Accueil > Printemps 2024 / N°72

La tech aussi drague lourdement

Dans le dernier numéro, on racontait comment STMicroelectronics se flattait de son engagement pour l’égalité des sexes alors qu’elle perdait un procès pour discrimination sexiste : le féminisme-washing dans le monde de la tech bat son plein.
Entre-temps, on a vu fleurir des dizaines d’autres exemples de cette campagne de communication à destination des femmes. Des projets, messages, initiatives pour promouvoir les métiers de la tech et recruter plus de femmes dans un secteur qui manque de bras... Mais aussi pour prêcher ô combien les nouvelles technologies, l’IA en tête, pourront à terme œuvrer à l’émancipation de tous et toutes. Décryptage.

À Grenoble, le CEA est particulièrement moteur dans cette campagne de communication pseudo-féministe. Il organise notamment l’événement « Techno[l]ogies pas sans elles » qui « met en lumière les femmes de la science et de l’industrie » et leurs «  témoignages inspirants  », avec par exemple la conférence : « Le numérique donne des elles ». Il y a aussi son projet Inspir’Upday à destination des collégiennes et lycéennes qui « met en avant la réussite au féminin pour casser les préjugés sur la culture entrepreneuriale ». Mais si, dans sa communication, le CEA met en lumière les femmes, dans les faits, ça reste avec parcimonie : sur les neuf directeurs de centres, huit sont des hommes.

Néanmoins, ce ne sont pas ces contradictions internes qui vont l’empêcher de se présenter à l’avant-garde de la lutte contre les discriminations sexistes. Il est également partenaire du dispositif Solfami pour solutions en faveur de la mixité de la mission École Entreprise du rectorat de Grenoble. Un dispositif à destination des collégien-nes dont l’objectif affiché est de «  lutter contre les stéréotypes de genre et d’ouvrir les métiers scientifiques aux jeunes filles  ». Pas n’importe quels métiers scientifiques cependant, le projet se fait via un mentorat avec des chercheuses de Schneider Electric et du Commissariat à l’énergie atomique.

Lors d’une réunion de présentation de ce dispositif au collège des Saules, une chercheuse du CEA, marraine du projet, vante à la demi-douzaine de collégien-nes présentes le fait que «  les formations scientifiques et techniques ouvrent la voie à des carrières valorisantes, avec de belles perspectives d’évolution ». C’est donc ça la portée émancipatrice : promettre aux jeunes filles qu’elles aussi peuvent faire «  de belles carrières ». Car si on leur vend l’épanouissement individuel, le bon salaire et la position sociale valorisée, rappelons que pour quelques postes d’ingénieures dans la tech et l’industrie, la majeure partie sont des postes d’opératrices dont les conditions de travail sont difficilement attrayantes : 3x8, environnement déshumanisant de la salle blanche, exposition à des produits chimiques, management brutal... Malheureusement pour ceux qui en rêvaient, l’innovation technologique ne signe pas la fin du travail. Elle permet même le renforcement du contrôle managérial sur les salariés, d’autant plus sur les bas salaires (collecte de données sur la productivité, badgeage, caméras de vidéo-surveillance dans les usines, géolocalisation, etc.) et l’invasion de la sphère privée par le travail, avec le stress et la pression que suscite l’hyper-connexion aux mails ou aux appels professionnels.

Mais bon, comme le vend l’autre marraine du dispositif, une chercheuse de Schneider, ce sont avant tout des métiers-passion : « Des métiers où on aime se questionner, essayer de comprendre comment marchent les choses. » Un mythe en contradiction avec quantité de témoignages d’ingénieur-es, qui racontent surtout comment leur métier implique de « comprendre comment marche » le business et de ne pas « questionner » les exigences des financiers.

Oubliant qu’elle s’adresse à des jeunes des années 2010 la chercheuse tente même la comparaison : «  La recherche, c’est MacGyver. » Une recherche donc, où le réacteur nucléaire de l’Institut Laue-Langevin est au chercheur, ce que le couteau suisse est à MacGyver… question d’échelle.
La soirée de présentation se concluera par un mantra, répété à deux reprises par la chercheuse du CEA : « On peut très bien avoir les mains dans le cambouis et mettre du vernis à ongles. » Mince, raté pour la lutte contre les stéréotypes de genre.

Le Tech&Fest aura été un autre exemple de cette campagne de communication à destination des femmes. On pouvait y croiser de grands panneaux, présentant aux festivaliers des parcours de chercheuses inspirantes et leurs histoires qui véhiculent « un message puissant sur l’attrait des sciences, montrant que les femmes peuvent exceller dans ce domaine exigeant ». Il y avait aussi le « Rassemblement des femmes de la tech » du salon, dont le seul objectif aura été d’immortaliser une photo pour Challenges.

On retrouve ces incitations à « plus de femmes dans la tech » à d’autres niveaux. Le syndicat Solidaires Informatique organisait il y a quelques mois une table ronde à Grenoble, intitulée « Travailleuses du numérique, c’est pas leur genre ? » invitant à cette occasion une ingénieure en IA. La revue féministe La Déferlante proposait quant à elle dans son numéro de novembre un dossier « Intelligence artificielle : comment la rendre plus inclusive ? » S’il ne s’agit pas de faire la franche promotion de la tech, ce type d’approche renforce l’idée que le développement technologique n’est qu’un état de fait auquel il faudrait s’adapter. L’essor de l’IA, présenté comme inéluctable, devenant simplement l’occasion de mettre en garde sur ses biais sexistes, et d’inciter les femmes à travailler dessus pour la rendre plus égalitaire.

À l’échelle nationale, il y a le programme « Tech pour toutes » lancé en juin dernier par Élisabeth Borne. Il vise à «  accompagner, à l’horizon 2026, 10 000 jeunes femmes qui souhaitent commencer ou poursuivre des études supérieures dans le numérique  » via un mentorat et un accompagnement financier. Si certes les métiers de la tech et du numérique sont très genrés (en France, les femmes dans la tech représenteraient 17 % des effectifs [1]), il y a d’autres secteurs dont c’est également le cas. Et curieusement, on ne voit pas ce type d’initiative à destination des garçons pour les pousser dans les voies toutes autant genrées du soin et du social (9 femmes pour 10 professionnelles dans le secteur social [2]).

Ce que nous apprennent tous ces projets et initiatives c’est bien les difficultés du secteur de la tech et de l’industrie à recruter. Une fonctionnaire du rectorat confie à propos de la mise en place de dispositifs comme Solfami que «  les industriels ont de grosses difficultés à trouver du personnel et par conséquent, ils ne veulent pas se priver de la moitié de la population. C’est une grosse préoccupation notamment pour le secteur de la microélectronique.  » Toute cette communication n’était donc pas mue par un engagement féministe mais bien par la volonté économique et politique de renforcer l’attractivité de secteurs qui peinent à recruter. Comme le dit Élisabeth Borne au lancement de « Tech pour toutes », cette inégalité est « inacceptable, autant pour une question de justice que d’efficacité économique.  » Mais pourquoi de telles difficultés ? Est-ce parce que le secteur industriel et ses conditions de travail attireraient moins ? Ou alors parce que coder tout la journée derrière un ordinateur rebute ? Ou bien est-ce que #l’égalité_professionnelle en combinaison intégrale comme promue sur ce post du Linkedin de Lynred peine à faire rêver ?

Notes

[1Enquête publiée en mars 2022 par le cabinet Global contact.

[2Statistique Drees (Direction de la recherche des études de l’évaluation et des statistiques)