Des hypermarchés de partout. Des zones commerciales qui s’étendent. Des centres-villes aux rideaux fermés. Un constat terrible.
Et cette nouvelle vague qui s’annonce.
Neyrpic, sur 4,5 hectares de friches industrielles à Saint-Martin-d’Hères :
90 boutiques, 50 000 m2 de galeries marchandes, ouverture prévue en 2023.
Et Grand Place, temple de la consommation régnant depuis 50 ans entre Grenoble et Échirolles.
Avec 30 boutiques et 16 000 m2 de galeries marchandes venant se rajouter prochainement aux 109 enseignes et 80 000 m2 déjà existants.
Une situation très inquiétante pour les responsables du Chuga [2], qui tenaient une conférence de presse dans une boutique désaffectée du vieux Grenoble. « C’était une épicerie-quincaillerie-droguerie qui vendait un peu de tout » se souvient une voisine qui épie à travers la vitrine crasseuse. Typiquement le style de commerce condamné à mort par les hypers et les centres commerciaux. « La consommation exaltée produit des dégâts terribles et souvent irréversibles, s’inquiète Marie-Thérèse, présidente de la Commission de lutte contre la frénésie d’achats. Aujourd’hui on voit arriver dans nos services des gens gravement intoxiqués qui ne voient plus de sens à leurs vies. Il faut les réanimer, mais ça ne marche pas pour tout le monde. »
Les centres commerciaux ne vendent-ils donc rien d’essentiel ?
« Allez donc faire un tour à Grand Place en ce moment ! s’emporte Marie-Thérèse. Vous verrez bien qu’avec le confinement, tout est fermé ou presque. Qu’apportent à la vie les magasins de vêtements fashion comme Armand Thierry, Chevignon ou Mango, les vendeurs de beauté Sephora, Nocibé et cie, ou les fastueuses bijouteries comme Swarovski ou Pandora ? C’est que du superflu ! »
« Attention, a tenu à préciser Olivier, superfluologue, le consumérisme peut néanmoins s’immiscer partout aujourd’hui. On voit ainsi de nouvelles formes très invasives se développer, notamment via internet. L’addiction est renforcée par ce que les propagateurs de fake news appellent le syndrome “omnicanal” : que ce soit en magasin, sur une appli ou sur le web, les canaux d’achat sont démultipliés, le physique et le virtuel s’entremêlent afin d’entretenir la fièvre consumériste. »
Pendant cette conférence de presse, il a beaucoup été question du controversé Maurice Bansay, le patron d’Apsys, promoteur de Neyrpic qui a notamment déclaré que ce futur centre commercial allait offrir « une expérience client totalement omnicanale » (www.lsa-conso.fr, 19/09/2018). « C’est quelqu’un de très dangereux, a alerté Monique, la directrice du Chuga. Son fan-club l’appelle le “roi de la pierre” et il a même reçu en 2014 de la part du centre national des centres commerciaux le “Trophée d’Honneur de la personnalité ayant marqué l’industrie des centres commerciaux français”. S’il dit se préoccuper du bien-vivre des humains, il s’occupe surtout de sa fortune qui s’élève à 525 millions d’euros d’actifs en 2020, ce qui le classe à la 162e place des fortunes de France selon le magazine Challenges. Ne croyez pas les balivernes qu’il raconte ! Bansay est un bâtisseur de clusters, permettant à la maladie de se répandre plus vite ! »
Pour prouver la nocivité du personnage, les responsables du Chuga l’ont cité plus longuement, comme dans cet extrait d’interview : « Le commerce physique doit être aussi simple et fluide que le commerce en ligne, et apporter un supplément d’émotion et de surprise. C’est l’expérience consommateur augmentée ! » (www.lsa-conso.fr, 19/09/2018). Une volonté qui se manifeste dans le projet Neyrpic avec en plus des 90 boutiques, un « food hall » (c’est-à-dire des restaurants – « la perversion du langage est un des symptômes de cette maladie », précise Marie-Thérèse), un Fab Lab, un mur d’escalade, une salle de fitness, une vague de surf artificielle, une scène de concert, des terrains de beach volley l’été, une patinoire l’hiver. Il y avait aussi la volonté d’implanter un complexe cinématographique avec 12 salles, mais ce projet vient d’être retoqué par la Commission nationale d’aménagement cinématographique. « C’est très vicieux, analyse Olivier. Maurice Bansay parle de “centre plus que commercial” pour faire croire qu’on pourra y faire autre chose que consommer. Mais en réalité ce sont des espaces où on ne sait plus distinguer ce qui relève de la marchandise et ce qui n’en relève pas, bref des lieux de contamination très forte. »
La confusion est entretenue par la perversion du langage. Ainsi Apsys prétend que son centre commercial aura « une ambition environnementale forte ». Plutôt que de mettre en avant le fait que les 45 000 m2 du site seront bétonnés et qu’il y aura 850 places de parking, le promoteur insiste sur les 600 places pour vélo, la présence d’arbres (sans préciser qu’ils seront tous dans des pots), les 100 m2 de jardin partagé (toujours dans des pots, chut !) ou la végétalisation de certains murs. « Pour ces tartuffes, “végétaux = écologique”, explique le professeur en foutagedegueulologie Guillaume. Et le plus étonnant, c’est qu’ils sont suivis par des élus qui se prétendent écolos ou anticapitalistes. À Saint-Martin-d’Hères, c’est une mairie communiste qui se démène depuis dix ans pour faire aboutir Neyrpic malgré moult mobilisations. Et l’agrandissement de Grand Place est porté à la fois par la mairie communiste d’Échirolles et par les écolos-insoumis de Grenoble ! »
Mais pourquoi agrandir Grand Place ? Olivier a profité de notre question pour faire un peu d’histoire : « À son ouverture en 1975, Grand Place était déjà “plus que commercial”, on pouvait y trouver un bureau de poste, un espace informations, un centre chrétien, un cabinet médical ou encore une chaîne de télévision. Mais comme Neyrpic menace d’ouvrir bientôt, la multinationale Klépierre, propriétaire de Grand’Place, veut l’agrandir et renforcer son côté “plus que commercial” pour ne pas subir la concurrence. »
Ce qui est très alarmant, c’est qu’il n’y a aucun geste barrière entre la multinationale et les élus rouges-verts. Pire, les élus accompagnent les volontés de Klépierre en faisant de Grand Place le futur centre de GrandAlpe. C’est le nom du plan d’aménagement sur 20 ans de ce territoire que les technocrates appelaient avant « Centralité Sud », qui va de la MC2 de Grenoble à la place des Cinq fontaines d’Échirolles, du cours de la Libération à l’avenue Jean Perrot. « Ce sont des quartiers d’habitation pris dans une juxtaposition d’entrepôts, bureaux, ronds-points, voies rapides, construits sans aucune unité dans la folie bétonnière des années 1960 et 1970, poursuit Olivier. Aucune place de village, aucune église centrale, alors le seul élément “structurant” c’est ce bon vieux Grand Place, qui veut d’ailleurs dire littéralement “place principale”. »
Pendant la campagne des municipales de 2020, le maire de Grenoble Éric Piolle parlait fièrement de GrandAlpe, un investissement de 650 millions d’euros qui permettra de bâtir la ville de demain et « d’accélérer les transitions », ce qui inquiète grandement Olivier : « Fondamentalement, même s’il y a plus d’arbres et de pistes cyclables, on y retrouve la même centralité de la consommation superflue, que cet agrandissement de Grand Place ne fera qu’accentuer. » Alors que les quartiers entourant Grand Place déplorent déjà la mort de dizaines de petits commerces, cette hécatombe devrait hélas s’amplifier.
Y-a-t-il quand même quelques signaux d’espoir ? À quand l’immunité collective ? « Il faut surtout que les habitants s’émancipent de ces diffuseurs de fake news que sont les élus et les promoteurs capitalistes. Faites vivre vos petits commerçants de quartier, n’allez pas dans ces temples de la consommation, ce sont des lieux de contamination très forte. Pour le commerce en ligne, on respecte la règle élémentaire : pas plus d’une heure et pas plus d’un site par an. J’en appelle au civisme de chacun », a conclu Monique.