Accueil > Automne 2019 / N°52

Un geste simple : quitter sa boîte

L’enfer vert de Schneider

C’est bien connu : aujourd’hui, tout le monde fait un geste pour la planète, même les multinationales. Prenez par exemple Schneider Electric, la multinationale du disjoncteur et de la « gestion énergétique  » qui emploie 5 000 personnes dans la Cuvette. Sur son site, elle assure à une jeune fille asiatique nommée Lily : « Nous mettrons fin au réchauffement de la planète.  » Comment ? En fabriquant des tonnes de capteurs jetables et en assurant que la « numérisation peut résoudre la crise du carbone ». C’est beau, d’autant plus que Schneider pousse au «  bien-être  » dans l’entreprise, quitte à virer les éléments trop vieux ou pas assez enthousiastes. Malgré son jeune âge, Lorraine* ne rêve que de quitter cet enfer vert.

« Sauvez la planète, prenez l’escalier  ». C’est ce que les employés de Schneider peuvent lire chaque jour dans les locaux de Technopole. Installé sur la presqu’île, ce centre de recherche et développement accueille 1 000 ingénieurs qui œuvrent dans la numérisation des bâtiments. Lorraine se marre à chaque fois qu’elle lit la phrase. La jeune ingénieure travaille depuis plusieurs mois au service « internet des objets  », qui est rempli de jeunes ingés comme elle œuvrant à augmenter le trafic de données et la facture énergétique qui va avec. Sauver la planète ! Elle peut se marrer, Lorraine, en voyant les initiatives écolos de Schneider. « L’autre jour, ils ont lancé une “clean walk”. Les employés devaient ramasser les ordures lors de leur footing et faire une photo des sacs poubelles remplis. Les managers leur proposaient de gagner un cadeau  », se souvient-elle. C’est ainsi que Schneider prend « des mesures concrètes face à l’urgence écologique mondiale  », dixit le groupe – ou plus simplement qu’elle fait la démonstration d’une hypocrisie générale : ce ne serait pas les entreprises qui polluent, mais chaque individu. Il suffirait de changer ses habitudes individuelles et la crise écologique serait évitée. Lorraine n’est pas dupe : « Ici, on conçoit des tonnes de capteurs jetables et pourris. Alors, quand l’entreprise nous demande de sauver la planète avec de petits gestes, franchement… »

De fait, les activités de Schneider Electric sont pléthoriques et très polluantes. Au départ, l’industriel qui possède 200 usines dans le monde fabrique des équipements électriques (pour la basse tension, il y a les disjoncteurs et les interrupteurs ; pour la haute tension, Schneider fabrique des transformateurs électriques – les vieux Grenoblois connaissent plutôt le nom de Merlin-Gerin, que Schneider a racheté). Ces dernières années, l’entreprise y a ajouté de nouveaux produits à base d’électronique : détecteurs de mouvements, boutons poussoirs, contrôleurs de mouvements, etc. 

À Grenoble, l’automatisme des bâtiments est au cœur des recherches. En utilisant l’internet des objets, Schneider fait « parler » des capteurs entre eux, pour allumer ou éteindre à distance l’éclairage d’une pièce. Les capteurs génèrent aussi des informations que Schneider traite par des logiciels, qui permettent de voir l’évolution de la consommation électrique en temps réel. Cette activité mobilise une bonne partie des 5 000 employés de Schneider de l’agglomération grenobloise répartis sur douze sites.

Pour Lorraine, on réinvente l’eau chaude. « Gérer l’électricité ou la ventilation à distance est censé permettre de réaliser des économies d’énergie. Mais ce que l’on fait n’a aucun sens. Schneider veut juste créer un produit avec un capteur sur lequel elle fait plus de marge. Elle veut en fabriquer 10 000 unités, les vendre, puis les jeter  », regrette-t-elle, en soulignant le très mauvais recyclage de ces produits électroniques. Qu’importe, pour Schneider comme pour d’autres, la «  transition écologique » basée sur le numérique est une nouvelle manière de faire du fric. Les bénéfices du groupe atteignent 2,33 milliards d’euros en 2018, et sont toujours en augmentation. « C’est plutôt logique puisque les produits “verts” sont à la mode », remarque Lorraine.

Du sang neuf pour le « digital  »

Ce business destructeur de l’environnement met en exergue le gouffre entre incantations schneideriennes et réalité. Car polluer toujours plus la planète avec des capteurs et des puces ne suffit pas à Schneider. Malgré les bénéfices engrangés, l’entreprise surveille ses marges, et met la pression sur les salariés dans une boîte où la «  culture de la haute performance  » est devenue la norme. Exemple en février dernier : le patron de Schneider promet un chiffre d’affaires en augmentation de 3 à 5 % tous les ans. Reste aux employés à atteindre les objectifs. « En clair, Schneider ne veut que des bons salariés. Ceux qui ne sont pas dans les clous de leurs objectifs, il faut les faire partir  », commente Sandro*, syndicaliste à Grenoble.

Les vieux salariés aux compétences dépassées (notamment sur le numérique) et aux salaires trop élevés sont poussés vers la sortie, pour laisser la place à des jeunes comme Lorraine. Pour assouvir ce besoin de renouvellement à Grenoble, plusieurs techniques « à l’ancienne  » sont utilisées. La première est de jouer sur les notations. Chaque année, les salariés de Schneider passent un entretien, où on leur présente une évaluation de leur travail. Depuis plusieurs années, cet exercice a évolué, nous raconte Sandro : « Nous avons remarqué que les managers sont plus durs dans les notes. Des salariés qui étaient bien notés depuis 30 ans ont vu leur note chuter subitement, les gens n’ont pas compris. Certains managers sont venus nous dire en off qu’on leur demandait de faire ça.  »

La méthode frise «  l’évaluation forcée  », plus connue sous son nom globish de «  ranking forcé ». Cette technique illégale vise à déterminer 10 % de salariés considérés comme «  improductifs ». Tous les arguments sont bons pour noter au plus bas, et ainsi faire perdre primes et avantages aux salariés visés. «  La direction nous a défiés de trouver un document qui mentionnait le ranking forcé », assure Sandro qui n’a rien trouvé.

Il reste que ces notes basses sont censées inciter chacun à se dépasser. Au final, la pression permet de sortir quelques employés – Sandro en a compté trois pour cette année. Dont Thomas*, qui nous a raconté comment il a craqué.

Organiser le burn-out

À la tête d’une petite équipe, Thomas travaille à Grenoble et est très attaché à son entreprise. En 2015, le boulot s’accumule et la direction lui retire un de ses adjoints, sous prétexte que les ratios changent. Pendant plusieurs mois, il sent la masse de travail augmenter, comme la pression, et les journées s’allongent. La nuit, il n’arrive pas à se reposer et ne pense qu’au travail. Comme Schneider est une multinationale, « je bosse sur deux ou trois zones géographiques différentes. Je suis avec l’Inde le matin, les USA l’après-midi  », explique-t-il. Dans cet environnement anxiogène, il accumule les nuits blanches, devient irritable, et n’arrive plus à se lever pour bosser. Quand il évoque le problème avec son manager américain, il le fait par mail. Ce dernier s’en moque : « “C’est que tu es mal organisé”, m’a-t-il répondu  », se désole Thomas qui craque physiquement peu après. Le médecin l’arrête en urgence pour trois mois. Cela crée un nouveau problème : « Quand je reviens de burn-out, les autres salariés considèrent que j’ai la lèpre. Je suis grillé.  » Il ne peut pas reprendre son ancien travail, alors il passe de postes sous-calibrés à d’autres boulots ennuyeux : « Je me mets plusieurs fois en mobilité au sein du groupe, et mon évaluation en juin 2018 est plutôt bonne.  » Cependant, à son retour en septembre, il reçoit un rendez-vous préalable au licenciement, invoquant « une insuffisance professionnelle ». « Schneider n’a pas d’éléments pour me virer, mais l’entreprise sait que cela ne coûtera pas cher. Elle n’hésite pas à licencier abusivement, pour ensuite négocier si besoin avec le salarié », assure Thomas qui conclut : «  Ils m’ont mené dans le mur, puis se sont dédouanés de toute responsabilité.  » Alors quand on lui propose un chèque de départ, il préfère poursuivre en justice pour faire reconnaître son cas.

La performance enthousiaste

Ce véritable culte de la performance est lié à un autre, naissant celui-là : la religion du bien-être en entreprise. Ainsi, le cas de Thomas est anticipé chez Schneider, dont on lit sur le site internet que «  les individus [y] sont formés, encadrés et armés pour faire face aux défis et gérer le stress  ». L’entreprise clame aussi : « Le bien-être crée la performance et la performance génère le bien-être.  » Ainsi, dans le nouveau Technopole des petits coins de paradis ont fleuri. « La direction a créé des espaces conviviaux avec canapés, de nouveaux open spaces et des endroits “cocooning”. Il y a aussi des salles de relaxation ou de sieste. Mais tout ça, c’est pour faire beau, et ça ne règle pas tout  », grince Sandro.

Ce nouveau Schneider sous-traite à de nombreux prestataires comme Lorraine. « Le tutoiement avec le chef est de rigueur, on a des horaires souples, idem pour les congés », explique-t-elle, tout en assurant que son travail, lui, reste vide de sens. Tout comme les activités débilitantes de rempotage de plantes vertes, de sophrologie, de gymnastique du dos et d’hypnose ericksonienne. Ainsi choyés, les employés doivent se sentir bien – même si les cadences augmentent. Et si les personnes en souffrance sont stigmatisées, c’est un peu de leur faute : c’est qu’elles ne sont pas positives !

En mai dernier, Grenoble école de management (GEM) avait organisé les Trophées de la paix économique, une vaste opération de communication pour blanchir les nouvelles pratiques managériales. Gilles Vermot Desroches, le directeur du développement durable chez Schneider, faisait partie des membres du jury et y a étalé tout ce que son entreprise faisait de merveilleux. Pour lui, le « bien-être  » est nécessaire en entreprise, surtout pour le recrutement des jeunes ingénieurs. Mais comment définir ce foutu bien-être ? Le directeur s’appuie sur deux mots creux. L’engagement, d’abord : « Les jeunes, contrairement aux anciens, veulent travailler là où ils trouvent du sens. Il y a donc un besoin d’engagement de l’entreprise pour les attirer.  » Les anciens, tous notoirement cyniques, apprécieront. L’enthousiasme ensuite : « Pour attirer les jeunes qui cherchent du sens, il faut aller plus loin et être positif.  » Ben voyons : les jeunes sont notoirement trop cons pour être lucides.

Grâce à cette injonction au bien-être, les employés seront au top de leur performance. « On a besoin d’embarquer les gens avec des concepts positifs », défend-il. « Ceux qui ne veulent pas s’embarquer dans ces concepts, il faut les sortir de l’entreprise, car sinon, on a l’impression que l’on ne fait que parler et qu’on ne change rien aux comportements.  » Le bien-être à la Schneider, tu l’aimes ou tu le quittes.

Lorraine veut justement se barrer de cet enfer vert : elle en a soupé, du bien-être et des valeurs Schneider . « Pour sauver la planète je vais arrêter l’escalier, je vais plutôt prendre la porte.  » Une porte toute simple, sans capteur électronique, d’où l’on entrevoit la rivière. Sauve-toi, Lorraine. Et ne te retourne pas !

*Les prénoms ont été modifiés.