Accueil > Automne 2023 / N°70

Feuilleton Sans langue de bois – Épisode 1 –

Massacre à la tronçonneuse

Peu importe son prénom : notre interlocuteur est bûcheron depuis une vingtaine d’années dans les forêts iséroises. Une période assez longue pour observer l’invasion des grosses machines et l’accélération de la course à la rentabilité et à la productivité, qui détériorent les conditions de travail et les forêts.

Combien y a-t-il de bûcherons en Isère ?
J’en sais rien, mais ce qui est sûr c’est que beaucoup arrêtent le métier. C’est physique, dangereux et mal payé. Je me suis formé à la fin des années 1990 à La Motte-Servolex. Sur la douzaine d’étudiants, on est seulement deux à être encore en forêt. Dans cette formation, on ne te prépare pas à la dure réalité de ce métier vraiment pas tendre. Dans les années 1980, on pouvait en vivre pas trop mal. Mais depuis, la course à la productivité a pourri le métier.
Avant, les bûcherons étaient souvent salariés par les scieries. Maintenant, ils sont à leur compte et payés à la tâche, au mètre cube, dont le prix, 10 ou 12 euros le mètre cube, n’a pas trop évolué depuis le passage à l’euro. Alors il faut abattre, abattre, en espérant ne pas avoir trop d’aléas et sans trop se soucier de faire correctement le travail. Sinon tu peux passer dix heures par jour dans la forêt sans pour autant gagner suffisamment d’argent pour vivre.

Qu’est-ce que tu entends par « ne pas se soucier de faire correctement le travail » ?
Pour aller plus vite, on t’incite à bâcler les étapes d’ébranchage et de façonnage des troncs, moins prendre le temps de bien orienter la chute des arbres, donc ils vont potentiellement faire plus de dégâts sur les autres arbres en tombant. C’est plein de petits trucs mal faits qui vont dégrader petit à petit la forêt. Avant, l’ONF avait plus de pouvoir sur les exploitations forestières : si une coupe était mal faite, qu’il y avait beaucoup de « bris » d’arbres, les techniciens pouvaient ordonner l’arrêt de la coupe. Maintenant ils ont pour ordre de ne plus trop embêter les scieurs, car c’est eux qui ont l’argent. Or, on peut voir que souvent les scieurs ne se préoccupent pas du devenir des forêts : ils vont sélectionner les arbres les plus gros et les plus faciles à sortir, sans autre considération… Les coupes dites de « jardinage » pour entretenir une forêt doivent être normalement faites tous les dix ans. Pour des questions de rentabilité à court terme, c’est de plus en plus tous les cinq ans. Donc on se retrouve souvent à être obligé de replanter dans des coupes de jardinage, ce qui ne devrait pas être le cas. Pour noircir un peu le tableau, on peut aussi noter que la plupart des coupes sont faites l’été, en pleine montée de sève, quand les écorces s’arrachent facilement, ce qui peut entraîner une dépréciation du bois pour des coupes futures… De façon générale, les forêts sont moins bien gérées, et de plus en plus abîmées par les grosses machines.

Lesquelles ?
Les débardeurs, ceux qui enlèvent les grumes coupées par les bûcherons [on désigne par « grumes » les arbres abattus, simplement ébranchés, mais laissés avec leur écorce] ont des tracteurs forestiers de plus en plus gros, de plus en plus chers, autour de 400 000 euros. Ils doivent donc rentabiliser ces machines et comme ils sont eux aussi payés au mètre cube, ils peuvent faire les bourrins. Avant, ils tiraient les grumes avec un câble depuis la piste la plus proche. Maintenant ils ont tendance à sortir des pistes (qui sont, elles aussi, de plus en plus grosses – forcément), et rentrent dans la forêt. Comme ils sont très lourds, et souvent chaînés, ils vont abîmer les systèmes racinaires. Et puis, avec leur grue, ils prennent les grumes comme elles viennent, même si elles sont mal orientées, donc d’autres arbres sont tapés par les grumes – et bien souvent abîmés. Leurs blessures peuvent les affaiblir, les faire dépérir ou les déprécier sur la future exploitation. Enfin, il y a les abatteuses, de grosses machines qui peuvent tout faire (abattre, couper, ébrancher) : quand elles rentrent dans les forêts du coin, qui sont souvent en pente et peu adaptées à ces grosses machines, c’est un carnage…

C’est quoi qui est le plus mal traité, la forêt ou les bûcherons ?
Ça se discute… Les forêts et le bois morflent c’est sûr, d’autant plus avec le développement des pellets et autres granulés : beaucoup de beaux bois partent au broyeur. C’est un gâchis de valorisation. Du côté des bûcherons, il n’y a pas de syndicat, peu de visibilité sur l’ensemble de la profession. Ceux qui ont essayé d’ouvrir leur gueule se sont fait blacklister au niveau national… En face, les scieurs ont beau être concurrents, ils sont solidaires et s’entendent pour maintenir les prix de coupe au plus bas. En plus, cela arrive souvent de se faire avoir sur le nombre de mètres cubes que tu as coupés, donc être moins bien payé… Depuis longtemps, les scieurs sont toujours allés chercher des travailleurs étrangers pour pouvoir encore plus les exploiter. Avant c’était les Italiens, ces derniers temps, c’est plutôt les Slovaques. J’ai entendu dire qu’il y avait aussi beaucoup de turnover chez eux, que certains commençaient à se rebiffer, à exiger une semaine par mois pour rentrer au pays au lieu de rester six mois en France comme ils pouvaient le faire… Comme les scieurs galèrent de plus en plus à trouver des bûcherons, que c’est un métier en tension, peut-être qu’ils vont être obligés d’augmenter les prix. À moins qu’ils ne trouvent une autre filière d’immigration à exploiter…

Et toi tu continues jusqu’à la retraite ?
Certainement pas. De toute façon 64 ans, c’est à peu près l’espérance de vie d’un bûcheron, s’il n’a pas eu d’accident grave avant… C’est sûr qu’il faut vraiment être passionné pour s’obstiner là-dedans. Si on était mieux payé et qu’on avait des conditions de travail honorables, cela pourrait être un métier magnifique. Il y a beaucoup de satisfaction à bien orienter la chute d’un arbre, à faire de son mieux pour respecter la forêt. Mais ce n’est pas très tendance aujourd’hui…