Été 2016, soudain les robinets du village d’Herbeys, situé au-dessus d’Eybens, se mettent à cracher une eau souillée d’une couleur rougeâtre et terreuse. Une eau manifestement impropre à tout usage domestique. Coup de fil à la mairie. Pas d’explication.
Les habitants présents – vacances d’été obligent – s’approvisionnent auprès des supermarchés tandis qu’une distribution de bouteilles d’eau minérale s’organise en mairie, avec l’appui de techniciens et d’élus locaux. Chaque foyer a droit à quatre bouteilles par jour. La distribution prévue initialement sur deux jours, durera une semaine. C’est la Métropole qui gère, étant opératrice du réseau d’eau potable.
D’une qualité jusqu’ici remarquable, l’eau d’Herbeys provient d’un captage situé sur les pentes de la station de Chamrousse : le captage de Fontfroide. Une eau de source jusque-là si claire qu’elle était désinfectée aux ultra-violets ; le procédé le plus neutre et le moins coûteux pour assurer une eau potable consommable par les administrés. Ah ! L’eau de Fontfroide... Une eau si bonne et si pure qu’elle est même à l’origine de « L’Eau vive ». L’enseigne, qui compte près de 80 magasins en France, spécialisée dans le commerce de détail de produits bio, compléments alimentaires, utilise « l’eau pure des Alpes » pour préparer ses pains pré-cuits dans son fournil de Brié-et-Angonnes et les redistribuer ensuite dans l’ensemble de ses magasins de France, où les pains sont recuits.
Les 5 000 habitants des cinq communes (Saint-Martin d’Uriage, Vaulnaveys, Herbeys, Poisat, Venon et Brié-et-Angonnes) alimentées par le captage de Fontfroide, apprennent quelques semaines plus tard que la pollution de l’eau est due à des travaux effectués sur la piste olympique de Chamrousse.
La station, pour un coût global de 10 millions d’euros, réaménage la piste de Casserousse avec un nouveau télésiège de six places en remplacement des deux téléskis, installe deux gares, arrivée et départ, ainsi qu’un système de neige artificielle et des canons à neige. Des travaux d’ampleur, autorisés par le préfet, mais effectués dans un « périmètre de protection rapprochée », le périmètre de la source de la Grenouillère.
Ces travaux ont provoqué des coulées de boue et une turbidité telle (présence de matières dans l’eau, qui devient trouble voire opaque) que l’eau ne peut plus être désinfectée aux ultra-violets, procédé neutre retenu si l’eau est suffisamment transparente.
Septembre 2016, les habitants des cinq communes alimentées par Fontfroide trouvent à leur robinet une eau dont la couleur est redevenue normale mais dont le goût a complètement changé. Une forte odeur de chlore s’en dégage. L’eau du robinet a perdu tout relief. Leur eau jusqu’ici désinfectée aux ultra-violets est désormais traitée au chlore.
Un groupe d’habitants organise une réunion pour informer les absents de ce qui s’est passé au cours de l’été. Puis il est décidé de constituer une association, l’Asec (l’Association des eaux de Casserousse), afin de faire valoir la défense de l’intérêt général et de la santé. Une pétition est lancée, elle recueille plus de 6 000 signatures.
Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Les travaux de l’été 2016 constituent en réalité la première tranche d’un projet bien plus vaste de rénovation et d’agrandissement de la station : le projet Chamrousse 2030.
Chamrousse, construite à l’occasion des Jeux olympiques de 1968 pour accueillir le slalom homme, est vieillissante. En hiver, la station de moyenne montagne, dont la clientèle est principalement constituée de locaux, souffre d’un manque chronique d’enneigement. Les pentes vomissent partout leurs cailloux et les planches souffrent... Un programme massif d’achat de canons à neige par la région Rhône-Alpes est déployé. Malgré les lettres de plusieurs élus pointant l’endettement des stations consécutif aux dépenses de fonctionnement et les besoins accrus en eau (5 000 m3 pour un hectare de neige artificielle) ainsi que le fait que ces dépenses se fassent au détriment d’autres projets, le plan de 28 millions d’euros débloqué en 2016 par la région Rhône-Alpes pour l’achat de canons à neige destinés aux stations de moyenne montagne se voit complété par un nouveau plan de 28 millions d’euros dans le cadre du programme 2018-2021. Ce plan de financement vient de démarrer en janvier 2019. En Isère, le département va y ajouter 600 000 euros.
Le projet de restructuration Chamrousse 2030, d’un montant de 70 millions d’euros, s’appuie surplusieurs axes dont la création d’une usine à neige. Telle que décrite dans le projet, celle-ci prévoit d’utiliser les eaux polluées par les hydrocarbures liées aux activités des remontées mécaniques (collectées dans le bassin de la Grenouillère) pour nourrir une autre retenue collinaire située en altitude (les Vallons), destinée à alimenter les canons à neige situés sur deux versants différents. Ainsi, ces eaux potentiellement souillées d’hydrocarbures viendront, par effet de ruissellement et à terme, polluer le captage de Fontfroide.
Normalement, le cadre réglementaire interdit le report d’eau d’un versant vers un autre. Mais ce projet a pourtant reçu l’approbation du préfet. Ardemment soutenu par le maire de Chamrousse Phillipe Cordon, il n’a pas fait l’objet des réserves que l’on pourrait attendre de la part de l’ARS (Agence régionale de santé), ni de la police de l’eau, qui en la circonstance sont habilitées à tirer la sonnette d’alarme.
Un laisser-faire qui a d’ailleurs été apprécié par les promoteurs du projet. « J’ai travaillé sur beaucoup de grands projets en France, mais je n’ai jamais vu autant de procédures passées aussi rapidement. Je tiens à remercier tous les services de l’État qui nous ont aidés à franchir ainsi les étapes », souligne à l’hiver 2018 dans Valeurs immobilières Serge Khavessian, co-directeur du projet (Aktis) avec Laurent Gaillard, lui-même ancien directeur de l’urbanisme à la mairie de Grenoble du temps de Destot.
La station de Chamrousse communique largement, avec l’appui du Daubé, pour asseoir localement l’idée de la « smart-station », avec notamment son flocon vert qui est accordé après une journée d’audit seulement effectué par l’association Mountain Riders. Ce label n’a pas valeur de certification et s’appuie surtout sur des engagements formulés par les stations.
En janvier 2018, l’Asec a déposé une requête auprès du Tribunal administratif de Grenoble. Ce recours demande au préfet de l’Isère le réexamen de l’arrêté concernant le projet d’agrandissement de la station de Chamrousse afin « de sécuriser les captages d’eau potable de Fontfroide, garantir dans le temps une alimentation en eau potable saine, éviter toute contamination de la population par des eaux polluées en provenance d’eaux de ruissellement, d’eaux pluviales et de préciser les mesures de compensation prévues par le Code de l’environnement ». Ils sont dans l’attente de la décision du Tribunal administratif.
Mais quel est l’intérêt de boire de la bonne eau non chlorée quand on peut se faire plein de thunes grâce au « protocole industriel de la neige » ? Franck Lecoutre, directeur de l’office de tourisme de Chamrousse, s’enflammait lors d’une présentation de l’éco-station-connectée-et-durable Chamrousse 2030 : « la neige est notre matière première. On n’a rien encore inventé de mieux, surtout parce que ça nous permet de travailler sur des masses très importantes de clientèle. On a essayé d’autres produits complémentaires, la rando mais c’est difficile à commercialiser, le vélo... c’est compliqué. Il n’y a rien de plus facile et de plus ludique qui rapporte autant d’argent que la neige. Et ça, parce qu’on a un protocole industriel : on transporte des milliers de skieurs par heure ». Enfin des paroles franches loin de la smart langue de bois !