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Mauvaise ambiance à Gresse-en-Vercors

Les canons ou la mort ?

Les querelles de clocher aussi se modernisent : à Gresse-en-Vercors, petite station à cinquante kilomètres au sud de Grenoble, le village se déchire sur l’opportunité ou non d’installer des canons à neige. D’un côté, les habitants historiques, garants de l’âme de cette petite station familiale, favorables aux enneigeurs. De l’autre, les nouveaux arrivés, ne travaillant souvent pas dans le village, et hostiles aux canons. Et quelque part, il y a Marcia, un peu paumée dans tout ce bazar : la station de Gresse, c’est sa famille, mais elle ne comprend pas cette obsession des canons. Elle nous embarque au pied du Grand Veymont.

«  Ça se voyait dès le début que le maire et sa liste allaient fermer la station.  » Elle est en colère, cette habitante de Gresse-en-Vercors, comme presque toutes les personnes présentes. Ce 29 décembre, environ 60 personnes se sont réunies à la salle du Grand Veymont.

Covid oblige, deux groupes alternent. Les uns attendent dehors dans le froid, pendant que les autres rentrent. Ce rassemblement a pour but de monter une « association de défense et diversification des sports d’hiver  ». Sont présents des moniteurs en rouge, des habitants de résidences secondaires, des perchmans, la coiffeuse, la boulangère. Tous assez inquiets et remontés.

Je connais la plupart des personnes présentes. La station de Gresse, c’est la famille. J’ai passé beaucoup de temps à l’ombre du Grand Veymont, entre le Serpaton et les balcons est du Vercors. En 1975, mes grands-parents ont acheté un chalet pour y passer les week-ends et les vacances. Aujourd’hui, un de mes tontons est directeur des pistes. Un autre a rencontré sa femme en skiant à Gresse. Mon papa a travaillé en tant que moniteur, ma maman dans le magasin de location en bas des pistes. J’ai fait six saisons en tant que perchwoman, ce qui m’a bien dépanné pendant mes études.
La famille, ça décrit bien l’ambiance de la station. Ici, on est loin de la démesure des grandes stations de la Tarentaise et de l’Oisans. Un seul télésiège, neuf tire-culs, une clientèle essentiellement locale, c’est tout petit comme station, presque mignon. Mais depuis cet hiver il y a une sorte de mauvaise ambiance.

En toile de fond, les questionnements classiques traversant toutes les petites stations de moyenne montagne devant affronter réchauffement climatique et concurrence des grosses stations.Faut-il ou non s’équiper de canons à neige ? Vaut-il mieux miser sur une diversification, et si oui, comment ? Dans combien de temps ?

L’histoire de cette petite station est particulière. Au milieu du XIXème siècle, les 800 habitants de Gresse vivent essentiellement d’élevage et d’exploitation forestière. Les usines naissantes commencent à aspirer les jeunes, et le village amorce un long déclin. En 1945 ne reste que 275 habitants, dans une période où on commence à penser au potentiel touristique du village : « Dès cette période d’après-guerre, les Gressois sentirent confusément que le tourisme pouvait fournir un complément à l’activité agricole traditionnelle. En 1947, un premier téléski est installé. (…) Gresse, station touristique ? Quelques-uns y croyaient. D’autres, plus nombreux, n’y croyaient pas encore (1). »

Mais ces prémisses n’empêchent pas l’exode rural de se poursuivre. En 1965, il n’y a plus que 165 habitants. C’est à ce moment que l’idée d’une véritable station de ski prend forme.

Soixante ans plus tard, le tourisme est bien plus qu’un « complément  » à l’activité agricole traditionnelle, le nombre de paysans étant passé de cent-un en 1880 à quatre aujourd’hui. C’est la station qui permet de faire vivre le village, qui s’est repeuplé jusqu’à compter environ 400 habitants, sans avoir été complètement dénaturé comme à l’Alpe d’Huez ou ailleurs. Beaucoup des travailleurs sont des enfants d’anciens habitants, et ont donc un attachement viscéral à la station.

Si les cerveaux se sont tant échauffés en ce mois de décembre, c’est à cause de la nouvelle municipalité, élue en 2020. L’ancienne équipe avait voté l’installation de neuf canons à neige, et la première phase des travaux – du terrassement et de l’enherbement – avait été entamée. En mars 2020, une nouvelle liste « participative » a été élue, avec à sa tête Jean-Marc Bellot. Elle valide la deuxième phase des travaux, un changement de transformateur électrique. Mais qui se montre dubitative à propos de la dernière phase : l’installation des canons à proprement parler.

Comme une partie de l’ équipe municipale n’est pas pour, le maire annonce le 8 décembre 2020 la tenue future d’un référendum sur la question : « Pour ou contre l’installation de neuf canons à neige ?  »

Voilà l’étincelle qui met le feu aux poudres. Les pro-canons ne veulent pas que les enneigeurs puissent être remis en question et ont pris l’annonce du maire comme un affront, d’où la création de l’« association de défense et diversification des sports d’hiver  ».

Bernard Freydier, ancien maire, en est à l’origine avec d’autres habitants. Au début il a soutenu la nouvelle liste, mais aujourd’hui il se sent trahi par cette annonce de référendum. À la réunion du 29 décembre, il s’exclame : « Nous sommes un village qui est fier de sa culture de la neige. Aujourd’hui en pleine saison, la station fait vivre 178 saisonniers, et 8 temps pleins. C’est le poumon économique du village et de ses alentours. Alors oui, nous devons pérenniser le tourisme à Gresse et travailler ensemble pour avoir une réflexion à long terme, pour pouvoir s’adapter au mieux aux changements climatiques et continuer à faire vivre ce village. Nous avons de la neige de culture mais surtout la culture de la neige. »

Cette réunion du 29 décembre est le début de la « lutte  » pour les canons. Le 8 janvier, l’association se retrouve pour le vote du conseil d’administration. La salle étant trop petite pour accueillir la trentaine de personnes présentes, la réunion se déroule dehors, alors qu’il doit faire - 15°C. Je me dis que les gens sont chauds, ultra-motivés pour la défense de la neige de culture.

Parmi les motivées, il y a Patricia Grillet, Gressoise depuis deux générations. Ses grands-parents ont rejoint Gresse en 1963 pour bosser à la fruitière, qui fut la première coopérative laitière de l’Isère. Ses parents ont monté Grillet Sport, le magasin de location de ski en bas des pistes, et elle a pris le relais. « On n’est pas un parc d’attraction à Gresse, j’ai pas voulu investir dans un super gros magasin de sport à l’Alpe d’Huez pour assurer mon avenir. J’ai choisi de faire perdurer l’activité ici à Gresse, parce que je tiens à ce village. Je suis bien contente qu’on ne ressemble pas au col de l’Arzelier [petite station voisine qui a fermé en 2018, NDLR]. Alors, la diversification et la vision d’avenir, oui, mais ce n’est pas possible sans la neige de culture. En plus dans l’équipe de la mairie il y en a peu qui produisent quelque chose de concret pour le village. Je ne leur en veux pas pour ça, mais qu’ils ne viennent pas nous empêcher de faire vivre ce village alors qu’ils sont en télétravail et embauchés à Grenoble.  »

Sensiblement, je suis avec Patricia, avec la « famille » de la station, non pas que je n’aime pas les « nouveaux » habitants, mais parce que leur rapport au territoire me parle moins. Je trouve ça plus pertinent de vouloir faire vivre une petite station de montagne que de venir habiter dans un petit village en faisant des allers-retours à la ville ou en télétravaillant. Surtout s’il s’agit de vivre à la montagne comme si on était en ville. «  Il y a plein de nouvelles idées » s’émerveille devant moi le maire : « On m’a proposé de mettre en place un coworking ici à Gresse, ça peut intéresser du monde.  » C’est sûr que ça peut en intéresser, mais j’en connais plein à qui ces « nouvelles idées  » ne parlent pas du tout.

Dans la nouvelle équipe municipale, il y a quelques habitants historiques mais surtout des nouveaux venus, dont le maire Jean-Marc Bellot. Ayant connu le village et la station étudiant, il a acheté une « maison de vacances » en 2003 pour recevoir sa famille expatriée un peu partout dans le monde : « Avec ma femme on habitait Bruxelles, New-York ou ailleurs. Gresse c’était notre point de ralliement avec les enfants qui font tous des carrières à l’international, l’un à Belgrade, l’autre en Arizona, le dernier à Bruxelles... ». Quand il prend sa retraite de financier à l’AFD (Agence française de développement) en 2018, où il a eu « Macron comme stagiaire  » s’est-il vanté devant moi, lui et sa femme viennent habiter à l’année à Gresse-en-Vercors. Deux ans plus tard, « on est venu me chercher pour me mettre sur une liste parce que bien franchement, devenir maire de Gresse, c’était ni mon rêve absolu ni mon projet. Il se trouve que je voulais être six mois sur Gresse et six mois à voyager (…). Aujourd’hui double peine si je puis dire, Covid et mairie. Mais je fais ça avec plaisir rassurez-vous, sinon je ne le ferais pas.  »

Lui a « pas mal de craintes que les canons n’attirent pas un skieur de plus, parce que le fait de devoir skier éventuellement sur des bandes blanches posées sur l’herbe n’intéresse pas beaucoup de gens. J’ai un doute sur la pertinence de cet investissement, point.  »

Ce doute, je le partage, mais ça m’emmerde d’être de son côté, à ce maire winner et globe-trotter, contre mon sang, ma famille et mes amis, les losers qui tiennent cette station à bout de bras. « J’ai le sentiment d’un discours qui est déjà dans le passé » m’a balancé le maire à propos des pro-canons. Je ne supporte pas cette rhétorique progressiste, comme si le futur était forcément mieux. A priori, je suis toujours du côté des losers mais quand même, je ne comprends pas trop leur blocage sur cette question des canons.

«  Mais t’es pas dans l’association toi ? Pourtant t’as fait six saisons à la station !  » C’est un ancien collègue qui m’a interpellée à une des réunions où j’étais venue en observatrice. Et effectivement, même si certaines réunions de l’asso’ se déroulent dans le chalet de mes grands-parents, je ne suis pas dans l’asso’, parce que je ne suis pas d’accord avec leur combat.

Le bas de la station est déjà équipé en canons à neige. Le nouveau projet porte sur le haut des pistes, afin de «  sécuriser leur enneigement  ». Pour l’instant, selon les défenseurs des canons, c’est le travail des dameuses qui enneige le haut des pistes, ce qui serait, selon eux, moins écologique que les canons.

Depuis le début de cette polémique, mon tonton directeur des pistes a retrouvé le goût de la lutte – pour les canons à neige. À chaque fois que je le croise, il est remonté comme un coucou : « On est nuisibles, du moment où l’on naît et l’avenir je sais pas ce qu’il sera. Alors pérenniser et sécuriser l’enneigement pour les années à venir ne paraît pas une folie. Surtout que les autres n’ont pas de plan, ils proposent rien et veulent faire table rase de l’histoire de Gresse. On n’utilise que 23 % de l’eau qu’on est autorisés à prélever, alors qu’ils viennent pas dire qu’on n’a pas fait d’effort. Et si on peut proposer du ski accessible pour des colos ou des jeunes en réinsertion pourquoi pas, c’est toujours mieux que de rien proposer du tout alors que de tels séjours ne pourront jamais avoir lieu dans des stations du genre Courchevel ou l’Alpe d’Huez. » 
Ce qui me frappe, c’est que pour eux, ne pas défendre ces neuf canons à neige signifierait être contre le ski, la station et la vie du village. J’ai l’impression que les canons déchaînent les mêmes blocages stupides que les caméras de vidéosurveillance, que beaucoup présentent comme la seule solution pour « lutter contre l’insécurité ». C’est comme une pièce de théâtre tragique, comme s’il y avait deux camps irréconciliables, alors qu’en fait tout le monde est plus ou moins d’accord. La station doit à la fois se «  diversifier » et profiter du ski tant que c’est encore possible.

Cet hiver aux remontées mécaniques fermées a montré que malgré l’impossibilité de faire du ski de piste, il y avait quand même une belle affluence dès qu’il faisait beau. Je connais plusieurs gîtes qui étaient tout le temps complets pour les vacances d’hiver. Quand il n’y a pas assez de neige pour skier, les gens font d’autres activités, luge, balade, vélo, bataille de boules de neige. Comme il y a une vie de village, c’est de toute façon plaisant d’être ici.

Le réchauffement est une réalité depuis longtemps, comme me l’a illustré mon papa qui me raconte que quand il était gamin, la station était ouverte jusqu’aux vacances de Pâques. Aujourd’hui, la saison dure de mi-décembre à début mars environ. Ça, tout le monde s’en rend compte, mais le point de désaccord, c’est que pour les pro-canons, des enneigeurs permettraient de faire des saisons honorables jusqu’en 2050, le temps de « transitionner  », alors que les autres, qui ne dépendent pas de la station, veulent engager la «  transition  » dès maintenant, sans dépenser plein d’argent pour les canons. Une étude de Météo France, entre autres (2), publiée en juin 2019 affirme qu’ « avec 45 % de couverture de neige de culture » les stations de moyenne montagne pourraient fonctionner jusqu’à la seconde moitié du XXIème siècle, si nous parvenons à contenir le réchauffement planétaire à 2°C.

Mais l’obsession des canons est aussi due au chantage aux subventions, opéré par le lobby de la neige artificielle. La phase des travaux pour installer les neuf enneigeurs, permettrait d’atteindre une couverture de 47 % en neige artificielle pour Gresse-en-Vercors. L’investissement de 720 000 euros, est subventionné à 30 % par le Conseil régional Auvergne Rhône-Alpes et à 30 % par le Conseil départemental de l’Isère. « Les aides de la Région sont certainement les dernières qui vont tomber au sujet de la neige de culture, m’assure Gilles Apeloig, de la ferme du Grand Veymont. C’est un plan d’aide spécifique pour les stations de moyenne montagne. (…) C’est maintenant ou jamais. » Pouvoir « profiter » de ces aides est un des arguments phares des pro-canons, même s’il reste quand même 280 000 euros à débourser. En dépensant des centaines de milliers d’euros pour les canons, la Région et le Département sont bien les plus importants lobbyistes de l’industrie de la neige de culture.

Plus je lis et j’entends les arguments des pro-canons, plus je trouve que le débat est biaisé. Pourtant, même chez eux il y a de la complexité. À l’une des réunions, j’ai retrouvé un saisonnier qui travaille à Gresse depuis au moins cinq ans. Un mec un peu à l’arrache, donc on s’entend bien. Il avait adhéré à l’association ce soir-là, parce qu’il travaille dans un des magasins de location de ski. « Avec ce taf, l’an dernier c’est la première fois que j’ai pu me poser un an au même endroit. Donc pour moi c’est rassurant d’avoir ce travail. Après c’est vrai que d’un point de vue écologique sur le long terme, la production de neige artificielle n’est peut être pas des plus cool pour la planète. C’est pas facile de trancher, c’est clair.  »Il y a aussi peut-être une question de génération. Noémie, la vingtaine, a grandi à Gresse. On a dû se croiser à l’école maternelle, moi je suis partie mais elle et sa famille sont restées là-haut. « Je trouve que les hivers changent et ne sont jamais les mêmes, les canons à neige ne changeront pas la donne, le climat se réchauffe et dans quelques années les activités de glisse n’existeront peut-être plus. Je trouve ça dommage de vouloir créer de la neige, un projet peu durable. Pourquoi ne pas favoriser et valoriser de nouvelles activités, s’adapter aux conditions climatiques au lieu de se battre contre elles ?  »

Je ne sais pas si Noémie est allée voter au référendum du 9 mai – elle me disait que « cette polémique a beaucoup divisé les gens, et je trouve ça dommage, que dans un si petit village il puisse y avoir de si grandes tensions  ». En tout cas sa position n’a pas gagné. Sur les 387 inscrits sur les listes électorales de Gresse, 315 sont allés voter et 193 ont dit oui aux canons à neige, soit 62 %.

L’orage semble derrière Gresse et mon tonton est content : il m’a même écrit le score dans un SMS. Une issue qui rendra peut être l’ambiance du village plus légère. Et les repas de famille moins tendus, à moins que cet article ne remette une pièce dans la machine.