Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67

Une invention de Ferrari

Le détournement d’argent public à l’insu de son plein gré

Dans notre précédent numéro, on révélait – grâce aux informations données par son ancien chef de cabinet – les pratiques irrégulières du président de la Métropole, à propos de l’utilisation de sa voiture de service et du chauffeur mis à disposition. À l’époque, fin septembre, Christophe Ferrari n’avait pas daigné répondre à nos questions. Pas plus de réaction aux demandes des nombreux médias (Le Daubé, Place Gre’net, France 3, etc) qui ont repris nos informations à la sortie du journal (le mardi 4 octobre). Le président de la Métropole a tourné sept fois son clavier dans sa bouche avant de finalement pondre un communiqué le jeudi 6 octobre au soir. Voici donc une large partie de ce texte, accompagné de nos nombreux commentaires et nouvelles informations. S’il reconnaît avoir fauté, il prétend que c’est à l’insu de son plein gré et menace quand même notre journal de poursuites judiciaires.

« Je fais suite aux articles de presse faisant état de deux signalements successifs au Procureur de la République ayant le même objet : le premier, au printemps 2022, par un élu de la majorité, et le second, mi-septembre, par mon ancien chef de cabinet, licencié quelques jours auparavant pour rupture de confiance au regard de son insuffisance professionnelle (avec une indemnité de licenciement) [1], mettant en cause l’usage du véhicule qui m’est attribué en tant que président de la Métropole.
(…) L’attribution et l’usage que j’aurais fait du véhicule mis à ma disposition par la Métropole auraient été systématiquement abusifs depuis 2014 du fait d’utilisations en dehors du cadre d’un véhicule de service. Il convient de rappeler que, pour faire face aux nombreux déplacements et aux contraintes qu’impliquent l’exercice d’un mandat tel que Président d’une Métropole, le code général des collectivités territoriales autorise la mise à disposition d’un véhicule aux élus, de même qu’il l’autorise pour les agents des collectivités territoriales pour des nécessités de service.
Mes prédécesseurs à la tête de Grenoble Alpes Métropole en bénéficiaient, comme c’est le cas pour tous les maires des grandes villes, présidents d’intercommunalité, de Départements et de Régions [2].
Le code général des collectivités territoriales ne précise pas si le véhicule mis à disposition des élus peut être utilisé uniquement pour des trajets professionnels (véhicules de service), ou si, compte tenu des contraintes de disponibilité des élus en dehors des horaires de bureau, il peut être remisé au domicile des élus entre deux trajets professionnels (véhicule de fonction) comme c’est le cas pour certains agents de collectivité.

Le Vice-Président aux finances de l’époque, qui avait également interrogé l’administration sur la nature de ce véhicule, s’était aussi vu répondre, par écrit en date du 8 octobre 2014, qu’il s’agissait d’un véhicule de fonction.
C’était l’évidence pour tout le monde. [3]
Ce n’est que récemment, par une réponse ministérielle de mai 2021, que le ministre de l’Intérieur a considéré expressément qu’il ne pouvait s’agir que d’un véhicule de service et non de fonction.
(…) N’ayant été alerté par conséquent que depuis peu sur les incertitudes quant à la légalité du bénéfice d’un véhicule de fonction [4], j’ai pris la décision de ne plus le remiser à mon domicile depuis plusieurs mois et d’utiliser exclusivement mes propres moyens de locomotion pour mes déplacements personnels [5]. Et ce, malgré les contraintes particulières qui pèsent sur moi, en jonglant avec les rendez-vous dans le cadre de mes fonctions de Maire, professeur d’Université et président de la Métropole, représentant de l’ordre de 60 à 70 heures par semaine environ, parfois plus  [6].

Alors oui, rétrospectivement, j’ai donc commis, sans caractère intentionnel, des erreurs par le passé avec des déplacements personnels avec la voiture de la collectivité, mais par méconnaissance du cadre légal, de ma part, mais également de mes plus proches collaborateurs, au Cabinet, à la Direction Générale et au sein de l’administration métropolitaine. Des erreurs intentionnelles ? Aucunement. J’affirme avec force avoir agi en toute sincérité et de bonne foi [7].

Alerté récemment sur cette situation, j’ai ainsi demandé à ce qu’un inventaire soit réalisé pour régulariser, sans délai, tout ce que je dois payer. Cette régularisation est en cours  [8].

Pour l’avenir, j’ai demandé à l’Agence Française Anticorruption d’accompagner la Métropole [9] dans une opération de transparence totale sur le statut des élus et les moyens qui leur sont alloués, notamment par l’élaboration d’une charte déontologique de bonnes pratiques ayant vocation à être soumise et signée par les élus (…).

Que la presse se rassure donc : Grenoble Alpes Métropole et ses élus sont très strictement et régulièrement contrôlés. Il n’y a pas de privilège mais des responsabilités et des sujétions supplémentaires pour son Président et ses élus. Et la volonté de faire toujours mieux [10].

En se faisant complaisamment l’écho de dénonciateurs intéressés, peut-être en lien d’ailleurs, certaines rédactions auraient dû s’interroger sur les manipulations politiques que leur article véhicule [11]. Tout ceci ressemble à de la colère, de la vengeance et à un règlement de comptes politicien savamment préparé depuis des mois et orchestré sur la place publique.

Si j’assume ces erreurs, je plaide la bonne foi. Je ne suis pas un voleur [12].

Et je me réserve la possibilité de porter plainte à l’encontre de certaines rédactions pour diffamation, et pour dénonciation calomnieuse à l’encontre de mon ancien chef de cabinet [13]. »

Notes

[1Si Pascal Harder, l’ancien chef de cabinet interrogé dans le précédent numéro a bien été effectivement licencié, ce n’est pas du tout à cause « d’insuffisance professionnelle ». C’est lui-même qui a demandé à partir en ces termes : « Au regard de la posture de Christophe, je regrette de ne pas pouvoir poursuivre ma mission avec intégrité », comme il l’a écrit au directeur de cabinet le 30 août. C’est toujours lui qui a proposé de procéder à un licenciement pour « rupture de lien de confiance ». Il n’a jamais été question « d’insuffisance professionnelle » jusqu’à cette réponse : cette accusation a tout d’une grotesque diversion. Pour annoncer le départ de Pascal Harder à son équipe, Christophe Ferrari a écrit : « Suite au départ de Pascal Harder, le 8 septembre dernier, vers une nouvelle aventure professionnelle, celle qu’il exerçait jusqu’à présent durant son temps libre, à savoir la production de spiritueux, (...). » Pas de trace « d’insuffisances professionnelles ». Après coup, sans doute le président de la Métropole a-t-il jugé que son ancien chef de cabinet avait quelques « insuffisances » : il n’a pas assez fermé les yeux sur les pratiques irrégulières de son employeur.

[2Apparemment, il n’y a pas que les maires des grandes métropoles qui ont droit à un véhicule de service, mais aussi ceux de localités plus modestes. Avant d’être président de la Métropole, Christophe Ferrari disposait d’une voiture en tant que maire de Pont-de-Claix, commune de 10 000 habitants. S’en servait-il aussi pour ses usages personnels ? Vu sa méconnaissance revendiquée par la suite du statut de « véhicule de service » attribué aux élus, tout laisse à croire que c’était également le cas. La question se pose également pour le véhicule attribué à son premier adjoint à la mairie de Pont-de-Claix, Sam Toscano, depuis trois mandats, soit 14 ans. Alors que ses fonctions lui imposent pour l’essentiel des déplacements dans sa petite commune de 5,6 kilomètres carrés, pourquoi avoir besoin d’un véhicule payé par le contribuable ? La mairie de Pont-de-Claix n’a pas daigné répondre à cette question, comme aux autres sur le même sujet. Impossible donc pour l’instant de connaître les usages faits des cartes essence et péage mises à disposition. La justice enquêtera-t-elle sur ce sujet ? Le conseiller municipal d’opposition Julien Dussart a en tout cas fait un signalement au procureur le 13 octobre dernier. Aucune délibération n’encadrait l’utilisation de ce véhicule jusqu’en septembre 2021. Lors du conseil municipal du 24 novembre 2022, alors que cette délibération était de nouveau à l’ordre du jour, les questions de Julien Dussart sur les pratiques antérieures sont restées sans réponse.

[3Mais pourquoi cette « évidence pour tout le monde » n’avait jamais fait l’objet d’une délibération annuelle, comme d’usage pour ce genre d’avantage ? Et pourquoi cette utilisation d’une voiture pour des usages personnels n’était-elle pas défalquée sur ses fiches de paie comme « avantage en nature » ?

[4Si cette « précision » est venue sur le tard, quelques affaires avaient déjà auparavant condamné des élus pour des usages irréguliers de la voiture mise à disposition. Par exemple, en septembre 2020, le maire de Sanary-sur-Mer avait été condamné à « trois ans de prison dont 30 mois avec sursis et six mois de prison ferme (sous bracelet électronique) pour prise illégale d’intérêt, détournement de fonds publics et favoritisme ». En cause, notamment : « l’utilisation d’une voiture de fonction à des fins personnelles ».
L’ignorance que Ferrari fait porter à ses collaborateurs est donc surprenante. D’ailleurs, cette ignorance ne semblait pas totale. Ainsi, en 2020, suite à l’arrivée du nouveau directeur général des services Jean-François Curci, une traque des usages abusifs des véhicules de la Métropole avait été mis en place, ce qui semble signifier une certaine connaissance de la loi. À ce moment, selon Pascal Harder, tous les véhicules métropolitains avaient été géolocalisés. Tous… sauf celui utilisé par Christophe Ferrari.

[5Ce n’est pas lui qui a pris la décision de ne plus « remiser à son domicile » son véhicule de service, ce sont ses collaborateurs qui le lui ont imposé contre son gré, comme Pascal Harder le racontait dans le précédent numéro du Postillon.

[6Quel homme ! Et quel sens du sacrifice, qui lui impose de passer tant de temps à travailler au lieu de – par exemple – se mettre en disponibilité de son poste de professeur d’Université. C’est vrai que dans ce cas-là, il ne toucherait plus ses presque 10 000 euros de salaires mensuels cumulés. Bref… L’argument de l’agenda surchargé est en tout cas une autre tentative de diversion, l’utilisation de la voiture de service pour ses autres fonctions que celle de président de la Métropole étant anecdotique. Car les relevés de télépéage montrent qu’il utilisait beaucoup cette voiture pendant ses week-ends ou ses congés, à des moments où aucune de ses trois fonctions ne lui imposait des « contraintes particulières ».

[7Après le coureur cycliste Richard Virenque qui reconnaissait s’être dopé « à l’insu de son plein gré », voilà un président de la Métropole qui reconnaît avoir détourné de l’argent public « en toute bonne foi ». En dehors de la clarté ou des flous du code général des collectivités territoriales, cet élu considérait donc qu’il était normal que le contribuable métropolitain paye ses frais de déplacements pour des allers-retours privés à Lyon ou Chambéry ou des vacances en Italie ou dans le Sud-Ouest de la France. C’est dire son estime de la bonne utilisation de l’argent public.
À ce propos, même après avoir été « alerté » par ses conseillers dont Pascal Harder, Christophe Ferrari aurait aimé continuer à utiliser sa voiture de service pour des activités n’étant pas à l’ordre du jour de son agenda du président. Ainsi, le 28 juin 2022, le président de la Métropole avait prévu un dîner en soirée avec deux de ses proches, les vice-présidents Raphaël Guerrero et Ludovic Bustos. Il aurait aimé, comme il en avait l’habitude, se faire amener par un chauffeur devant le restaurant, que celui-ci poireaute toute la soirée (en se faisant payer en heures sup’ par le contribuable) avant de le ramener tard chez lui. Une pratique que les membres du cabinet lui avaient demandé d’arrêter. Alors la veille, Pascal Harder lui envoie un texto : « Pour le dîner avec Raphaël et Ludovic de demain soir, est-ce que tu as envisagé de rentrer avec l’un d’entre eux ? » (sous-entendu : pour ne pas utiliser le chauffeur et la voiture de service). Réponse en trois messages de Ferrari : « Sérieusement ? », « Je dois être le seul président de métropole à vivre ça », « Je trouve qu’on tourne au ridicule ». Une victimisation et une absence de remise en question qui montre toute l’étendue de sa « bonne foi ».

[8Près de deux mois plus tard, aucune trace du résultat de cet inventaire ni de « régularisation », de nouveau évoquée au conseil métropolitain du 18 novembre 2022. Nos questions au service presse sont une fois de plus restées sans réponse. Lister tout l’argent public dépensé indûment par le président de la Métropole, est-ce si long que ça ?

[9Voilà la meilleure blague de tout ce communiqué. Ferrari prétend avoir « demandé » à l’Agence française anticorruption « d’accompagner la Métropole », or c’est exactement l’inverse qui s’est passé. L’AFA a ainsi écrit un courrier le 15 juin 2022 au président de la Métropole pour l’informer d’un contrôle à venir : « Je vous informe que la Grenoble Alpes Métropole fait l’objet d’un contrôle par l’Agence française anticorruption. Conformément au troisième paragraphe de l’article 3 de la loi n2016-1691 du 9 décembre 2016, ce contrôle est destiné à évaluer l’existence, la qualité et l’efficacité des mesures et procédures mises en œuvre pour prévenir et détecter les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme, ci-après “dispositif anticorruption” ». Heureusement qu’ils ne détectent pas les faits de mensonge, sinon ils en auraient déjà eu un avec cette partie de communiqué.

[10À noter que dans tout ce communiqué, Ferrari ne répond jamais aux accusations portées par Pascal Harder à propos des arrangements avec son chauffeur. En échange de services plus ou moins farfelus rendus au président, le chauffeur du président a pu largement dépasser de multiples fois les limites officielles d’heures supplémentaires, et donc bénéficier d’une paye largement supérieure à son salaire de base. Il apparaît en fait que ces dépassements ont été l’objet de plusieurs réunions en « comité technique » de la Métropole, les cadres imposant toujours ces passe-droits à la limite de la légalité pour le chauffeur du président, malgré les avis négatifs des représentants du personnel, s’étonnant du traitement privilégie dont bénéficiait le chauffeur. Par ailleurs, plusieurs témoins nous ont confirmé avoir souvent vu le chauffeur amener le président à des évènements n’ayant rien à voir avec sa fonction de président de la Métropole. Est-ce parce que son « utilisation » du chauffeur est indéfendable que Ferrari ne se défend pas là-dessus ?

[11C’est un des passages obligés de tout politicien dont des pratiques irrégulières sont révélées : dire que ces révélations servent avant tout à ses opposants et qu’elles révèlent de la « manipulation politique ». En clair : Ferrari nous accuse de rouler pour EELV de la même façon que les militants ou élus d’EELV nous ont régulièrement accusés de faire le jeu de la droite ou des « méchants » à chaque article critique de la gestion municipale et du vide à moitié vert brassé par Piolle.
Cet axe de défense grossier vise à rediriger l’accusation contre EELV et Yann Mongaburu en particulier, coupable d’avoir commis un « acte de trahison » en faisant un signalement au procureur. Pour nombre des soutiens de Ferrari, il est donc plus grave de dénoncer, certes avec des arrières pensées politiciennes, des pratiques potentiellement irrégulières à la justice que de détourner de l’argent public. Alors que personne n’a réclamé la démission de Ferrari, et que seul le maire du Sappey-en-Chartreuse Dominique Escaron a osé lui poser une question au conseil métropolitain du 18 novembre, plusieurs vice-présidents (du PCF, du PS ou des petites communes) auraient, en réunion du groupe de la majorité, demandé la démission de Mongaburu de son poste de vice-président tout en « témoignant leur soutien » à Ferrari (Le Daubé, 14/10/2022).
Pour tous ces responsables, la « loyauté » obligerait à se taire, alors que l’article 40 impose aux élus ou fonctionnaires de saisir la justice dès qu’on est au courant d’une pratique irrégulière. À ce propos, l’attitude de Pascal Harder, qui a fait le choix de renoncer à toute carrière dans les cabinets politiques par « vision de l’intégrité » contraste avec toutes les autres personnes ayant été également au courant de ces pratiques irrégulières, mais ne voulant pas mettre en danger leurs ambitions politiques. On pense notamment à Coraline Saurat, actuelle présidente de la communauté de communes de la Matheysine et ancienne chef de cabinet (depuis le départ de Pascal Harder, elle assure de nouveau l’intérim à ce poste). Ou à la néo-députée coqueluche des médias Cyrielle Chatelain, qui a travaillé entre 2015 et 2020 en tant que conseillère technique au cabinet du président de la Métropole.

[12Dans son combat pour prouver qu’il n’est pas un « voleur », Christophe Ferrari a gagné de nouveaux alliés : le site des affidés de Carignon, Grenoble le changement ! Dans un long article (23/11/2022), les droitards s’insurgent du « flicage et de la délation » promus selon eux par les « rouges/verts » qui ont dénoncé les pratiques irrégulières de Ferrari. « Avec la transparence absolue, la société totalitaire qu’ils affectionnent est en route. Ça commence avec les jets privés et tous ceux qui n’en ont pas (ça fait du monde) applaudit. Les grands patrons sont pistés dans toutes leurs destinations, y compris privées, au nom de la planète. D’abord eux et ça continue par Christophe Ferrari et son malheureux voyage en Italie aggravant avec accès en voiture “à une zone de trafic limité”. » Au secours, les patrons ou les grands élus sont pistés ! Les mêmes qui ne trouvent rien à redire au développement d’un monde numérique orwellien où toutes les données sont collectées, analysées et potentiellement divulguées (là-dessus ils sont d’ailleurs d’accord avec les élus rouges/verts) sont choqués qu’on puisse contrôler une bonne utilisation de l’argent public. Pour les bénéficiaires du RSA, la droite défend la possibilité de décortiquer les comptes bancaires et de suspendre son versement suite à toute rentrée d’argent suspecte (même si c’est un don de mamie). Mais pour les patrons et les grands élus, toute transparence relèverait de « la société totalitaire ».

[13Encore une fois, un grand classique pour les politiciens accusés : « se réserver la possibilité » de porter plainte pour impressionner la galerie et finalement ne rien faire faute d’argument juridique solide. En l’occurrence, on ne voit pas ce qui peut être diffamant ou calomnieux dans nos écrits, vu que Ferrari reconnaît lui-même avoir commis des « erreurs » et n’a contesté aucune des informations publiées.