Accueil > Printemps 2023 / N°68

Les occupations décollent

Deux luttes, à cinquante ans d’écart. Un même sujet : l’aide aux migrants. Deux lieux occupés différents : l’église Saint-Bruno en 1973, les écoles grenobloises en 2022 et 2023. À cinquante ans d’écart, les points communs et les différences entre ces deux luttes racontent un peu le changement d’époque. Et les difficultés grandissantes auxquelles font face les militants aidant des personnes en galère.

L’histoire se répète souvent, ou presque.

Durant l’hiver et le printemps 1973 ont lieu les « premières grandes actions collectives de travailleurs “sans-papiers”, légitimées et accompagnées par de nombreux soutiens extérieurs » [1]. Tout commence à Valence pendant la nuit de Noël, avec une inédite « grève de la messe de Noël ». Quatre curés de la préfecture de la Drôme « ont décidé de ne pas célébrer la traditionnelle messe de minuit, invitant les fidèles à rejoindre un rassemblement en soutien à dix-neuf “travailleurs sans-papiers” tunisiens engagés dans une grève de la faim  ». S’ensuit un cortège silencieux défilant avec une banderole : « Noël en deuil ».
La large médiatisation de l’évènement « sert de catalyseur à un vaste mouvement protestataire qui s’exprime dans toute la France au printemps 1973 : de Bordeaux à Lille, de Perpignan à Mulhouse, en passant par une vingtaine d’autres villes en France, la grève de la faim s’affirme comme l’arme-symbole des travailleurs sans-papiers ». À Grenoble, une occupation de l’église Saint-Bruno a lieu en avril 1973. Le Daubé (26/04/1973) nous renseigne : «  Le comité de soutien aux grévistes de la faim a remis à la presse le communiqué suivant : “Quatre travailleurs tunisiens ont commencé, hier, une grève de la faim. Ils ont été accueillis par les prêtres de la paroisse Saint-Bruno, à Grenoble. Cette grève fait suite à la série de mouvements engagés, depuis plusieurs mois dans différentes villes de France, pour l’obtention de cartes de travail et de séjour rendue impossible par l’application des circulaires Fontanet-Marcellin. (...) Un des grévistes était payé 2,95 F de l’heure. C’est là une des conséquences de ces circulaires qui mettent les travailleurs immigrés à la merci de certains employeurs. »

Cinquante ans plus tard, les églises ne servent plus de refuge pour les luttes de sans-papiers. Parmi les lieux choisis depuis quelques années, les écoles, avec comme revendication « un logement pour les familles d’enfants scolarisés vivant à la rue ». Tout a commencé à Lyon en 2014, avec la première école occupée pour réclamer l’hébergement de la famille d’un enfant scolarisé. En février 2022, le collectif lyonnais Jamais sans toit fêtait sa centième occupation d’école et publiait à cette occasion un appel dans Libération, avec des représentants de la Fondation Abbé-Pierre ou de la FCPE, pour créer un « réseau citoyen d’alerte et d’entraide pour les familles d’enfants sans domicile ». Un an plus tard, ce mode de lutte s’est répandu dans d’autres villes françaises, entre autres à Rennes, Paris, Strasbourg et… Grenoble.

Ici, ça a commencé cet automne, à l’école Malherbe. En septembre, trois familles immigrées sont venues s’installer après les cours dans les toutes petites salles de classe des maternelles. Si une a rapidement été relogée, les deux autres sont toujours là, errant la journée et revenant s’installer le soir. Laure, une maman d’élève très impliquée dans cette lutte, ignore ce qu’ils font la journée, lorsqu’ils ont quitté l’école, sans travail, ni endroit où aller : «  Ils doivent errer, j’imagine ? Passer dans les cantines, les trucs comme ça. » Depuis quatre mois, une certaine routine s’est installée. Les instit’ se font tourner les clefs pour accueillir les familles une fois les cours finis, qui se répartissent dans les salles restant chauffées. Le lendemain matin, juste avant l’arrivée des élèves, les familles partent. Pour se lancer, les parents d’élèves de Malherbe se sont servis du «  toitoriel  », un tuto en ligne réalisé par les militants lyonnais. Y sont détaillées toutes les étapes d’une occupation d’école, de la prise de contact avec la famille à la médiatisation de l’opération. La relative facilité de l’opération a incité d’autres écoles à se lancer à leur tour.

En décembre, une dizaine d’écoles étaient occupées dans l’agglomération, surtout dans le quartier Saint-Bruno. Mi-janvier, une trentaine de personnes se sont réunies à la Salle des tickets pour une réunion des comités de soutien des différentes écoles, en présence de militants du Droit au logement (Dal) ou Réseau éducation sans frontières (RESF). Parmi les parents d’élèves engagés, des habitués des luttes et d’autres qui vivent leur première mobilisation. La géographie des luttes d’école se déploie au fil des tours de parole. On apprend que l’école Joseph Vallier a été occupée un temps mais que la famille qui y trouvait refuge a reçu une proposition d’hébergement. Idem pour Buffon. À Christophe Turc, des parents voudraient prochainement lancer une occupation afin d’aider trois familles à la rue. À Malherbe, Berriat, Anthoard, Chorier, Jules Ferry, comme dans cinq autres écoles occupées, il reste toujours des familles hébergées sans solution.

L’histoire se répète souvent, ou presque.

En 1973, le mouvement de soutien aux grévistes de la faim de Saint-Bruno avait organisé diverses actions de médiatisation, raconte Vérité Rhône-Alpes (juin 1973) : « Deux manifestations, le 1er et 8 mai, un meeting à la Bourse du travail, ont permis de dégager les mots d’ordre du mouvement : “Travailleurs, Français, immigrés, même ennemi, même combat” , “Abrogation de la circulaire Fontanet” , “Grenoble, solidarité aux grévistes de la faim. » Le Daubé (7/05/1973) raconte la plus grosse manifestation : « À l’appel du comité de soutien aux travailleurs immigrés, de la Ligue des Droits de l’Homme, du PSU et de la CFDT, 400 personnes ont manifesté, hier, en fin d’après-midi, dans les rues de Grenoble. Le cortège s’est formé à 18 h 30 devant la cure de l’église Saint-Bruno, où cinq travailleurs tunisiens font, depuis douze jours, la grève de la faim pour obtenir des cartes de travail et des cartes de séjour. » Les manifestants ont tenté d’aller place de Verdun devant la préfecture avant de se faire barrer la route par les forces de l’ordre. Une demi-heure de face-à-face et les manifestants se dispersent.

Cinquante ans plus tard, pas de manif mais des goûters solidaires devant l’école, afin de récolter de l’argent servant à soutenir les familles hébergées. Parfois, ces goûters sont doublés d’une conférence de presse, pour tenter de mettre la pression sur les autorités. Qui comme toujours se refilent la patate chaude. Les collectifs ciblent bien entendu l’État, défaillant sur le droit à l’hébergement d’urgence, mais pointent aussi les contradictions de la municipalité, prétendant soutenir les occupations, sans pour autant faire tout son possible. Un communiqué du 22 janvier répond à une interview sur France Bleu Isère de l’adjointe aux écoles Christine Garnier, expliquant ne rien pouvoir faire de plus que « d’alerter l’État local en lui soumettant les cas de ces familles ». Pour la coordination des écoles occupées, soutenue par le Dal ou RESF, la ville de Grenoble pourrait «  sans pour autant arrêter d’agir auprès de l’État pour qu’il joue son rôle », être plus « en appui des collectifs  », par exemple en mettant à disposition des logements d’instituteurs présents dans plusieurs écoles «  parfaitement habitables mais vides d’occupants et non réattribués ». Ou en appliquant enfin la loi de réquisition. « Le 27 juin 2022, en pleine occupation de l’esplanade de la Caserne de Bonne par les familles du Dal, le Conseil municipal a voté que “La Ville souhaite expérimenter et mettre en œuvre une politique publique efficace de réquisition de logements et de biens vacants publics comme privés afin de répondre aussi bien à l’urgence sociale face à la pénurie de logement et à son coût parfois prohibitif, qu’à l’absurdité structurelle de la vacance en termes écologique et social.” Huit mois plus tard, cette possibilité concrète lui est offerte sur un plateau d’argent. Il y a une mobilisation citoyenne très forte et ses propres écoles sont occupées, car “l’État est défaillant”. Il s’agit d’une opportunité juridique et politique jamais vue pour agir en justifiant de la carence de la Préfecture !  » Pour continuer à mettre la pression aux autorités, des affiches ont déjà été collées dans toute la ville en janvier, stipulant qu’il y a «  80 enfants à la rue, 6 écoles occupées et 1 700 logements vides ».

L’histoire se répète souvent, ou presque.

Dans Vérité Rhône-Alpes du 18 mai 1973, on peut lire la « Déclaration d’un travailleur tunisien, gréviste de la faim à Grenoble  », publiée sans correction de faute ni de syntaxe : «  Ce sont des causes regrettables qui m’obligent à me réfugier dans cette paroisse. Faire la grève, c’est pas jouer. C’est un désespoir qui m’envahit. J’ai détesté ma vie. J’ai cherché partout le boulot et le résultat fut négatif, toujours ; on entend : pas de papier, pas de boulot. Pourquoi. La crainte de police chez les patrons et les autorité se tient sévère pour fournir les papiers. (…) Mon patron m’a promis un salaire de 5F l’heure en plus il doit me faire une promesse d’embauche. J’ai fait chez lui 173 h de travail, considérés comme des travaux forcés à cause de la manque de matériel. Seulement j’ai reçu 250F en titre d’avance et mon patron a prononcé ces quelques mots qui m’ont bouleversé la mémoire : “J’ai pas de sou, va-t-en où tu veux, même au diable.” Devant ce cas, je préfère se crever la faim, mieux de laisser le monde se moquer de moi, comme le brave patron. Maintenant je passe à cette action, sollicitant les papiers nécessaires pour vivre en France comme tout le monde. Je n’ai pas trouvé un autre moyen pour exprimer mon regret concernant mon mauvais traitement qu’il soit de la part de la police ou bien des patrons.  »

Cinquante ans plus tard, les familles occupant les écoles n’ont également « pas trouvé d’autres moyens pour exprimer [leur] regret concernant [leur] mauvais traitement  ». Certains parents attendent chaque jour les réponses toujours négatives du 115. Celles qui ont obtenu un logement grâce à la lutte ne sont pas forcément bien loties : logements mal isolés ou chambres d’hôtel étroites, très loin des écoles où sont scolarisés les enfants. Des solutions pas forcément durables, qui aboutissent régulièrement à un retour à la rue quelques mois plus tard. En février, une des deux familles occupant l’école Malherbe a enfin reçu une proposition de logement par le Centre communal d’action sociale (CCAS). Laure se réjouit d’un soutien plus conséquent de la mairie. Reste encore une famille, sans réponse ni proposition. « C’est dur. Elle a peur, elle va être toute seule dans l’école, maintenant. Elle est complètement désespérée. Au moins, la mairie s’active. Les derniers échanges sont plutôt positifs. Ils ne vont pas faire des miracles mais ça avance.  »

Selon Laure, après quatre mois d’occupation, la famille de Malherbe non-relogée n’a plus beaucoup d’espoir. Les plus jeunes enfants sont relativement épargnés par la situation, tandis que les plus grands subissent la précarité, faisant office de traducteurs pour leurs parents souvent non francophones. La plupart ont déjà un retard scolaire en maternelle. Si les instit’ s’interrogent sur leur continuité pédagogique, elles n’ont pas d’autre solution que l’occupation à proposer.

L’histoire se répète souvent, ou presque.

Le même numéro de Vérité Rhône-Alpes titre « Grève de la faim pour la carte de travail : Victoire !  » À l’intérieur, on apprend : « Après 15 jours de grève de la faim, les cinq travailleurs tunisiens de Grenoble ont gagné. Ils ont obtenu :

  • un contrat de travail d’un an
  • une autorisation provisoire de séjour de trois mois.
  • un engagement de la Préfecture de ne demander aucune mesure discriminatoire vis-à-vis d’eux.  »

Au niveau national, la mobilisation porte également ses fruits. «  Le 13 juin, Georges Gorse, nouveau ministre du Travail, annonce que, “dans un esprit humanitaire et à titre tout à fait exceptionnel”, le gouvernement décide de permettre aux travailleurs étrangers pouvant justifier de leur entrée en France avant le 1er juin 1973 de régulariser leur situation, et ce jusqu’au 30 septembre. Au terme d’une mobilisation sans précédent qui s’étire sur une année, environ 35 000 personnes sont ainsi régularisées à l’automne 1973. » (1)

Pour la lutte grenobloise, le journal militant Vérité Rhône-Alpes tente de tirer les enseignements de ce combat. « La victoire est un engagement à poursuivre la lutte, afin que change la situation de tous les travailleurs “clandestins”. Il faut désormais se battre contre la circulaire Fontanet. Pour cela un bilan clair de la lutte passée doit être fait. N’oublions pas qu’à Lille une grève de la faim s’est arrêtée au bout d’un mois et demi, sans résultat ; qu’à Saint-Étienne 51 immigrés sont en grève de la faim depuis cinq semaines, et que la police a chargé des manifestants. À Grenoble la victoire a été acquise en 15 jours. Faut-il l’attribuer : à la volonté de conciliation de l’administration locale qui “ne voulait pas d’ennuis” compte tenu de la tradition libérale de la ville ? À la situation relativement favorable du marché de l’emploi dans la région ? À la mobilisation créée par les comités de quartier ? À l’efficacité des actions menées par le comité de soutien ? Il faut que ce débat soit mené. À ce prix-là seulement la lutte pourra continuer de façon efficace.  »

Cinquante ans plus tard, après quatre mois d’occupations diverses, les victoires obtenues pour le relogement des familles n’ont été que partielles. Le 20 février, il restait encore six écoles occupées. Quelle suite pour ce mouvement d’occupation ? Dans quelques années, la coordination grenobloise des écoles occupées fêtera-t-elle sa « centième occupation  », comme à Lyon ? À l’heure où s’enchaînent les lois durcissant les droits des étrangers (projet de loi asile et immigration 2023) et les possibilités d’occupation de logements vides (loi Kasbarian Bergé), il est de plus en plus compliqué de parvenir à mener des «  luttes efficaces ». Darmanin a remplacé Marcellin et entre les deux, de multiples nouvelles lois sur l’immigration ont été votées : une tous les dix-sept mois en moyenne depuis 1980.

L’aide aux personnes en galère, avec ou sans papiers, relève de plus en plus du mythe de Sisyphe, les militants se retrouvant sans cesse face à de nouvelles situations tragiques, et devant trouver comment « remonter le rocher » pour apporter un peu d’humanité et un « esprit humanitaire ». Aujourd’hui, ça semble moins compliqué de le faire vivre dans les écoles que dans les églises...

(1)

Notes

[1Cette citation et les informations sur la situation à Valence et au niveau national sont tirés de « Crevons la faim. Joyeux Noël ! », un texte de Philippe Hanus publié dans la Revue Hommes & migrations n°1330, juillet-septembre 2020.