Tout a commencé lors d’une courte balade sur les berges du Drac à Fontaine, ce printemps. Vous savez, sur ces îlots que la rivière permet d’atteindre quand le niveau est bas, flanqués par l’autoroute d’un côté et Fontaine de l’autre. En passant sur un petit creux plein de vase bien humide, ma copine Coco, accompagnatrice en montagne passionnée par la faune, m’a montré le sol : « Regarde ! Des empreintes de chevreuil, et là un sanglier... » Pendant les confinements, on avait entendu toutes sortes d’histoires d’animaux qui reviennent dans les villes, les oiseaux qu’on entend chanter, les sangliers qui vont aux poubelles. Tout ça semblait logique, de cette logique binaire qu’on emprunte sans réfléchir : quand l’humain se retire, la nature reprend ses droits.
Mais tout ça était fini, ça faisait belle lurette que la « normalité » était revenue, que les voitures circulaient à nouveau jour et nuit sur l’autoroute, les promeneurs et vélos sur les quais, que le bruit et la pollution étaient revenus.
Alors, qu’est-ce qu’elles cherchaient ces bestioles ? Que venaient-elles faire ici ? N’avaient-elles pas toute la nature et les campagnes verdoyantes pour vivre et se prélasser ?
Et puis, il n’y avait pas que les bêtes. Le voyage dans la vie sauvage urbaine commençait au ras du sol, par ses plus insignifiants représentants : les plantes. Elles non plus ne se contentent pas de rester cantonnées aux abords de la ville : la vie végétale pénètre les espaces urbains d’une manière très désinvolte. Pas les plantes des parcs ou jardins, ni celles des friches, mais celles des rues, qui poussent à même le béton, sur les platebandes ou au pied des arbres, comme le laiteron maraîcher, la véronique de Perse, l’arabette des dames, la renouée des oiseaux ou la cymbalaire des murailles. Celles dont tout le monde se fout, à part quelques passionnés de botanique qui les recensent partout en France, épaulés notamment par « Sauvages de ma rue » : un programme de science participative géré, dans l’agglomération, par l’association Gentiana. Pour commencer, je rencontre Antoine, un de ses animateurs : « Ce qu’il faut retenir, après dix ans de recensement, c’est que, bien qu’elles soient un peu moches, qu’elles habitent un environnent rude, perturbé et malpropre, elles rentrent dans des cycles tout à fait naturels. Des insectes vont y chercher du nectar, du pollen ou de la sève. Les graines nourrissent certains insectes, comme les gendarmes, et surtout les oiseaux, qui se servent aussi des brindilles pour construire leurs nids. Leurs dépôts organiques servent de terreau pour d’autres plantes et indirectement, les insectes profitent aussi aux oiseaux et aux chauves-souris. » Certes il suffit de parler avec les anciens pour se rendre compte qu’« avant il y en avait bien plus », néanmoins il y a de nouvelles arrivées un peu surprenantes, comme l’orchis géant, une plante qui avait le statut de « protégée » jusqu’en 1980 alors que maintenant on la retrouve de plus en plus à Grenoble et dans d’autres villes. Idem pour les plantes exotiques envahissantes, comme la fameuse renouée du Japon. Elles n’y sont pour rien dans leur côté « envahissant », il s’agit juste de plantes dites « pionnières », celles qui sont spécialisées dans les milieux nouveaux ou récemment perturbés. Voilà pourquoi elles apparaissent toujours là où le BTP est passé d’abord, pour ensuite devenir un problème pour les services « Espaces verts » des municipalités...
En parlant avec Antoine je me rends compte qu’il y a aussi, partout, des mousses, des champignons, des lichens. Curieux, je m’inscris à une sortie « Découverte des lichens urbains ». C’est ainsi que je passe une matinée du mois d’avril sur le parking de la MC2 avec un lichénologue et une dizaine de personnes à examiner deux arbres pour y retrouver un quinzaine d’espèces différentes. Comme il y a des milliers d’espèces et qu’elles sont très sensibles à l’environnement, il y en a toujours une qui va trouver son compte – même dans les habitats les plus extrêmes. Ainsi de ces taches qui peuvent aller de l’orange au jaune un peu verdâtre qu’on aperçoit un peu partout en ville dès qu’on y fait attention. C’est Xanthoria parietina, un lichen qui aime bien l’azote présent dans les gaz d’échappement. « D’un autre côté, nous explique M. Lichen (c’est marqué sur sa casquette), ils ont la capacité de se dessécher complètement et rester en complète léthargie pendant des années, pour ensuite retrouver leurs fonctions vitales avec l’hydratation, à une vitesse exceptionnelle. Avec les tardigrades [des êtres minuscules proches des insectes et qui vivent de préférence dans les mousses], ils sont les seuls êtres capables de survivre à l’exposition au vide intersidéral. Sur Terre, on trouve les lichens même dans les conditions les plus extrêmes, à -40º près des pôles ou à 60º dans le désert. » Voilà des espèces pas près de quitter les villes...
Les semaines suivantes j’ai eu une petite montée de lichénologie, achetant même le petit guide sur le sujet. La constance n’étant pas une de mes vertus, j’ai vite abandonné, même si j’éprouve pour ces êtres lents, omniprésents mais inaperçus, capables de rentrer dans de longues léthargies pour revenir à la vie ensuite avec une facilité stupéfiante, cette sorte de fascination crépusculaire que le monde présent provoque en moi. Un peu la même, mélange de charme et tristesse, que je ressens en observant les bandes de corneilles qui se déplacent le soir sur la ville. À partir de l’automne, à peu près à la même heure, dans la même direction, je vois les corneilles traverser le ciel vers le sud. Où vont-elles ? Qui sont-elles ? Comme elles sont loin du sol !
À la même époque, un jour où j’allais rejoindre des copains vers la fontaine du lion et du serpent, j’ai entendu un merle s’égosiller en début de soirée. Heure de pointe oblige, les voitures passaient sans arrêt quai Mounier et, comme il faisait un peu doux, la terrasse du bar à côté était bien remplie pour l’apéro. Au milieu de tout ça, le merle chantait de toute sa gorge son chant fou. Et je me suis demandé : est-il chez nous ou sommes-nous chez lui ? La Hulotte (n°112 et 113), m’a un peu éclairé. Depuis deux siècles, partout en Europe, les merles ont abandonné les forêts et se sont installés d’abord dans les cimetières, puis dans les jardins de banlieue pour être aujourd’hui un peu partout en ville, même au cœur des grandes agglomérations, où les allées d’arbres, les petits squares et les jardinets leur suffissent pour nicher. En ville la pression des prédateurs, notamment les rapaces, est moins forte. Le plus étonnant, c’est qu’ils choisirent directement la ville, délaissant dans un premier temps les villages, qu’ils n’ont investi que récemment. « De leur point de vue, il y rôdait encore trop d’individus louches et des personnes malintentionnées à leur égard » explique le journal le plus lu dans les terriers.
Il fallait que je parle avec quelqu’un de la ligue de protection des oiseaux (LPO). C’est Clément, spécialiste dans la biodiversité du bâti, qui est passé un jour au local pour me raconter un peu les oiseaux dans les villes. « Comme partout, le constat général est une réduction des effectifs tant dans les villes que dans les campagnes. Dans les villes il y a, en plus, un déclin des oiseaux qui traditionnellement cohabitent avec l’homme et nichent dans leurs bâtiments, comme les hirondelles et martinets. Avec les nouveaux types de constructions il y a une réduction d’habitats pour eux, en plus des autres problèmes liés à la diminution des insectes. Dans un contexte général de déclin de la biodiversité, ce sont les animaux généralistes qui se portent mieux que les spécialistes. Les évolutions à long terme sont difficiles à établir, mais ce qui est clair c’est que les oiseaux les plus représentés dans les villes sont les moineaux, les corneilles et les pigeons. Ces espèces sont très bien acclimatées mais, comme elles mangent ce que nous jetons, elles bouffent en général très mal. »
Dans L’animal et la mort (La Découverte, 2021), l’anthropologue Charles Stépanoff explique que les endroits de la planète qui présentent le plus grand nombre d’espèces vivantes « sont aussi ceux où la diversité de langues parlées est la plus forte ; biodiversité et sociodiversité s’effondrent en revanche toutes deux dans les régions qui subissent la pénétration la plus intense des économies et des styles de vie modernes. »
Voilà pourquoi la variété des volatiles diminue dans nos espaces urbains de plus en plus uniformes. Par chance, à Grenoble, ville qui s’étend jusqu’au pied des montagnes, il n’est pas rare de voir encore un certain nombre d’autres oiseaux : rouge-gorge, mésange, faucon crécerelle, et même martin-pécheur le long du Furon, du côté de Sassenage (à Fontaine j’ai vu de mes yeux un épervier bouffer une tourterelle). Par contre on ne voit déjà presque plus de chouettes.
Comme le merle, le hérisson est plus présent maintenant dans les villes que dans la campagne, désertant de plus en plus les milieux agricoles suite à la disparition des petites exploitations et l’expansion de l’usage des pesticides. Ainsi, le lézard des murailles affectionne énormément les villes, de même que la tarente commune : ce gecko qui a compris que l’éclairage public sur les murs est un excellent appât pour les insectes. Il fait partie des animaux qui se répandent en milieu urbain à la faveur du réchauffement climatique, comme le moustique tigre et de nouvelles espèces de fourmis. La tarente commune a été signalée à Grenoble en 2018 et vous aurez peut-être remarqué que maintenant l’été, on y entend les cigales.
Lézards, petits hérissons, merles, tout cela est bien sympathique. Mais, quand on pense aux oiseaux de villes, il faut aussi parler des pigeons, objet de sentiments moins émerveillés.
« Beaucoup de gens croient qu’il y en a beaucoup, explique Clement, mais l’effectif à Grenoble est de 4 000 individus, ce qui n’est pas énorme. Il a une très mauvaise image, mais c’est un des rares oiseaux qui arrive à cohabiter avec nous. Il est intéressant de voir que ceux qui vivent le mieux avec nous, qui se sont le mieux adaptés, on cherche à les contrôler voire à les éradiquer, comme les rats ou les moustiques. Néanmoins ils sont tous inscrits dans des chaînes biologiques et d’interactions tout à fait honorables : les moustiques sont des pollinisateurs et en même temps un aliment pour oiseaux et chauves-souris. » Et il paraît que, sans les rats, les égoûts et les canalisations des grandes villes seraient rapidement bouchés [1].
Force est de constater que les animaux qui se portent le mieux dans les villes ne sont pas ceux que nous aimons le plus, loin de là, à tel point que nous les appelons les « nuisibles ». Le pigeon se situe bien dans cette frontière poreuse entre nuisible, sauvage et domestique. Comme espèce animale il s’agit du pigeon biset, Columba livia, qu’on retrouve encore à l’état sauvage et qui est classé, pour les chasseurs, comme un oiseau de passage et chassable. Cette espèce sauvage a été domestiquée par l’homme depuis des temps immémoriaux, que ce soit pour la bouffe, pour la messagerie ou simplement pour la beauté et la compétition (eh oui, il y a des courses de pigeons !). Ce sont les descendants de ces pigeons domestiques, qui à un moment se sont affranchis de leurs maîtres et qui vivent maintenant dans nos villes comme chez eux. Pourquoi le pigeon dégoûte-t-il autant les gens ? Probablement parce qu’il vit trop près de nous, qu’il est dans nos pattes, qu’il se plaît à occuper d’une manière très fidèle nos bâtiments. Dans certaines villes on les gaze, dans d’autres on limite leur population avec des colombiers où l’on élimine ou stérilise les œufs. Par rapport aux animaux domestiques, qui ont un maître, ou aux animaux sauvages, qui sont concernés par le droit de la chasse, les pigeons occupent un vide juridique qu’ils partagent avec les autres animaux qualifiés de nuisibles (qu’on appelle aussi plus récemment « liminaires »). Ces espèces sont dites « sans statut », et sont le domaine des spécialistes des trois D : dératisation, désinsectisation, désinfection. Car s’il faut parler des animaux qui vivent le mieux à côté de nous, la palme revient aux insectes et aux rongeurs, surtout aux rats.
Sous des appellations variées, rat brun, rat surmulot, surmulot, rat d’égoût, rat gris ou rat de Norvège, se cache une seule et unique espèce : Rattus norvegicus. Originaire d’Asie, elle a expulsé des villes occidentales le rat noir, qui en était le rat autochtone, et cela depuis quelques siècles déjà. C’est aussi le rat domestique des laboratoires. Le rat gris est un grand généraliste mais avec une spécialisation pourrait-on dire : il vit exclusivement autour des humains. C’est une forme de rapport entre espèces connue sous le nom d’inquilinisme : des animaux qui vivent exclusivement chez d’autres animaux (ou, plus rarement dans d’autres animaux…), utilisant leurs habitations et se nourrissant de leur bouffe. Cafards et fourmis font de même, et les punaises de lit sucent directement notre sang.
J’ai essayé de parler avec les professionnels des 3D. Il faut dire que ce n’était pas le meilleur moment, puisque j’ai laissé passer tout l’été et que l’arrivée du froid annonce la haute saison pour eux, notamment parce que les rongeurs cherchent aussi à se mettre au chaud. Je réussis quand même à parler au téléphone avec Pascal, qui cumule 40 ans de métier.
« Ce sont les nouveaux bâtiments qui ont proliféré dans les années 50 et 60 qui ont fait que les nuisibles sont plus près des humains, à cause de la concentration des personnes et de nourriture. Mais on peut constater quand même une augmentation du nombre de nuisibles depuis qu’on a limité les produits chimiques qu’on pouvait utiliser [jusqu’aux années 60 le DDT, insecticide faisant partie des polluants éternels, était la norme partout !]. Les nouvelles réglementations sont apparues il y a 20 ans, notamment en 2009 avec le Grenelle de l’environnement, et certaines molécules ont été interdites. Il y a maintenant des produits moins toxiques et plus de techniques. C’est une des raisons pour lesquelles les punaises de lit sont réapparues. Il y a 40 ans il n’y en avait pas en France, mais depuis une vingtaine d’années elles sont revenues à la faveur de l’augmentation des transports. Sauf qu’avec les nouveaux produits et les nouvelles méthodes, il y a plus de problèmes et plus de résistances. Avec les nouvelles normes il n’est plus possible de faire des traitements préventifs, c’est-à-dire, des poisons prêts à être consommés et à disposition en continu, que ce soit pour les punaises ou pour les rongeurs. »
Bien que le dégoût et la terreur d’une infestation par les punaises de lit soient universelles, je crois déceler chez Pascal une sorte d’admiration pour le casse-tête qu’elles posent aux pros du 3D (c’est pareil pour les rats d’ailleurs). « Elles ne sortent que la nuit et s’arrangent pour nicher près des endroits où on dort. En même temps elles peuvent se cacher si elles sentent qu’il y a un truc nouveau ou un produit et passer, si nécessaire, dix ou douze mois sans manger. C’est hallucinant les endroits qu’elles vont trouver pour se cacher. Pour elles comme pour les rats il faut faire en sorte de ne pas susciter leur méfiance. »
Et les sangliers et chevreuils des berges du Drac ? Quel rapport avec les punaises de lit ? Vous-ai-je menés par le bout du nez ? Pas tant que ça. Parce que, finalement, la question était de savoir pourquoi ils viennent près de nous : ne sont ils pas bien dans la « nature » ? Ici c’est la ville, le bruit, le stress, le béton. Les villes nous semblent des milieux hostiles, artificiels, pas naturels. Pour être au calme, pour se ressourcer, nous allons, précisément, dans la nature. Sauf que non, les bêtes et les plantes sont parmi nous, au point qu’on n’arrête pas de les « contrôler », au point de vivre un peu sous perfusion de poisons qui visent les insectes et les animaux qui se rapprochent trop de nous. Ils ne perçoivent pas la ville comme l’antithèse d’un milieu « naturel ». C’est en particulier ce qu’on perçoit chez les « nuisibles », pour qui nos villes, nos habitats, nos corps sont des milieux très favorables. Pour d’autres, comme les oiseaux du bâti, ça a été le cas et pour d’autres encore, comme les chevreuils ou les sangliers, c’est en train de le devenir.
Pour en parler, j’ai rencontré Simon, responsable des services environnementaux de la Fédération départementale de chasse de l’Isère, qui m’a reçu dans leurs locaux en pleine rénovation, où s’entassaient un peu partout des trophées et des animaux empaillés. « Ce qui fait venir les animaux près de villes, c’est d’abord un phénomène de dispersion. Il y a de plus en plus de cervidés et de sangliers et leur dynamique naturelle leur fait chercher des espaces vierges. La particularité de Grenoble ce sont ces deux grands points d’accès que sont les rivières qui la traversent, ce qui offre une forme de facilité pour pénétrer au cœur de la ville. Les animaux sauvages sont présents surtout dans la zone péri-urbaine grâce à ces corridors qui font le contact avec les zones de forêt. Leurs déplacements sont très saisonniers. Ils conjuguent la recherche de territoire et la recherche de calme et de quiétude, surtout pour se reproduire. »
Ce qui est surprenant c’est que leur définition du « calme » n’est pas la même que pour nous humains. Un bord d’autoroute peut ainsi être très calme, toujours selon Simon : « Le calme, ce sont des endroits où ils ne seront pas embêtés, par exemple les ronciers en bord d’autoroute pour les sangliers ou les berges du Drac pour les chevreuils, même si elles sont proches de la ville et qu’il y a du bruit. Ce sont des zones où l’humain est de passage, il ne les dérange pas. À Grenoble il n’y a pas de population de chevreuils ou sangliers installés en ville, mais c’est le cas par exemple à Rome ou Berlin, où ça commence à devenir vraiment un problème. À Rome les sangliers vont se nourrir aux poubelles en plein jour ! Par contre à la Bastille, comme ont pu le remarquer ceux qui ont planté des vignes, il y a une population de sangliers bien installée : cette année ils n’ont pas ramassé une seule grappe de raisins. »
L’intelligence des animaux leur permet de faire la différence entre chasseurs et non-chasseurs, et de comprendre qu’en ville, il n’y a que des non-chasseurs ! « Le sanglier est un animal nocturne, il sait que, proche des villes, il peut passer sa journée pénard dans sa bauge entre les ronces et sortir la nuit se nourrir parce qu’il sait qu’il ne sera pas chassé. Ils savent très bien cohabiter avec nous, ils nous observent, connaissent nos habitudes et savent s’y adapter. C’est probablement aussi le cas des corneilles. Pourquoi viennent-elles dormir en ville ? Corbeaux et corneilles sont considérés « Espèces susceptibles d’occasionner des dégâts » [Esod, la catégorie qui a remplacé « nuisible » dans la réglementation de chasse]. Les chasseurs peuvent donc tirer sur elles, comme sur tous les autres Esod, avec moins de contraintes de lieu ou de saison. Il existe aussi la possibilité de les piéger, même si c’est très réglementé. Mais la chasse s’arrête à 150 mètres des habitations. Ont-elles compris elles aussi que c’est plus sûr de dormir en ville ? Ça ne serait pas étonnant. Le jour, elles errent dans les plaines à la recherche de nourriture et passent la nuit en dortoirs dans les grands arbres en ville. À Grenoble elles affectionnent les berges du Drac et de l’Isère et aussi les grands parcs. »
Les animaux fuiraient-ils seulement les chasseurs en se réfugiant dans les villes ? Simon le chasseur pense qu’il y a un autre paramètre : « La pression du loup. Le loup est maintenant présent dans tous les massifs autour et, c’est un phénomène bien connu, quand il y a le loup, le gibier a tendance à se rapprocher de l’homme. En 2019 à Corrençon-en-Vercors, un loup a dévoré un cerf en plein centre du village. Des événements similaires sont arrivés dans le Vercors plusieurs fois. Comme le gibier arrive en ville un jour le loup arrivera aussi, nous on en est convaincus. »
En attendant le loup, il y a un autre canidé qui est assez à l’aise en milieu urbain, et quantité de propriétaires de poules s’en sont rendu compte : c’est le renard. « On sait qu’ils sont dans les villes, mais on ne sait pas trop où ils sont. Ils n’ont pas forcement besoin d’un terrier, ils le privilégient seulement pour la mise bas. Sinon une cabane abandonnée, un tas de ronces, les friches leur vont très bien. Ils s’adaptent eux aussi parfaitement à la présence de l’homme. Nous on ne les voit pas, mais eux nous voient et nous examinent. »
Les activités humaines en forêt – promenade, VTT, ramassage de champignons, travaux, etc – peuvent gêner également la faune sauvage et faire que certains individus trouvent plus calmes certains espaces des villes. Si les chevreuils et sangliers commencent à prendre leurs habitudes, le cerf ne s’y aventure pas. Pour l’instant ?
Je rencontre aussi Christian, président de l’association communale de chasse agréée (ACCA) de Saint-Martin-le-Vinoux, commune voisine de Grenoble. Lui est à sa 53ème année de licence de chasse et a pu observer quelques changements. « Ce que je constate c’est une disparition du petit gibier (perdrix, lapin, lièvre, grive) au profit du grand. Il a complètement disparu ici et, si on le voit encore, c’est parce qu’il a été réintroduit. Il y a 60 ans, dans la commune, il y avait beaucoup de petites exploitations propices à la vie du petit gibier, tout le monde avait un potager, un carré de céréales, et il y avait des prairies entretenues. Aujourd’hui la forêt gagne de plus en plus et les prairies s’embroussaillent. Il y avait aussi des vignes qui se sont également embroussaillées et remplies de ronces autour des maisons. Ce sont des lieux de prédilection pour le sanglier, notamment si les arbres fruitiers qu’il y avait entre les vignes ont subsisté. Ils ont le gîte et le couvert ! Aussi je pense que le réchauffement climatique a réduit la mortalité pour les nouveaux-nés puisque les hivers sont moins rigoureux et qu’il y a plus de nourriture [2]. En plus, ces animaux percoivent la ville comme un endroit calme, ils s’en fichent du vacarme. Il y a souvent des sangliers au bord de l’autoroute. On peut s’arrêter à côté d’eux et, tant qu’on laisse le moteur tourner ils s’en foutent. Quand on arrête le moteur ils sont un peu sur leurs gardes mais, dès qu’on claque une portière, ils s’en vont. »
En rentrant de cet entretien à vélo, je repasse le Drac, juste à côté de l’endroit où j’avais vu des traces de chevreuil et de sanglier. Je me souviens de ces trois lignes du poète espagnol Antonio Machado : « L’œil que tu vois n’est pas œil parce que tu le vois, il est œil parce qu’il te voit. » [3]. Et je pense à tous ces yeux qui nous voient, ces museaux qui nous flairent, ces oreilles qui nous entendent et ces antennes qui nous perçoivent, nous et nos villes, d’une manière qu’il vaudrait le coup de tenter d’imaginer.