Accueil > Été 2016 / N°36

Le procureur Jean-Yves Coquillat est en conflit larvé avec les avocats

La bête noire des robes noires

Le 23 mai dernier, Me Bernard Ripert, ténor du barreau grenoblois, avocat historique d’Action Directe et ancien défenseur des complices de Carlos et d’Antonio Ferrara, était placé en garde à vue puis hospitalisé sous contrainte en hôpital psychiatrique. Une mesure qui a aussitôt suscité une levée de boucliers chez ses confrères. Ce nouvel épisode, le dernier en date d’une série d’incidents ayant opposé le barreau de Grenoble au parquet ces dernières années, a ainsi ravivé les tensions latentes entre avocats et magistrats. Au cœur de cette discorde, un homme cristallise particulièrement les critiques des robes noires : le procureur de la République Jean-Yves Coquillat, en poste depuis fin 2011 et à l’origine de l’interpellation de Me Ripert. Le Postillon l’a mis au banc des accusés.


« L’état d’urgence, certains s’en émeuvent, mais les règles de droit restent les mêmes. (…) Dans plusieurs quartiers, certains imposent leur loi et sèment leur ordre ou plutôt leur désordre. Ce qui est à craindre, c’est qu’un autre ordre s’installe : l’ordre islamiste ! » (Le Daubé, 21/11/2015) Une semaine après les attentats du 13 novembre 2015, Jean-Yves Coquillat était invité, aux côtés du préfet Jean-Paul Bonnetain, à expliquer aux maires isérois les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. Et comme à son habitude, le procureur de la République a martelé son message de fermeté. Le 16 novembre déjà, lors d’un point-presse, il s’était félicité que l’état d’urgence « [permette] des perquisitions décidées par le préfet, qui ne sont pas forcément reliées à une infraction », puis s’était fait martial : « Il s’agit bien de répondre aux attentats de Paris et à la guerre qui nous est déclarée. » Des déclarations faisant écho à celles prononcées dans la foulée de l’attentat de Charlie Hebdo : dans Le Daubé (17/01/2015), il évoquait ainsi, « afin de lutter contre les délinquants et les terroristes, ’’si ce n’est une restriction, au moins un contrôle de nos libertés’’. Si l’on veut plus de sécurité », avait-il ajouté, « il faut plus de sévérité et plus de répression. »

« Mater le barreau de Grenoble »

Le ton ne surprendra pas ceux qui ont côtoyé l’actuel procureur durant sa carrière. Derrière l’apparence bonhomme et un « certain sens de l’humour » dont le crédite un confrère de la presse locale, se cache un magistrat intransigeant, qui a fait de la fermeté sa marque de fabrique. Une méthode que le presque sexagénaire a appliquée depuis sa sortie de l’Ecole nationale de la magistrature, en 1978, et tout au long d’un parcours jalonné de promotions régulières : juge d’instruction à Mâcon, substitut à Mulhouse et Bourg-en-Bresse, puis procureur adjoint à Lyon et procureur à Besançon de 2003 à fin 2011.
En arrivant au parquet de Grenoble, Jean-Yves Coquillat entend poursuivre sur la même voie mais va trouver face à lui un barreau historiquement frondeur. « Je pense qu’il est venu ici avec une mission affichée : mater le barreau de Grenoble, qui a une réputation de résistance », confie un pénaliste grenoblois, sous le sceau de l’anonymat, avant de justifier sa posture : « Si on dévoile nos noms, on s’expose à la colère irrépressible d’un homme qui a des moyens à sa disposition (la violence légitime) et les utilise de manière totalement illégitime. Le risque, c’est de se retrouver dans la même situation que Bernard Ripert. Aujourd’hui, la chape de plomb qui pèse sur les avocats les empêchent de s’exprimer librement sur les institutions. » Un autre avocat surenchérit, toujours anonymement : « il y a au mieux une défiance, au pire une suspicion ». Même s’il reconnaît n’avoir « jamais discuté personnellement avec le procureur », il dépeint ce dernier comme « un homme pour qui la confrontation est une manière de travailler et qui aime se faire des avocats ! Pour lui, nous sommes des complices de nos clients. Il se construit sur le conflit. Je l’ai constaté depuis son arrivée : les relations entre les avocats et le parquet sont assez dépendantes de sa personnalité. »

Grève du barreau

Pour dater la naissance de ce conflit, il faut remonter à novembre 2012. Un an après sa nomination, Jean-Yves Coquillat a fait ses calculs : « 20,28% des affaires jugées par le tribunal de Grenoble font l’objet d’un renvoi contre 10% dans une juridiction moyenne. » (Le Monde, 29/11/2012). Soupçonnant l’existence de « pratiques de confort », il décide de traquer les certificats de complaisance. Le 22 novembre, Me Estelle Santoni reçoit ainsi une convocation à l’Hôtel de police, dans le cadre d’une enquête diligentée par le procureur pour « faux et production d’un certificat médical de complaisance ». Deux jours plus tôt, l’avocate avait sollicité le renvoi d’une affaire devant le tribunal correctionnel, pour raisons médicales. Malheureusement pour le magistrat, celle-ci dispose d’une parfaite excuse, étant alors enceinte de sept mois et demi – ce que le procureur prétendra ne pas savoir. Deuxième problème : « Pas de chance pour M. Coquillat, la consoeur en question est une fille de policier [le commandant Paul Santoni], du coup les flics n’étaient pas enchantés », explique l’un de nos témoins.
Cette décision suscite le courroux du conseil de l’Ordre qui lance une grève du barreau de trois jours et intente un recours auprès de la garde des Sceaux. Si l’affaire sera ensuite classée, la rupture entre le parquet et les avocats semble dès lors consommée. Interrogé le 27 novembre 2012 par Le Daubé, Jean-Yves Coquillat se défend : « C’est mon rôle d’enquêter lorsqu’il y a suspicion. Ce que je constate simplement sur un plan général, c’est qu’il faut changer les usages des renvois de confort. Nous recensons plus de 20 % d’affaires renvoyées, et ce n’est pas tolérable. » Mais ses propos sont loin de convaincre notre pénaliste anonyme : « Le procureur a insinué que les avocats étaient responsables des lenteurs de la justice par leurs demandes de renvoi. Mais on s’est rendu compte que près de 50% des renvois étaient dus aux services du parquet : problème de citations des parties, délivrance des copies de pièces pénales, composition du tribunal... C’était une affirmation gratuite et erronée. »

« Ils veulent l’achever »

Si le bâtonnier de l’ordre des avocats, Me Wilfried Samba-Sambeligue, estime « ne pas avoir de difficultés avec le procureur depuis [sa] prise de fonction, il y a six mois », hormis « quelques réserves » sur l’affaire Ripert, les incidents se sont néanmoins poursuivis avec les avocats. Il y a trois ans, Me Ronald Gallo a ainsi été poursuivi sur le plan disciplinaire, pour menaces et actes d’intimidation à l’égard d’un magistrat. « Il a reçu une convocation devant la police, comme un délinquant de droit commun », s’indigne Me Julien Durand. « Certains policiers ont eu l’impression d’être utilisés. A Grenoble, ils ont autre chose à faire et ce n’est pas leur rôle de régler les comptes entre avocats et magistrats. »
Et puis, bien sûr, il y a l’affaire Ripert (voir encadré). Sur ce point, les responsabilités sont partagées entre parquet et parquet général. Jean-Yves Coquillat a en effet demandé l’interpellation de Bernard Ripert puis l’expertise psychiatrique ayant conduit à l’hospitalisation sous contrainte. Mais pour l’avocat, c’est bien le procureur général Paul Michel qui serait le maître d’œuvre du complot ourdi contre lui. Quoiqu’il en soit, Me Durand, qui a assisté Me Ripert lors de sa garde à vue, fait de l’incident le « point culminant » du conflit entre robes rouges et robes noires : « Indépendamment du problème disciplinaire, c’est très étonnant de décider d’une garde à vue une semaine avant la procédure en appel. Il a été interpellé chez lui, on lui a mis les menottes dans le dos devant sa femme, dans son village... Il a gardé les traces de menottes tellement elles avaient été serrées. Tout ça pour un regard lancé à un magistrat ! Le parquet a diligenté une expertise psychiatrique pour des raisons qui m’échappent : j’ai vu quelqu’un avec son tempérament, peut-être excessif, mais sain d’esprit et qui, le soir, se retrouve interné sur la base d’un avis complètement fantasque d’un psychiatre. » L’une de ses consœurs se dit « choquée par ce traitement d’exception. C’est plus une vendetta que de la justice. Il n’y a jamais d’audience aussi rapide : Bernard Ripert a un genou à terre, ils veulent l’achever. » Le procureur de la République s’est quant à lui justifié en affirmant que « les avocats ne sont pas au-dessus des lois » (Le Daubé, 25/05/2016) : pas sûr que cela calme la fronde du barreau...

L’affaire Ripert pour les nuls

L’affaire Ripert a connu de multiples rebondissements judiciaires ces derniers mois – attention, il faut bien suivre ! L’ancien bâtonnier avait requis, en octobre 2015, la suspension du célèbre pénaliste. Divers faits lui étaient reprochés, comme de s’être présenté aux assises sans sa robe alors qu’il était sous le coup d’une suspension disciplinaire, ou d’avoir tenu des propos jugés déplacés à l’égard du président de la cour d’assises. Réuni le 9 mai dernier, le conseil régional de discipline a pourtant rendu une décision de relaxe. Mais le procureur général Paul Michel a sans plus attendre fait appel de la relaxe et obtenu de la cour d’appel, le 12 mai, une prolongation de la suspension de Me Ripert jusqu’au 30 juin. Le lendemain, nouveau coup de théâtre : présent au palais de justice pour déposer un pourvoi contre cette prolongation, l’avocat aurait fixé quelques secondes, à travers une porte ouverte, un magistrat de la cour d’appel. Un simple regard qualifié d’acte d’intimidation par le parquet, qui a ouvert une procédure en flagrance. Et c’est dans le cadre de cette enquête que Jean-Yves Coquillat a fait convoquer Bernard Ripert par la police, une semaine plus tard. Devant son refus, le procureur a alors ordonné aux policiers d’interpeller l’avocat à son domicile savoyard, le 23 mai, puis de le placer en garde à vue à l’Hôtel de police de Grenoble. C’est aussi lui qui a demandé que soit pratiqué un examen psychiatrique au CHU, prélude à son hospitalisation d’office. Transféré à l’hôpital psychiatrique de Saint-Egrève puis à celui de Bassens, en Savoie, sujet de plusieurs expertises et contre-expertises, Me Ripert a finalement été libéré le 25 mai. Une simple pause avant les deux audiences des 2 et 9 juin, devant la cour d’appel. Finalement, après 26 heures (en deux jours) d’un procès épique, le procureur général a requis la radiation du barreau de l’avocat grenoblois. La cour d’appel a mis sa décision en délibéré au 23 juin.