Accueil > Février / Mars 2015 / N°29

« Le vrai problème, c’est la langue »

Pour certains élèves allophones (immigrants non-francophones), l’intégration se fait assez rapidement dans le cadre scolaire. Pour d’autres, le simple fait d’arriver à l’heure à l’école tous les matins relève du miracle. C’est le cas de Marijana, 14 ans, élève en troisième FLE (Français Langue Etrangère). Arrivée de Serbie fin 2013 avec parents, frères et soeurs, elle vit aujourd’hui sous une tente du rond-point d’Allibert... Aller à l’école en vivant dans la rue, c’est possible. Mais pour combien de temps ? Une ancienne collégienne du Postillon a pu recueillir son témoignage, dans ses langues d’origine, forcément grâce à une traductrice.

« Entre le départ de Serbie, les trajets, les expulsions, et l’arrivée en France, il s’en est passé du temps. Le chemin a été long. Quand on est arrivé en France, ça faisait trois ans qu’on n’avait pas mis les pieds dans une école avec mes frères et sœurs. Au début, on ne savait pas qu’on pouvait aller à l’école ici. Dès qu’on a su, on est allé passer les tests pour s’inscrire. Il a fallu attendre cinq mois après notre arrivée pour commencer à suivre les cours du collège. À ce moment, on logeait dans un appartement avec ma famille. Là, j’apprenais bien, tout me rentrait dans la tête. Mais arrivés à la fin de la trêve hivernale, on nous a demandé de partir. Nous, on a questionné nos parents : pourquoi on ne restait pas ? ‘‘Trop peur de ce qui se passerait si on restait’’. Alors, on est partis sagement. Au début, on a passé quelques nuits dans la voiture. Puis on est arrivés ici, au rond-point d’Allibert. Ça fait un an qu’on vit ici maintenant. Un an que je n’arrive pas à travailler, que je retiens mal mes leçons. Un an que je fais mes devoirs à l’école. Où d’autre ? C’est impossible de travailler dans la tente.

Je suis en troisième. Au collège, la plupart des profs ne savent pas que je dors dehors. Je suis presque tous les mêmes cours que les Français. Dans la classe avec moi, il y a vingt-huit Français et un Macédonien. Avec lui, on parle romani. C’est mon pote, on ne se quitte pas ! Faut dire que c’est pas facile de discuter avec les autres, on ne parlait pas le français avant d’arriver ici. Zéro. Ils sont plutôt sympas les Français, mais je ne les vois jamais en dehors du collège. C’est trop compliqué de partager avec eux. Je deviens plus vite amie avec ceux qui viennent d’ailleurs et qui vivent dehors. On se comprend mieux.

L’anglais et l’espagnol, ça se passe plutôt bien. Les dessins animés sont en anglais ou en espagnol à la télévision serbe. Avec tout ce que j’ai regardé quand j’étais petite, ça fait une bonne base ! Avant, j’adorais les maths, j’étais super forte. Maintenant, je n’y comprends rien. En Serbie, on n’apprend que l’arithmétique. Ici, on fait beaucoup de géométrie. Je n’y connais rien moi ! Et puis, comment veux-tu progresser en maths sans même comprendre les consignes ? Les cours sont difficiles dans l’ensemble. Le fond du problème, c’est pas la difficulté : la plupart du temps, je suis capable de faire ce qui est demandé. Le vrai problème, c’est la langue. Le prof parle, parle, parle... À la fin d’un cours, je suis épuisée alors que je ne parle jamais ! Vous croyez que c’est possible de progresser en français sans le parler ? Moi non.

En Serbie, j’étais presque toujours la première de la classe. Je dis presque parce que comme je ne pouvais pas aller à l’école tous les jours, j’étais deuxième parfois. Mais la vie était vraiment trop difficile là-bas... Je ne serais pas là ici sinon. On a connu une telle misère en Serbie. Là-bas, même si on trouve un travail, on est payé 150 euros le mois. Qui pourrait vivre avec ça ?

‘‘Va à l’école pour être quelqu’un, pas comme moi’’, me répète sans arrêt mon père. Moi, je ne sais pas encore ce que je veux faire l’année prochaine. Petite, je voulais être docteur, maîtresse ou boulangère. Après, j’ai voulu faire du marketing aussi. Aujourd’hui, je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas aller à l’université. Je veux suivre une formation et travailler. Mon problème, c’est que je ne sais pas si je vais rester ici ou rentrer en Serbie. Là, ce serait la catastrophe. Il faudrait reprendre l’école là où je l’ai laissée, ce serait impossible.

Tous les matins, mon portable sonne. Mon téléphone, c’est mon réveil. J’ouvre les yeux, je me lève, je touche mes habits. Ils sont humides la plupart du temps. Moi, je ne manque pas l’école. J’aime ça l’école. Si je me suis inscrite, c’est pour y aller sérieusement. Les jours où je n’y vais pas, c’est vraiment que je suis malade, ou alors épuisée. Quand je n’ai pas dormi du tout, je préfère ne pas y aller. Il y a beaucoup de vent certaines nuits. Parfois on tient la tente toute la nuit pour l’empêcher de s’envoler. Tous les jours, mon père appelle le 115. “Pas de places” on lui répond, à chaque fois... »

Les cours de français menacés

Les cours spécifiques réservés aux collégiens allophones (comprendre les arrivants en France ne parlant pas le français) seront réformés dans l’agglomération grenobloise à la rentrée prochaine. Il s’agit des UPE2A (Unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants). Après la suppression de la plateforme d’accueil et de scolarisation en juillet 2014, ce sera le nombre d’heures spécifiques de chaque UPE2A qui sera diminué à la rentrée 2015. Autre changement : la prise en charge des élèves ne sera plus assurée qu’une année, au lieu de deux jusqu’à présent. Voilà ce qui attend les 250 collégiens allophones de l’agglomération grenobloise. Forcément, les enseignants de Français Langue Etrangère qui accueillent ces élèves au quotidien, aux côtés de leurs collègues de classe ordinaire, s’opposent à cette mesure. Le 19 janvier dernier, ils étaient en grève à Grenoble, pour dire non à ce projet qui, loin de favoriser l’intégration des élèves allophones, risque de provoquer leur déscolarisation.
Face à cette mobilisation, la directrice académique (des services de l’Education Nationale) Dominique Fis a reçu les enseignants, le 21 janvier dernier. Mais le message ne passe pas : l’inspectrice a réaffirmé la diminution d’horaires pour chaque collège concerné. Aucune perspective positive pour le moment. Les enseignants cherchent donc comment continuer leur combat.