La montagne est belle, même si elle n’est pas entièrement praticable en 4x4. Pour ravitailler les bergères et gardiens de refuge situés à une, deux ou quatre heures de marche, la méthode moderne est de se servir d’un hélicoptère. Il reste bien quelques alpages où les tenanciers font des allers-retours en portant sur leur dos ou à l’aide d’ânes, mules et autres bardots, mais ce sont les exceptions qui confirment la règle. Aujourd’hui, les ânes servent surtout aux randonnées avec les enfants ; pour amener des vivres et du matériel dans les chalets d’altitude, on utilise un gros tas de ferraille équipé d’un moteur et d’un rotor faisant tourner trois pales lui permettant de voler et d’atteindre des lieux escarpés en transportant des gros sacs au bout d’un câble.
Et c’est bien pratique, ma brave dame. Chaque rotation entre un parking et une cabane, durant quelques petites minutes, permet de déposer jusqu’à 800 kilos de bordel au milieu de nulle part.
800 kilos, soit quarante allers-retours d’humains charriant 20 kilos, ou 8 montées-descentes d’une bonne mule transbahutant 100 kilos. Imbattable ! Ça a un prix, forcément, quelques centaines d’euros par rotation selon la distance et le prestataire, mais quels temps et énergies économisés !
Si tous les cons volaient, il ferait nuit
Frédéric Dard.
Le problème, c’est que les moteurs des hélicoptères ne carburent pas à l’eau de rose mais au kérosène, une coupe pétrolière composée de divers hydrocarbures, considéré comme le carburant le plus polluant. La non‑taxation du kérosène est d’ailleurs une des grandes hypocrisies écologistes des dirigeants actuels et explique l’attractivité financière du transport aérien.
Bref, l’hélico ça fait un boucan d’enfer et ça pollue. Et pourtant les héliportages ne sont pas du tout questionnés par les montagnards. On répète ces dernières années que les massifs sont en première ligne du changement climatique, partout les glaciers fondent puis disparaissent, les cailloux tombent et la végétation change. On incite les randonneurs à utiliser les transports en commun, on leur ordonne de ne pas ramasser les fleurs, on fait de la prose sur ces magnifiques espaces à préserver. L’association Moutain Wilderness est en première ligne de ce combat et a notamment pour but de « remettre en cause les pratiques déraisonnables » et de « proposer des approches douces de la montagne ». Et pourtant, dans leur dossier thématique sur les refuges, pas une ligne sur les héliportages. Au téléphone, le président Frédi Meignan explique : « Effectivement, on n’en parle pas assez. Il faut regarder tout ce qu’on peut réduire, et les héliportages en font partie. D’abord il faut réfléchir à comment réduire le poids de ce qu’on monte, ne pas utiliser de bouteilles en verre, peut-être préférer les protéines de soja à la viande parce que c’est bien moins lourd. Et puis pour les refuges qui ne sont pas trop hauts en altitude, c’est aussi possible de faire plus de portage avec des mules. »
Pourtant que la montagne est belle Comment peut-on s’imaginer
En voyant ces vols d’hélicos
Que l’été vient d’arriver
Jean Ferraille.
Jusqu’à l’année dernière, Frédi Meignan était aussi gardien du refuge du Promontoire et effectuait quatre rotations d’hélicos par saison. « On a tous des contradictions douloureuses : une année on a même été obligés de monter de l’eau par hélico... » Le Promontoire est situé en plein cœur du Parc national des Écrins, là où toute chasse, cueillette et bivouac en dehors de certaines zones sont strictement interdits. Pour ne pas trop déranger la faune locale, les héliportages ne peuvent avoir lieu qu’une demi-journée par mois, aussi les gardiens doivent-ils s’organiser pour les réaliser au même moment. Mais, malgré ces règles strictes, les hélicoptères finissent quand même par voler, si bien qu’il semble impossible de se passer de ces gros tas de ferraille.
Et pourtant : pour une fois, une bonne idée nous vient de Haute-Savoie, territoire peu connu pour ses audaces écologistes, mais où certains alpages sont ravitaillés grâce à des « foulées du sel ».
Cher citadin ignorant, cher trailer à grandes chaussettes, chère alpiniste-d-une-fois-qui-a-réservé-ton-Mont-Blanc, sachez que vaches, chèvres et brebis ne font pas que brouter de l’herbe tout l’été, elles ont aussi besoin de sucer un peu de sel, chaque jour ou presque. Pour une estive de trois mois, il faut donc en monter plusieurs centaines de kilos.
« Porter ça fait mal au dos, mais rester devant son ordinateur encore plus »
Sherpa Tharkey, pote de Tintin.
Le principe des « foulées du sel » est simple : un rendez-vous est donné au parking à un maximum de personnes, et chacun porte un, cinq ou vingt kilos de sel, jusqu’à la cabane où il y a un apéro offert. Pas d’échange d’argent, pas de performance, rien de « fun » et d’« instagramable » : c’est un évènement à l’opposé de ce qui est développé dans les montagnes aujourd’hui. En plus d’aider l’alpagiste, ces moments peuvent aussi divertir tous ces gens passant leurs week-ends à aller randonner « pour rien », ne pouvant trouver d’autre place dans ces paysages que celle du touriste consommateur.
Car ces mêmes personnes sont généralement enthousiasmées par la présence de refuges ou de bergers qui maintiennent un peu de vie dans ces endroits où il y en avait bien plus un siècle auparavant. À l’époque, les ruines d’aujourd’hui étaient des maisons construites sans hélico. Les poutres de quatre mètres de long étaient portées à dos d’humain et les grosses pierres d’angle taillées sur place. Un boulot de titan réalisé par des gens qui n’avaient sûrement pas d’autre choix que de s’installer dans ces lieux loin de tout.
Depuis, les machines ont permis aux humains de moins porter, ce qui n’a pas empêché le mal de dos de devenir le « mal du siècle ». La faute, entre autres, aux cadences infernales pour suivre ces machines, aux boulots répétitifs, au stress, au manque d’activité ou aux mauvaises positions devant l’ordinateur.
Le portage est associé à une activité forcément dévastatrice pour le corps. Les sportifs dans le vent, trailers ou cyclistes, font la chasse au moindre gramme en trop (sur eux-mêmes en tous cas, faut bien des bagnoles pour porter le matos). On fait beaucoup plus de foin sur le poids des cartables des enfants que sur le temps qu’ils passent derrière les écrans. Mais est-ce souvent à cause des sacs à dos qu’on en a « plein le dos » ?
Des foulées du sel ont eu lieu sur le massif de la Tournette il y a une dizaine d’années et existent depuis huit ans dans la vallée de Chamonix, pour amener « 350 kilos de sel à l’alpage de la Pendant ».
Pourquoi ne pas imaginer des initiatives similaires dans les alpages isérois ? Des rendez-vous collectifs de portage pour monter le sel et autres besoins dans les alpages, filets, postes électriques, croquettes pour chiens et victuailles pour le berger ? Les refuges pourraient aussi faire monter leurs canettes de bière, patates, reblochons premier prix et confiture de myrtilles de chez Métro avec des foulées de l’alcool, des foulées du gras ou des foulées du sucre. Quelques « foulées » et l’aide d’un ou plusieurs mulets peuvent permettre à des gardiens de refuge de vivre une saison sans hélico et sans gros mal de dos.
J’entends déjà les bergères et gardiens de refuge râler : « Quoi ? Organiser ça alors qu’on est déjà débordés de boulot ? Rien à battre, j’appelle l’hélico ! » Mais qui a dit que c’était à vous de l’organiser ? Sur la Tournette, c’était une association de patrimoine local qui organisait la foulée. À Chamonix, les foulées du sel sont mises en place par la Société d’économie alpestre, une association institutionnelle de promotion des alpages. On pourrait aussi imaginer que ce genre d’initiatives soit mis en place par le Club alpin français (Caf), la Fédération des alpages, la mairie du coin, une association de randonneurs, ou même Jacques et Micheline qui s’emmerdent à la retraite. Ça aura toujours plus de sens que les inalpes (montées en alpage) ou désalpes (descentes d’alpage) où les touristes ne servent à rien à part foutre le bordel dans le troupeau.
C’est pas les foulées du sel qui empêcheront les glaciers de fondre, n’empêche que ça peut réchauffer quelques rapports humains et remettre du sel dans nos existences affadies.