« À cause du numérique, les jeunes souffrent d’un manque d’intégration et d’échange au sein de l’entreprise (…) ; ils passent de 70 à 90 % de leur temps de travail derrière l’ordinateur ; ils ne se déplacent pas dans l’entreprise car ‘‘il faut envoyer un mail avant’’ (...) ; le numérique accentue la surcharge de travail et informationnelle, facilite de très grandes amplitudes horaires de travail, induit une peur de l’automatisation et d’être remplaçable ». Ces paroles n’ont pas été prononcées à une quelconque conférence décroissante ou rencontre de néo-luddites, mais lors des « jeudis de l’entreprise » le 10 septembre dernier, à Grenoble école de management. Cette soirée présentait les résultats de l’enquête « la relation de la génération Y au numérique » [ NDR : « génération Y » ou « digitalenatives » désignant les moins de 30 ans ayant grandi avec le numérique], qui a interrogé 44 « jeunes managers », âgés de 27 à 30 ans et travaillant pour des grandes entreprises comme Google, BNP Paribas, SFR ou Orange Business Solutions. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les résultats de cette enquête ne sont pas très positifs sur le déferlement numérique, la conférencière Carine Dartiguepeyrou allant même jusqu’à parler d’un « burn-out à la naissance du premier enfant ». Ce qui est étonnant, c’est que Dartiguepeyrou est « membre du think tank Futur numérique » (groupe de lobby de l’Institut Mines-Télécom) et de la chaire « Orange Digital Natives » (dispositif d’enseignement et de recherche de Grenoble école de management). Cette « chaire » a pour but de « former les managers digitaux de demain » car « accélérer la digitalisation est un enjeu primordial pour les entreprises ». Dans sa communication, la chaire présente le numérique comme quelque chose d’exclusivement positif, auquel il faut s’adapter afin d’inventer des « nouveaux business models ». On retrouve cet enthousiasme notamment mercantile envers la numérisation de nos vies dans tous les discours publics de Grenoble école de management ou de Digital Grenoble, groupe de lobbying réunissant les acteurs du numérique grenoblois (voir Le Postillon n°30). Il pourrait donc paraître surprenant que ces mêmes acteurs fassent des conférences s’inquiétant de certains méfaits de la vie numérique. En fait cette approche « critique » est à rapprocher de celle de grands patrons d’entreprises numériques (comme Google, Yahoo, Apple), refusant d’acheter des Ipads et autres gadgets à leurs enfants, et les envoyant dans des établissements dont la pédagogie est « anti-technologique », car ils se rendent compte que « les tablettes et smartphones représentent une menace pour la créativité, le comportement social et la concentration des élèves » (Le Point, 20/09/2014 – voir également La Décroissance mars 2015). Les managers grenoblois ont la même logique : ils commencent à se rendre compte que la vie numérique ne rend pas heureux et vont donc travailler à atténuer quelques méfaits pour les cadres. Mais en même temps, ils manigancent sans demi-mesure pour « accélérer la digitalisation » - et peu importe le bonheur des non-managers.