze ans plus tard, elle devient un établissement public industriel et commercial (EPIC) placé sous l’autorité des ministères de l’énergie, de la recherche et de l’environnement. L’agence « est chargée de trouver et mettre en œuvre des solutions de gestions sûres pour l’ensemble des déchets radioactifs français ». Une des missions de l’ANDRA est de collecter ces déchets et de les stocker.
ASN : l’Autorité de sûreté nucléaire, liée à l’État, a pour rôle « le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France pour protéger les travailleurs, les patients, le public et l’environnement des risques liés à l’utilisation du nucléaire ». C’est elle qui a effectué l’inspection sur le site où a eu lieu l’accident.
IRSN : l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire est un établissement public, crée en 2001. Il se définit comme un « expert public en matière de recherche et d’expertise sur les risques nucléaires et radiologiques ». Il est placé sous la tutelle des ministères de l’écologie, du redressement productif, de la recherche, de la défense et des affaires sociales et de la santé. L’une des missions de l’institut est notamment de protéger les travailleurs soumis aux rayons ionisants. C’est l’IRSN qui a étudié en laboratoire le dosimètre passif d’Anthony.
Ils sont utilisés pour mesurer la dose de radioactivité intégrée par le corps. Sur les installations nucléaires comme le LAMA, les ouvriers en portent deux :
- le dosimètre actif, ou électronique, qui indique la dose et le débit de dose en temps réel ;
- le dosimètre passif qui lui ne donne aucune information en direct. Il est envoyé dans les laboratoires spécialisés, comme ceux de l’IRSN, pour lecture.
La dose maximale à ne pas dépasser sur une période de 12 mois, pour les travailleurs du nucléaire, est de 20 000 microsieverts. Pour les individus lambda, elle est fixée à 1000 microsieverts par an.
Sur les installations nucléaires, les secteurs sont classés en fonction des débits de dose de radioactivité. Il existe cinq zones : la bleue (la moins irradiante), la verte, la jaune, l’orange et la rouge (la plus dangereuse). Anthony travaillait dans une zone officiellement bleue, c’est-à-dire très faiblement active où le débit de dose est censé se situer entre 0,5 et 7,5 microsieverts/h (on parle là bien de « micro » et pas de « milli »).
Fin septembre 2013 l’ASN s’adresse au CEA suite à l’inspection qu’elle a menée et lui écrit notamment : « Vous avez indiqué aux inspecteurs que la particule à l’origine de l’exposition du salarié était un gravat dont le débit de dose au contact a été mesuré à 13 mSv/h [ NDR : 13 000 microsieverts par heure] et dont le spectre est majoritairement composé de Césium 137. » à 13mSv/h on rentre dans une zone orange (où le débit varie de 2 à 100 mSv/h).
Suite à l’accident du 23 août, l’ASN a inspecté le LAMA du CEA de Grenoble et l’entreprise D&S pour laquelle Anthony travaillait. L’Autorité de sûreté nucléaire leur a ensuite écrit pour émettre quelques recommandations et leur faire des « demandes ». Mais il est aussi question de « lacunes sérieuses » et l’on découvre que le CEA et D&S n’ont pas respecté un certain nombre de procédures. Extraits :
- Au CEA de Grenoble, courrier du 26/09/2013 : « L’inspection a mis en évidence des lacunes dans la préparation de l’intervention de reconditionnement des gravats à l’origine de l’événement. (…) Les inspecteurs (…) ont constaté que l’analyse des risques réalisée ne prenait pas en compte le risque d’exposition potentielle à des particules radioactives. (...) En outre, lorsque l’intervention a été confiée à une entreprise prestataire différente de celle initialement prévue, le plan de prévention a simplement fait l’objet d’annotations manuscrites sans être formellement revu pour prendre en compte le changement d’entreprise prestataire. (…) Les inspecteurs regrettent toutefois l’absence de traçabilité de ces contrôles [de l’irradiation des gravats]. (…) Je vous demande d’améliorer la traçabilité des contrôles prévus pour identifier les sources d’exposition possibles sur les chantiers. »
- À D&S, l’entreprise sous-traitante, courrier du 24/09/2013 : « L’ASN considère que les manquements constatés par les inspecteurs attestent de lacunes sérieuses dans la qualité de la préparation de cette intervention ainsi que dans la coordination entre le CEA, l’entreprise extérieure et votre société (…) Le plan de prévention n’a pas non plus fait l’objet d’une mise à jour rigoureuse lorsque votre entreprise est intervenue. Seules des annotations manuscrites, sans signature, apparaissaient dans le plan de prévention initial établi entre le CEA et l’entreprise extérieure lors du démarrage du chantier. (…) Vous n’avez pas été en mesure de présenter les modes opératoires ou les instructions précises données aux travailleurs pour leur intervention. (…) En outre, aucun document présentant les conduites à tenir en cas de situation anormale ou incidentelle n’a été présenté aux inspecteurs. »
Depuis les années 1990, pour évaluer le degré de gravité d’un événement, il a été mis en place une échelle internationale de classement des incidents et accidents nucléaires (INES), graduée de 0 à 7.
Pour avoir un ordre d’idée, les catastrophes de Tchernobyl et Fukushima étaient de niveau 7. L’événement qui s’est produit le 23 août 2013 au CEA a été classé au niveau 2. Ce type d’événement nucléaire en France est relativement rare, il y en a eu quatre en 2012 et autant en 2013.
Voici les faits officiels reprochés par D&S à Anthony pour justifier son licenciement. Faits qu’il conteste ou explique dans l’interview.
« Création d’une situation dangereuse sur le chantier (…) pour l’assainissement des locaux de l’installation LAMA au cours de la semaine du 19 au 23 août 2013, par l’introduction de termes sources irradiants dans un chantier en zone surveillée (Très faible activité). Exposition volontaire à vos dosimètres (opérationnel et passif) sur les termes sources du même chantier en vue de falsifier un résultat de dose ».
De deux choses l’une : soit ce motif de licenciement est vrai et dans ce cas-là il faudrait que le CEA explique comment il est possible d’introduire ce type d’élément radioactif dans un tel endroit et pourquoi ni le CEA ni D&S n’ont communiqué sur ce grave acte de malveillance. Si c’est faux, ce motif de licenciement est scandaleux.
Les autres motifs sont : « travail isolé », « faux témoignage auprès du CEA et de notre société », « modification volontaire des équipements de protection individuelle », « non respect de l’interdiction de prises de vue (photo et vidéo) sur un site nucléaire. » Sur ce dernier point, Anthony explique : « J’avais une caméra étanche fixée sur mon casque et pas uniquement sur le site du CEA, mon patron de D&S et le CEA le savaient. Quand on faisait une réunion à 15h30, moi je venais avec mes vidéos et je disais ’’là il y a un problème, comment vous voulez qu’on fasse ?’’ Le but de ces vidéos, c’était aussi de montrer et d’expliquer aux nouveaux ce qu’était une situation de démantèlement. »
Et son ex-boîte de conclure : « Tenant l’ensemble de ces faits qui traduisent votre volonté de nuire à l’entreprise, nous notifions par la présente votre licenciement pour faute lourde ». Ça fait cher pour un gars qui s’est fait irradier sur un chantier normalement très peu radioactif.
Rappelons d’abord que la plupart des individus, en France, sont soumis à une irradiation de l’ordre de 2000 à 3000 microsieverts par an, qu’elle soit naturelle (rayonnement émis par la Terre par exemple) ou artificielle (quand vous allez faire un examen radiologique). Pour les travailleurs du nucléaire, les pouvoirs publics autorisent un niveau bien plus élevé.
Concernant l’accident qui s’est produit au CEA de Grenoble, l’ASN informe en ces termes : « L’expertise par l’IRSN du dosimètre passif de l’intervenant a mis en évidence un dépassement de la limite réglementaire ». Et d’ajouter en note de bas de page : « pour les travailleurs susceptibles d’être exposés aux rayonnements ionisants lors de leur activité professionnelle, les limites réglementaires annuelles de doses sont, pour douze mois consécutifs, de 20 000 microsieverts pour le corps entier ». On pourrait déduire qu’il a donc reçu une dose supérieure à 20 000 microsieverts, mais c’est plus compliqué que ça. L’ASN n’a pas donné le résultat précis de son dosimètre passif. Pourtant, la plupart du temps quand elle communique sur un incident nucléaire concernant une irradiation anormale d’un travailleur, elle précise la dose que son corps a intégré. En 2013 elle a signalé, par exemple, l’irradiation de deux personnes, une à 32 000 microsieverts et une autre à 48 000 microsieverts. Nous avons demandé à l’ASN de nous transmettre la dose exacte que le dosimètre a indiqué. Voici leur lapidaire réponse : « Une instruction complémentaire est en cours pour déterminer s’il y a eu dépassement ou non de la limite réglementaire. Nous allons procéder dans les semaines qui viennent et en fonction de l’avancée du sujet à une réactualisation du communiqué de presse. ». On attend la « réactualisation ».
L’article ci-dessous a été publié dans le numéro 25 (printemps 2014) du Postillon.
Anthony, l’irradié du CEA, la suite
Dans le précédent numéro du Postillon, Anthony racontait sa version des faits suite à l’irradiation dont il avait été victime en août 2013 sur un chantier du CEA à Grenoble. L’ASN avait classé cet incident au niveau 2 sur l’échelle INES qui en compte 7, fait relativement rare en France. Elle publiait aussi des rapports d’inspection à l’intention du CEA et D&S signalant des « lacunes sérieuses ». Au local du Postillon, on a reçu un recommandé du président de D&S demandant d’exercer son droit de réponse en nous proposant « d’assister à une conférence de presse qui aura lieu le 14 février 2014 à 16h30, au siège social de ma société » à Bagnols-Sur-Ceze dans le Gard. Et ce, le pingre, sans nous offrir les billets de train. Nous avons donc répondu par la négative en lui demandant un droit de réponse écrit. Quelques jours plus tard, nous avons reçu un « rapport de conférence » annonçant que « notre société D&S s’estime être la victime d’une communication à visage masqué dans laquelle elle a été mise en cause de façon injuste et inexacte par le biais de certains médias ». On s’attendait donc à une réponse détaillée, en vain. D&S se contente de s’autoglorifier de manière ridicule en parlant de la supposée « satisfaction de ses salariés » et de « son engagement pour la sécurité exemplaire » sur la base d’un certificat (CEFRI) que l’entreprise est obligée de posséder pour exercer dans son domaine. à propos de l’incident, il y a seulement quelques lignes qui font reposer la responsabilité sur Anthony, puisqu’il se serait déroulé « sur son temps de pause », sans répondre sur les manquements à la sécurité pointés par l’ASN. Par rapport à ces fautes, D&S annonce qu’elle va « éviter dorénavant les actions dangereuses de salariés malveillants », comme si le manque de sécurité du chantier était dû aux salariés.
À propos de la dose reçue, D&S argue que « les doses retenues aujourd’hui par la médecine du travail et l’IRSN sont très en dessous des limites réglementaires », sans expliquer pourquoi les premières mesures étaient bien au-dessus. L’entreprise sous-traitante est sur ce point rejointe par l’ASN qui quinze jours plus tard publie un communiqué expliquant laconiquement que « après expertise du rapport d’analyse de cet incident, il apparaît que le dépassement de la limite réglementaire n’est pas avéré » [1]. C’est quand même bizarre : fin août 2013 le dosimètre passif d’Anthony est envoyé à l’IRSN, l’ASN ne publie pas la dose qu’il a reçue, contrairement à d’autres incidents, mais justifie le classement en niveau 2 notamment parce que le « dosimètre passif de l’intervenant a mis en évidence un dépassement de la limite réglementaire. » En mars 2014, après une « instruction complémentaire », les données du dosimètre sont revues à la baisse. On aimerait bien savoir ce qu’ils ont bien pu faire dans leur laboratoire pendant six mois à observer un dosimètre. En tout cas, ce n’est pas cette « autorité indépendante » financée par l’État (pro-nucléaire) qui nous donnera la réponse.