Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67

La désindustrialisation racontée par le vélo

En 2014, le Postillon racontait l’histoire de Libéria, dernière usine de vélo de Grenoble, fermée en 1994. On terminait par un appel à la rouvrir. Huit ans plus tard, toujours pas d’usine ! Pourtant l’État jette des milliards pour réindustrialiser la France, en soutenant la production de silicium pour les puces ou les désormais célèbres canons Caesar. Nous, l’industrie c’est loin d’être notre modèle : on préfère l’artisanat. Mais quand même, quitte à balancer des milliards, on pense que l’État serait mieux inspiré de soutenir les usines de vélos, de pièces détachées de vélos, d’accessoires de vélos. Des vélos normaux, tout simples et fiables, sans moteur et sans puce électronique. Mais du Nord à la Côte-d’Or, de la Normandie à Clermont-Ferrand, de la Savoie à l’Isère en passant bien sûr par Saint-Étienne, ces usines ont en grande partie quitté la France au cours des quarante dernières années. On y fabriquait des cadres, des freins, des câbles, des gaines, des chaînes, des dérailleurs, des pneus, des jantes, des rayons, des selles, des tubes d’acier ou d’aluminium, des potences et des cintres, des chambres à air et de la guidoline, des moyeux, des phares, des pignons et des pédaliers. On y peignait, chromait, décorait des cadres.

Il y en avait de partout, vraiment, dans des campagnes ou des grosses villes, mais elles prenaient moins de place, employaient moins de monde que l’industrie automobile. Elles avaient les mêmes défauts de cadences infernales, de problèmes de santé, de surconsommation de pièces, mais elles recelaient aussi des savoir-faire innombrables. Leur nombre, leur densité leur permettait de peser. Tout autour gravitaient des sous-traitants nombreux qui suppléaient aux besoins des gros. C’est ce que l’on appelle un tissu industriel : c’est ce qui a disparu concernant le vélo, le papier, le textile, et qui menace aujourd’hui l’automobile.

L’histoire qui suit est celle d’un constructeur de vélos qui a travaillé dans la cuvette pendant quarante-sept ans : ni artisan solitaire, ni directeur d’usine, Jean-Paul Routens a commencé par travailler avec son père, ancien coureur cycliste, de 1967 à 1974, dans un petit atelier à Grenoble, avant de le reprendre à son compte. Lorsqu’il a vendu son affaire en 2014, il dirigeait une dizaine de salariés dans un atelier-magasin-stock de 2 000 m2 à Gières. Il a fabriqué des vélos haut de gamme sur mesure, vendu des vélos entrée de gamme de série, sous-traité des fabrications pour les « services course » de Peugeot ou Motobécane. Entre-temps il a connu la transformation radicale d’un milieu artisanal et industriel. La petite histoire du vélo, objet produit en masse tout au long du vingtième siècle, rejoint celle de la mondialisation, et raconte une certaine vision de la désindustrialisation.

Maintenant à la retraite, à 73 ans, c’est dans sa grange à La Grave qu’il restaure des vélos et reconstruit des pièces pour des collectionneurs : un loisir après une vie de travail. Là ce qui nous intéresse, c’est qu’il nous parle du passé, et ça tombe bien, Routens est intarissable quand on parle fabrication de vélos : « Quand j’ai commencé à travailler c’était le temps où il y avait en France, en Italie aussi, toutes les marques de fabricants d’accessoires. 80 % étaient françaises, pour l’approvisionnement c’était facile. On allait tous les lundis à Saint-Étienne. »

Saint-Etienne jusque dans les années 80, c’est pas seulement un bon club de foot et le siège de Verney-Caron, le plus grand armurier français : c’était aussi le poumon mondial du vélo, l’équivalent de Taïwan aujourd’hui. Les marques Mercier, CLB, Vitus, Stronglight, Manufrance, RFG, Nervar y sont installées parmi bien d’autres. On y trouve tout, on y conçoit et fabrique tout ou presque. « Même les marques qui n’étaient pas à Saint-Etienne y avaient un dépôt. Des chromeurs il y en avait quatre ou cinq, des gars qui faisaient du travail à façon pour la soudure de cadre pareil, du montage ils étaient 30… »
Routens était fabricant de vélos mais aussi revendeur pour les vélos entrée de gamme de série : « Tout ce qui était vélo de ville, c’était de la sous-traitance, on achetait le vélo complet. Du minivélo on n’en a jamais fait nous-même. Tout ce qui était vélo basique tout acier, huit sur dix n’étaient pas montés chez nous car on avait la facilité d’avoir des petits artisans qui faisaient du montage à la carte . »

Si les sous-traitants vont plus vite, c’est qu’ils fournissent des volumes considérables, avec des méthodes de division des tâches qui évoquent l’industrie, bien que Routens parle « d’artisans » : « Pour poser des garde-boues, pour les percer c’était fait avec des gabarits, ils travaillaient pour vingt ou trente ou cinquante petites boîtes, mais ça restait tout du manuel. » Libéria revendait des pièces détachées aux vélocistes de la cuvette, mais Routens était assez gros pour s’en passer. « On se servait direct chez tout le monde. »

Alors, on savait tout faire, mais on ne sait plus faire ? « C’est peut-être pas qu’on ne sait plus faire mais il n’y a peut-être plus tous les maillons de la chaîne, si tu veux trouver un artisan peintre c’est compliqué. Tu veux trouver un chromeur c’est compliqué, là je vais refaire une production de potences pour des collectionneurs qui en cherchent, je dois faire “tourner” l’expandeur [1] mais pour dix ou quinze pièces c’est difficile. Quand je voulais des expandeurs j’avais quatre ou cinq possibilités de tourneurs. Si tu veux faire en tant qu’artisan un gabarit, du fraisage, du tournage ou autre à Grenoble c’est compliqué. »

En soi, presque tout reste possible à faire en France, mais tout est plus complexe et long. « J’allais boire le café le matin avec un tourneur-fraiseur et le lendemain j’avais une pièce et s’il fallait une modif’, je retournais boire le café et je l’avais le lendemain. Aujourd’hui ça me paraît impossible, même dans une ville très industrialisée comme Grenoble. Dans les années 70 à Saint-Étienne tu devais avoir cinq ou dix chromeurs indépendants. »

On a l’air passéiste mais en fait, non, on ne trouve pas que tout était mieux avant. Le chromage par exemple, un revêtement très brillant et solide à base de nickel et de chrome appliqué sur des pièces métalliques, était largement utilisé par l’industrie et les artisans. Il était très nocif pour les chromeurs. Alors on fait remarquer que ça, pour le coup, c’est peut-être pas plus mal que ça ait disparu. Mais en fait non, ça n’a pas disparu, souligne Routens : « Toutes les pièces en acier elles sont encore souvent chromées aujourd’hui, mais elles sont chromées ailleurs. » Comprendre en Asie du Sud-Est.

Pour les fabrications de petites pièces en aluminium – autre métal aux conséquences écologiques désastreuses, mais tellement pratique, léger et facile à usiner – il fait le même constat : « Si demain tu veux sortir ton jeu de pédalier, à Grenoble tu vas avoir du mal à trouver. On en faisait faire des séries de 150 maximum. » Soit des petits volumes, peu intéressants pour les tourneurs qui subsistent aujourd’hui. « Les jeux de direction, on faisait des séries de maxi 500 et on avait le choix entre beaucoup de boîtes. Il faut noter aussi que si l’on pouvait faire ces petites séries c’est que partout en France nous avions des clients, des petits monteurs de cycles et des magasins qui faisaient du montage. Aujourd’hui chaque fois que je veux fabriquer une pièce c’est compliqué. Toutes les grosses fabrications sont parties. Des grosses boîtes comme Stronglight étaient toujours en train de sortir des prototypes et ils trouvaient des sous-traitants pour les faire. »

En plus du manque de sous-traitant, il y a l’évolution des techniques. « Il faut savoir qu’un prototype, avant on le faisait faire à la main. Mais je suis plus dans le coup, aujourd’hui tu dois faire l’impression numérique en plastique et une fois que t’as trouvé le bon truc tu fais en alu. Sur une ville comme Grenoble, où les sous-traitants sont débordés, c’est sûr que le Taïwanais aura fini son produit avant que t’aies fini ton prototype. »

Sur la possibilité de relancer une production industrielle, Jean-Paul Routens a l’air d’avoir de gros doutes. « Pour refaire du cadre en France il faut reprendre de A à Z. Pour beaucoup de produits on a perdu tout le savoir. Je prends souvent l’exemple des jouets, pourquoi tous les jouets sont faits à Honk-Kong ? C’est pas pour le coût de la main-d’oeuvre ; il n’y a pas un humain sur la chaîne, c’est du plastique moulé, il y a une personne au début de la chaîne qui charge avec son Fenwick [chariot élévateur] et c’est tout. Il y a zéro main-d’oeuvre, pourquoi c’est tout parti là-bas ? C’est parce que si tu veux un proto là-bas tu l’as dans la journée, si tu veux changer de couleur pareil, ici si c’est bleu et que tu veux du rose on va te dire d’attendre trois semaines. Même si il y a une volonté ça me paraît impossible de ramener parce que ça ne va pas être rentable avant des années. »

Dans le métier, malgré une certaine confraternité, les moments de partage d’expérience étaient rares. « Le lundi on se croisait chez le peintre à Lyon. On parlait rarement technique, chacun avait ses petits secrets qui étaient peut-être les mêmes d’ailleurs ! Le travail qu’on faisait, le vélo, c’était pas très compliqué. Quand il y avait des évolutions on en parlait un peu. Au début on limait tout à la main, après il y a eu les limes pneumatiques branchées sur compresseur. Les machines étaient trop grosses, on en discutait et puis il y a eu des évolutions, on se donnait les fournisseurs de bande de papier de verre. On achetait de la pièce microfusion [une technique de moulage du métal], on se donnait les adresses. »

Ce glissement vers des fournisseurs à l’étranger, Italie, Roumanie, et Asie, c’est aussi le début de la fin pour les constructeurs comme Routens. « Sur la fin il n’y avait plus grand chose de français sur les vélos, à part les roues Mavic et quelques pièces. Les cintres et potences : c’était italien, la selle : italien, pneus, chambre à air, jante et rayons : c’était encore français. Pour les dérailleurs, il n’y avait plus rien de français. Les chaînes Sedis c’était à côté de Vienne, après ils ont déplacé l’usine et ça a pas duré bien longtemps. Sedis c’était LE fabricant de chaîne au monde. Ils étaient en avance, tout automatisé… Shimano, une boîte japonaise est arrivée avec des groupes complets, chaîne, dérailleur etc. Quand Sedis a voulu faire pareil c’était trop tard, ils ont fait faillite... J’ai jamais travaillé avec la Chine j’ai arrêté avant, mais si j’avais continué ç’aurait été ça. »

En plus de faire des vélos, Routens a conçu et commercialisé des pièces, comme une tige de selle en alu, très diffusée, et dont l’histoire illustre le retard ou l’amateurisme des constructeurs français : « La tige de selle “JPR” était vendue entre autres par le groupe Huret [un gros groupe, comparé à Routens]. À l’époque ils avaient monté une filiale et un bureau aux États-Unis : le directeur du bureau américain, c’était mon directeur commercial à moi ! On marchait sur la tête, c’était pas à moi l’artisan de le faire : c’était à l’industriel. »

Le fabricant de freins CLB, en pointe pendant des décennies, s’est aussi vu rattraper par les produits japonais : « Je leur disais, pourquoi vous vous êtes fait absorber par Shimano ? Leur première série c’était pas terrible, tout le monde a rigolé. Leur deuxième série c’était un peu mieux. Leur troisième série ils ont copié les modèles français en moins cher. Quatrième, cinquième série ils ont fait leur propre modèle en mieux. Je disais à CLB, “maintenant il faut faire l’inverse, à vous de copier ce qu’ils ont fait et de sortir mieux que Shimano.” Eux ils disaient nos étriers sont meilleurs, nos patins de freins sont mieux… oui mais quand il n’y a plus de clients faut se remettre en question. »

Mais pourquoi ils ne se vendaient plus, ces freins ? Démodés ? Trop chers ? « Trop chers et démodés oui, mais c’était une question de politique. 80 % de l’aluminium utilisé par les Taïwanais ou Japonais venait de Péchiney, qui était un des premiers producteurs d’alu au monde. L’État français donnait des primes à l’export pour l’alu fabriqué en France. Plutôt que d’aider l’alu à partir on aurait pu aider les boîtes qui utilisaient l’alu en France, aider les boîtes comme CLB à investir. Mais tout le monde a ouvert grand les bras aux importations. »

Là, nous, on tombe un peu des nues. On sait depuis longtemps que les délocalisations se sont enchaînées grâce à l’absence ou la baisse drastique des barrières douanières, incitant les patrons à aller mettre leur usine là où la main d’œuvre coûte moins cher. Les partisans de la mondialisation militent pour cette « ouverture des frontières » économique, censée garantir la concurrence libre et non faussée et renforçant la guerre économique mondiale. Mais avec ce cas de Pechiney, on apprend que la désindustrialisation en France était même favorisée grâce aux primes à l’export. Soit un sabotage en règle de ses propres capacités de production : ça paraît abruti, ou en tout cas un choix très clair en faveur de la désindustrialisation. Mais Jean-Paul Routens le prend avec bonhomie : « C’était des choix politiques, je sais pas quel était le bon choix. Mais aujourd’hui Péchiney c’est pas le premier producteur d’alu dans le monde donc ça devait pas être le bon choix. » Ça fait même belle lurette que Péchiney a disparu, avalé par les rachats successifs. « Ils avaient cinq ou six usines, entre autres d’aluminium dans la vallée de Séchilienne, ils ont même failli fermer la dernière. »

Le pic de la production de son atelier remonte aux années quatre-vingt. Jusqu’à 200 cadres par mois étaient soudés à Gières.
Au début des années 2000, la production de cadres chez Routens décline inexorablement. Les clients sont surtout des coureurs et cyclosportifs. Le cyclo-tourisme n’a pas encore redémarré et l’acier n’a plus la cote, remplacé par l’alu avec lequel Routens fabrique également des cadres depuis les années 90. Mais les clients veulent des vélos de marques internationales : l’atelier subsiste surtout comme vendeur et réparateur.
Est-ce que ça l’a peiné, d’arrêter cette activité de construction ? « Oui et non. Que d’une manière générale ça disparaisse oui, mais l’évolution a été tellement progressive qu’à un moment tu t’occupes de faire tourner ta boîte. Je ne crois pas que ça va revenir maintenant. À l’époque, le vélo évoluait beaucoup par les artisans, même si c’était chacun de son côté. Aujourd’hui il évolue par les grands industriels. Si on veut fabriquer aujourd’hui artisanalement en France, le problème c’est le prix du produit final. Avec mon père, à deux, on sortait quatre cadres par semaine, sur-mesure. De la prise de commande, des cotes, à l’usinage des tubes, la lime… on avait un an de délai, on était débordés. Il y avait du taf à côté du cadre. C’était pas des semaines de 35h ! »

Autre époque… Si lui ne « croit pas que ça va revenir », de plus en plus de petits indépendants se remettent à fabriquer des vélos entièrement, même s’ils n’ont pas les mêmes facilités d’approvisionnement (voir encart). La production entière de tous les accessoires de vélos serait-elle de nouveau possible s’il y avait une réelle volonté politique de le faire ? Sans parler des moyens mis pour l’extension de l’usine de STMicro à Crolles (2,3 millions d’euros par emploi créé), un soutien public permettrait assurément à ce « tissu industriel » nécessaire à une activité réellement utile de renaître petit-à-petit. Et ça ferait du boulot pour la reconversion des employés des usines d’armement…

Notes

[1Un expandeur est un élément conique et percé d’un trou fileté. Le tournage permet de l’usiner grâce à un outil fixe et la rotation de la pièce