La façade de la brocante n’a rien d’extraordinaire. Quelques chaises sont posées sur le trottoir liées entre elles par une ficelle. Une affaire de précaution : « Sait-on jamais qu’elles changent de propriétaire ! ». L’enseigne indique « Tapissier décorateur. Réfection de Matelas et Sommiers. » Quarante ans qu’elle trône là. Un petit écriteau collé contre la vitre informe : « Venez chiner dans 1000 mètres carrés » . Lucienne, qui appelle systématiquement son mari par son nom de famille tient à préciser : « Monsieur Ricciardi, il double tout ! Même les mètres carrés. C’est quoi cet écriteau ? Où c’est que t’as écrit 1000 mètres carrés ? ». Quoi qu’il en soit, leur brocante est un immense bazar qui s’étend sur deux étages. À l’entrée un canapé Louis XV à 950 euros, à côté, deux fauteuils Louis Philippe « en acajou avec la queue et la tête du dauphin, 1200 euros les deux » détaille avec passion Enio. Une dizaine d’assiettes sont accrochées au mur, « certaines doivent bien avoir 100 ans, c’est du plâtre moulé ». Un ours en peluche est suspendu au milieu des vieilleries : « Il est moins vieux que moi celui là ! ». Seize euros. Une figurine de Dark Vador côtoie une petite coupe du monde, un buste de Napoléon et des pose-couteaux. On trouve de tout et en quantité. Enio dit posséder trois cents vieux postes de radio. D’ailleurs c’est sur France Bleu Isère que l’un d’entre eux est branché. Et il fonctionne très bien.
« Est-ce qu’on peut dire que chez vous, c’est un sacré foutoir ?
- Oui, mais chaque chose a son histoire. Il faut savoir ce qu’on vend au client et lui expliquer pour quel motif c’est ici. Je connais tout. Y a de la marchandise qui est là depuis 30 ou 40 ans, ça se vendra ou sinon ça restera là. »
Il fouille autour de son bureau un moment puis râle : « De temps en temps, elle me casse les pieds celle-là ! ». Celle-là, c’est Lucienne son amoureuse. « Y avait une plaque là, où est-ce qu’elle est ? Elle l’a enlevée. Bon, je la retrouverai plus tard. »
Pam, pam, pam !
Avant d’être brocanteur, Enio a bourlingué. Il est né à Florence en Toscane dans une roulotte, sa famille possédait un cirque. « J’ai commencé à faire le petit clown à sept ans et après les acrobaties, le trapèze, les sauts périlleux et tout. On montait et démontait le chapiteau même quand il pleuvait et neigeait. On voyageait en caravane dans toute l’Italie » et puis la guerre a commencé. « On a dû arrêter le cirque parce qu’il ne fallait plus faire de lumière. On a fermé et on a été obligé de travailler dans une entreprise d’avions ». Il y est tapissier de sièges d’avions militaires pour l’armée mussolienne : « On était 72 000 dans l’usine et fallait pas chômer parce que les Allemands étaient là avec leurs mitraillettes. On travaillait toute la semaine même le dimanche. J’ai mal vécu cette période, on avait peu à manger. » La guerre terminée, Enio exerce le métier d’ébéniste et touche un maigre salaire. Il prend ses cliques et ses claques et part découvrir la Suisse, de Genève à Montreux en passant par Berne et Zurich, travaille comme ouvrier sur des chaînes de montage pour voitures. Enio raconte : « Toutes les demi-heures, ils nous avançaient une nouvelle voiture et on montait les pièces. Il fallait faire seize voitures par jour, c’était mieux payé qu’en Italie. Je suis parti tout seul, j’ai dû apprendre à me faire à manger et laver mon pantalon. En Italie, y avait ma pauvre mère qui faisait tout. »
À cette époque il se passionne aussi pour un sport : « Je boxais en Suisse, pam pam pam [de ses poings il donne des coups dans l’air]. J’ai été sélectionné avec l’équipe nationale pour aller à Paris et là-bas j’ai gagné par KO et tout et tout. Ils nous payaient juste à manger et à dormir. Je voulais devenir professionnel en allant à Paris.
- Les autres boxeurs, ils avaient peur de vous ?
- Ah bah c’est sûr. J’étais connu dans l’équipe nationale suisse. Mais ils m’ont fait fâcher parce qu’ils ne me payaient pas.
- Vous avez quand même perdu quelques matchs ?
- Perdu oui mais aux points seulement. Sur soixante-dix combats, je dois en avoir perdu cinq ou six aux points. Et aux points, c’est rien. J’en ai perdu peu. C’est pour ça que je voulais devenir champion. À Paris y avait des bons boxeurs, eux ils y allaient pam pam, uppercut et tout ». Il abandonne toutefois sa carrière de boxeur : « Quand vous arrivez à 30 ans, vous n’avez pas envie de gâcher votre vie là-dedans. Faire de la boxe, c’est bien mais voyez : [il tripote son dentier]. J’étais pas marié, j’ai arrêté de boxer. À Paris c’est là que j’ai rencontré madame, une parisienne d’origine tchécoslovaque. Et après je suis retourné en Italie et avec elle et j’ai ouvert un commerce. »
Un homme à l’allure bourgeoise entre dans le magasin. Une femme attend sur le siège passager de leur voiture garée devant la brocante. L’homme farfouille dans la boutique. Il brandit une panthère en plâtre « C’est combien ? » Enio : « Je vous fais un prix, 55 euros ». L’homme : « Attendez, je vais demander à ma femme de venir voir ». Elle le rejoint, observe l’objet sans conviction : « Si elle te plaît, prends-la. »
Grenoble 1966
« C’est un copain qui travaillait comme chauffeur du préfet [Lucienne, elle, prétend qu’il s’agissait d’un majordome] de Grenoble qui m’a amené ici. Il m’a dit : ‘‘Je vais à Grenoble’’ , je lui ai dit : ‘‘Tu veux pas m’emmener ?’’. Il m’a dit : ‘‘Monte dans la voiture, on s’en va’’ ». On est en 1966, Enio devait partir pour 48 heures en France. Quarante-sept ans plus tard, il est toujours là et ouvre quotidiennement sa brocante avenue de Valmy. Lucienne a la mémoire et la précision des dates : « Je suis arrivée le 1er novembre 1966 et nous avons acheté ces vieux murs en 1974. J’ai fait des petites économies grâce à monsieur Ricciardi, alors je dis toujours ‘’ il a gagné sa vie de fil-en-aiguille ‘’. Au départ, il refaisait des matelas avec des fils et des aiguilles et à l’époque il avait une petite mobylette et à l’arrière, il avait un châssis avec deux roues de solex et il transportait les matelas avec ». Enio se tue à la tâche « J’ai toujours connu monsieur Ricciardi faire deux journées en une. À onze heures du soir, il faisait ses sièges là-bas au fond dans l’atelier. Ça fait pratiquement vingt ans qu’on ne mange jamais ensemble ! ». Des commerces, ils en ont eu en pagaille, à Varces et Saint-Martin-d’Hères notamment. Aujourd’hui, ils vivotent de leurs « petites retraites » et des rares clients qui poussent encore la porte de la brocante. Lucienne chuchote : « Y en a plus des clients. Nous sommes passés de mode. On ne fait plus d’argent. J’avais des petites économies, elles sont épuisées. Le tout c’est de comprendre les chiffres et monsieur Ricciardi, c’est pas son problème les chiffres ».
Deux types traînent au rez-de-chaussé et s’apprêtent à sortir. « Vous pouvez visiter l’étage si vous voulez » lance Enio. Ils sortent.
Lucienne, féministe frontiste ?
Lucienne se souvient de Grenoble à la fin des années soixante : « Monsieur Ricciardi travaillait chez un patron avant les événements de 68, rappelez-vous. On les a pas trop ressentis ici, c’était plutôt dans les grandes villes : Paris, Lyon, Bordeaux, Marseille. C’était très fort. Y avait les étudiants aussi.
- Vous les souteniez ?
- Ah oui ! Y avait ceux qui en profitaient un peu, ils fumaient le chichon et tout ça mais enfin ça a quand même été une révolution. Il fallait dépoussiérer un peu tout ça, cette bourgeoisie. C’était pas mal.
- Vous étiez un peu de gauche à l’époque ?
- Oui, j’ai été très longtemps de gauche. Pas tout à fait communiste mais quand même de gauche. Quand on est patron, il faut être sérieux avec le personnel qu’on a, il faut le respecter, même le balayeur et lui donner son dû. » La discussion part dans tous les sens et « la directrice » enchaîne : « Je ne voudrais pas vivre dans une grande capitale, ça ne me plairait pas. C’est catastrophique maintenant, on a accepté...moi je suis extrême-droite. Moi je vais plutôt du côté Le Pen. Les gens n’aiment pas ça. [Elle rit]. J’aime bien Marine. Parce que c’est une femme et je soutiens à cent pour cent toutes les femmes. Même la pire femme, je la soutiens. La femme est encore rabaissée malgré le fait qu’on ait le même cerveau que les hommes. La seule différence, c’est la force. Et d’ailleurs, j’ai bien l’impression qu’avec le temps, un jour les femmes auront le pouvoir. Je n’ai pas les mêmes points de vue qu’Enio [sur l’immigration] et même commercialement. Si un commerce ne rapporte plus, c’est inutile. »
Lui, désapprouve Lucienne. « Les pays de couleurs, les gens de couleurs ils aiment la France, ils veulent venir ici pour se refaire une vie. Ils veulent avoir une émancipation dans la vie. Ces gens d’Afrique qui viennent chez nous, il faudrait les aider pour s’émanciper plutôt que de les expulser et les mettre dehors en disant : ‘’ce sont eux qui font du mal’’. Ceux qui méritent d’être là, il faut les accueillir parce qu’ils aimeraient devenir Français comme nous. »
Une femme, vieille machine à écrire calée sous le bras, s’adresse à Enio : « Je voulais savoir si ça vous intéressait de la reprendre... ». Lui : « Ah vous savez j’en ai plein des machines à écrire, ça se vend pas bien ». Elle : « Bon tant pis, excusez-moi, je pensais que ça se vendait. Ils en ont besoin pour tourner des vieux films, non ? ».
Paname Paname
Enio pointe du doigt une peinture de la tour Eiffel : « J’aime mon métier parce que c’est un métier d’art, on est pas des chiffonniers. Paris est une ville d’art ». Il s’interrompt, ses yeux rougissent. « Il me vient de pleurer quand je pense à Paris parce que j’aurais pu rester là-bas mais j’avais la nostalgie du pays, je voulais rentrer en Italie. C’est une ville que j’oublie pas ». Il se penche sur la tour Eiffel et reprend : « Je suis monté là-haut et puis ma directrice, Lucienne, elle voulait se jeter de la tour. Elle attendait un petit, mais elle voulait pas en avoir.
- Elle s’est pas jetée, vous l’avez retenue ?
- Non, je l’ai pas retenue, je lui ai dit : ‘’Jette-toi si tu veux, moi je reste là’’. Elle s’est pas jetée, tant mieux, mais elle a la tête dure ! » Il tapote de sa main une armoire. « On a eu cinq enfants finalement. Elle les a acceptés. » Lucienne n’a pas tout à fait les mêmes souvenirs : « Nan, je ne voulais pas me suicider, il est fou ! [elle éclate de rire]. J’étais enceinte de trois mois et je ne voulais pas être mère à ce moment là. Je voulais continuer mes études, être une grande responsable. Je voulais apprendre l’anglais parfaitement, je prenais des cours du soir. Mais ayant connu monsieur Ricciardi, qui était un peu jaloux et ayant un peu bourlingué, il croyait que toutes les femmes c’étaient des… [elle rit de nouveau]. Il est très jaloux. Ils disent que la jalousie c’est un manque de confiance en soi. »
Deux enfants accompagnés d’une femme, sans doute leur grand-mère, passent le pas de la porte. Elle : « C’est la caverne d’Ali Baba ici ! ». Ils scrutent de toutes parts. Le gamin émerveillé : « Regarde les bateaux et les cages à piaf là-haut ! ». Ils montent à l’étage et déambulent dans le fouillis de vieilleries. Elle : « On vient pour regarder parce qu’un jour ça va disparaître ». Ils repartent sans avoir dépensé un kopeck.
Vivre dans le passé
Au fond, tout au fond de la brocante, c’est l’atelier empoussiéré d’Enio. Il allume la lumière. Des dizaines de machines et des centaines d’outils sont entreposés là. « Autrefois, il y avait une douzaine de personnes qui travaillaient [Lucienne, elle, prétend moitié moins]. On faisait des livraisons jusqu’à 10 heures du soir. Il y avait deux trois ébénistes, des tapissiers, des vernisseurs et moi je dirigeais tout ça et je travaillais avec eux. Des fois il y avait quelques bagarres parce qu’ils ne voulaient pas tellement recevoir d’ordres.
- Vous étiez le patron, vous les avez boxés un peu ?
- Ah non ! Ça m’est jamais arrivé. »
L’atelier a tourné une dizaine d’années, puis ils se sont séparés des ouvriers. Il observe avec nostalgie toutes ses machines : « Maintenant, il n’y a plus rien qui fonctionne ! Regardez cette bonne ponceuse qui est là sans rien faire. Ça me met en boule. »
Le métier de brocanteur antiquaire semble disparaître petit à petit : « Rue Bayard, vous savez combien on était d’antiquaires ? On était vingt ou vingt-cinq et maintenant il en reste quatre ! J’ai des collègues qui ont de la bonne marchandise mais pour eux aussi c’est dur à vendre. » Dans les années soixante-dix Lucienne se souvient de leurs clients : « On sentait qu’ils avaient de l’argent, ils avaient des bonnes professions, des gens qui travaillaient dans les bureaux. Aujourd’hui les riches ne viennent plus nous voir. » Pourquoi ce désintérêt pour les vieilleries ? Ils énumèrent tous les deux d’hypothétiques raisons : le développement des puciers, la vente sur internet, l’ameublement Ikea... Lucienne conclut : « La salle à manger ça n’existe plus. Les gens mettent un grand canapé, une table basse et une télévision qui fait un mètre et qui est collée contre le mur. »
Enio fait mine de boxer encore une fois et confie : « Ma vie c’est un rêve, monsieur. J’ai eu une belle vie. Maintenant je vis dans le passé. »
Lucienne : « Je suis née à Paris mais je suis d’origine slovaque. Mes parents sont arrivés en 1928 en France. J’ai cinq sœurs, on habitait Villetaneuse. Moi je ne suis jamais allée en Slovaquie. Je ne me rappelle plus de ma mère. Je suis née en 1938 et en 1944, avant que la guerre ne se termine, ma mère est partie pour faire des provisions à Marseille et elle n’est jamais revenue. À l’époque, on appelait ça la traite des blanches, elle maîtrisait mal le français, elle était belle femme et elle a sans doute été prise dans un engrenage d’hommes, c’est notre hypothèse. »
« Il a toujours démissionné, il ne s’est jamais fait licencier monsieur Ricciardi. Il travaillait trop bien, il a toujours été le number one. Il avait le physique de la boxe, quand il était jeune, il ressemblait, à Raf Vallone, un artiste. »