Accueil > Été 2021 / N°61

À Lynred, armes de guerre & jardinage

Missiles made in cuvette

Le saviez-vous ? Veurey-Voroize, charmante commune à quinze kilomètres de Grenoble, accueille, en plus du siège du Daubé, une charmante entreprise au nom de Lynred (anciennement Sofradir et Ulis). Spécialisée dans la technologie infrarouge, elle développe notamment la partie intelligente des missiles avant de les vendre à des clients plus ou moins recommandables. Dernièrement, certains de ses produits ont ainsi été achetés par l’armée turque, malgré son agression du peuple kurde et la promesse de la France de suspendre l’exportation de matériel militaire au dictateur Erdogan. Plongée dans une des fabriques à armes de guerre de la cuvette.

Il y a une spécialité locale dont on ne fait pas assez la promotion.

C’est la dissonance cognitive.

Vous savez, cette «  tension consciente ou inconsciente d’un sujet qui ne parvient pas à accorder deux pensées ou actes contradictoires  ».

Il y a plein de manières de souffrir de ce grand écart. Mais dans la cuvette, on peut souvent observer le cas de personnes se positionnant contre les dictateurs d’un côté et défendant des entreprises qui leur vendent des armes de l’autre.

Tenez, par exemple, prenez Émilie Chalas, la députée de la deuxième circonscription de l’Isère. L’automne dernier, elle a fait partie d’une délégation parlementaire en Arménie afin de «  témoigner de notre soutien et de notre amitié auprès du peuple d’Arménie et du Haut-Karabagh dans le conflit qui les opposent à l’Azerbaïdjan ». Dans le communiqué de presse, elle dénonce notamment des « exactions contraires à la convention de Genève », « l’utilisation d’armes illégales  » et « l’implication de la Turquie dans ce conflit international ».

«  L’implication de la Turquie  » se manifeste notamment par le biais des armes sophistiquées, qu’elle fournit en masse à l’armée d’Azerbaïdjan, le pays agresseur dans ce conflit.

Comment, à un niveau local, une députée peut-elle agir contre cette «  implication de la Turquie  » ? En envoyant des communiqués de presse peace and love ? Ou en se battant, par exemple, pour que les entreprises de sa circonscription arrêtent de produire des armes pour ce pays ?

Les capacités d’Émilie Chalas ne semblent pas aller au-delà du communiqué de presse. Le 4 mars 2021, elle en pond un autre pour se féliciter « du soutien apporté par l’État aux projets développés par les entreprises de la filière électronique du bassin grenoblois », notamment à travers les millions d’euros du plan de relance. Parmi ces entreprises se trouve Lynred, « leader mondial dans le développement des technologies infrarouges » basé à Veurey-Voroize (à 15 kilomètres de Grenoble), félicitée par la députée comme les autres entreprises pour «  la qualité des projets qu’elle porte  ».

Le rapport avec l’Arménie et la Turquie ? On va y venir, mais il faut faire encore quelques (longs) détours. Le 3 mai 2021, Émilie Chalas rend visite à Lynred, accompagnée du sous-préfet à la relance Samy Sisaid. L’occasion d’en apprendre un peu plus sur la « qualité des projets » : il s’agit d’un «  investissement de l’entreprise de 2,8 millions d’euros pour le développement d’une nouvelle génération de détecteurs infrarouges ». Concrètement ces «  détecteurs proches infrarouges à petits pas pixel  » permettront des « applications dans le contrôle industriel et l’imagerie spectrale, par exemple le tri des plastiques », selon le communiqué de Lynred.

Étonnamment, pas un seul mot sur le principal débouché de ces technologies infrarouges : le militaire. Ce n’est pas un scoop : si les communiqués de presse parlent de «  tri des plastiques », de «  loisirs », « d’automobiles », de «  smart building » et quelques rares fois de « défense », chacun des presque 1 000 salariés de Lynred sait pertinemment que l’essentiel du business de cette boîte est la fabrication d’armes.

Les technologies infrarouges se sont essentiellement développées dans le cadre militaire. En gros, pour arrêter un char, il faut un missile et pour guider un missile, il faut des capteurs infrarouges.

Chaque objet (un caillou, un humain, ou un moteur de char) émet de la lumière dans les longueurs d’onde infrarouge. Cette émission est liée principalement à la température de l’objet et plus celui-ci est chaud, plus la lumière émise englobe des longueurs d’onde de forte énergie. En imagerie infrarouge, un moteur d’avion dans le ciel ou un soldat dans le désert sont étincelants. Chaque objet a son détecteur infrarouge dédié qui dépend en gros de sa température. Grâce à des capteurs infrarouges dédiés au char, un missile peut donc, même en pleine nuit, en localiser un et le suivre, quitte à changer de direction brutalement pour atteindre son but.

Cette application a fait faire un grand bond dans la technologie infrarouge, les grandes puissances se tirant la bourre pendant la guerre froide pour parvenir à rendre les missiles «  intelligents ». C’est de cette « effervescence » qu’est née Sofradir (Société française de détecteurs infrarouges), une des deux entités de Lynred, essaimée au sein du CEA (Commissariat à l’énergie atomique de Grenoble). En 1978, un des labos du CEA, le Leti (Laboratoire d’électronique et des technologies de l’information) crée le Lir (Laboratoire infrarouge) afin de développer des détecteurs et caméras infrarouges, pour le plus grand bonheur des militaires : « La Délégation générale pour l’armement (DGA) finance la construction du bâtiment qui hébergera le Lir, ainsi que l’équipe de recherche. (…) En 1986, la technologie du Lir est sans conteste la plus performante au monde. Sofradir naît la même année, alors que le Lir achève ses travaux sur les détecteurs infrarouges. Dans l’équipe initiale, qui compte 20 personnes, on dénombre 10 agents du Leti. La direction est assurée par Jean-Louis Tezner, qui vient de superviser les travaux du Lir pendant huit ans pour le compte de la DGA. [1]  »

La fin de la guerre froide ne fit pas les affaires de Sofradir, mais la boîte a su se « diversifier » en proposant aux militaires d’autres applications comme de l’imagerie et de la vision nocturne. La création de la filiale d’Ulis, en 2000, a permis également d’investir le marché « civil » (caméra de surveillance 24h/24h, capteur thermique des bâtiments « intelligents  », détection de fuites de gaz, etc). Dernièrement, à l’occasion de la crise sanitaire, Ulis s’est fait connaître en fabriquant les détecteurs des caméras thermiques prenant la température à l’entrée de certains lieux, dans les aéroports notamment.

En 2019, les deux entités Sofradir et Ulis fusionnent pour créer donc Lynred, le nom provenant de la «  contraction de lynx, un animal connu pour sa grande capacité de vision nocturne, et RED, qui signifie infrarouge ». On voit que le service communication s’est creusé la tête, pour le plus grand bonheur des actionnaires que sont les marchands d’armes Safran et Thalès, qui détiennent chacun 50 % du capital.

Pour faire prospérer leur business, ces bienfaiteurs de l’humanité peuvent compter sur la course actuelle aux armements. Aujourd’hui, l’essentiel du chiffre d’affaire provient toujours du «  tactique  », euphémisme utilisé en interne pour désigner les affaires militaires.

Dans le secteur de l’armement, on ne connaît aucune crise – sanitaire ou économique. En 2020, le chiffre d’affaires de Lynred a augmenté de 13 % pour s’établir à 233 millions d’euros, notamment grâce à Acelsan electronics, un marchand d’armes turques, premier client de la boîte grenobloise pour cette année dans le domaine « tactique ».

Des millions d’euros de contrat qui ont failli être annulés. En octobre 2019, la Turquie lance une grande campagne militaire contre les Kurdes en Syrie. Ces Kurdes ayant été les meilleurs alliés de l’Occident les années précédentes dans la guerre contre Daesh, quelques pays européens se sentent obligés de réagir mollement et annoncent solennellement l’arrêt de ventes d’armes au dictateur Erdogan. Le 12 octobre, la France communique sur «  la suspension de tout projet d’exportation vers la Turquie de matériels de guerre susceptibles d’être employés dans le cadre de l’offensive en Turquie. »

Le problème pour Lynred, c’est qu’une grosse commande de matériel militaire était en cours, notamment de capteurs infrarouges formant la partie «  intelligente  » du missile. La direction a‑t‑elle décidé d’arrêter la production de ces capteurs, pour suivre les déclarations du gouvernement et exercer en actes sa solidarité avec le peuple kurde bombardé ?

« Pas du tout, on n’a jamais arrêté la production, assure Philippe (pseudo donné à un salarié de Sofradir). Quelques mois plus tard, médiatiquement la situation s’était tassée sur la guerre entre la Turquie et les Kurdes. Alors en janvier 2020, on a appris que la situation turque permettait d’accorder 22 licences sur 27. » Chaque vente d’armes est soumise à une « licence d’exportation  » délivrée par la DGA, qui interdit à une entreprise de vendre à un pays étranger, s’il est « blacklisté » par la France. En 2019-2020, la Turquie était officiellement blacklistée par la France, mais cela n’a visiblement pas empêché Lynred de lui vendre des millions d’euros de capteurs pour missile. Remarquons d’ailleurs le flou volontaire du communiqué de la France : en suspendant l’exportation de «  matériels de guerre susceptibles d’être employés dans le cadre de l’offensive en Turquie », cela signifie-t-il que du matériel susceptible d’être employé dans le cadre d’une autre «  offensive » peut être exporté ?

Sur cette question, comme sur les autres, nos mails à la communication de Lynred sont restés sans réponse. Dans ce secteur, les magouilles sont de toute façon omniprésentes : pour vendre des armes potentiellement offensives, des entreprises les font passer pour du « matériel pour se défendre d’une agression  ». Les missiles, c’est pratique : un missile peut à la fois détruire une cible et intercepter un autre missile. « Nous on fabrique juste des puces, mais officiellement ce sont des armes, précise Philippe. Les règles d’exportation sont très obscures et même les élus de l’Assemblée nationale n’ont aucun regard là-dessus. Tout est secret-défense, l’exécutif fait sa tambouille dans son coin.  » Ces dernières années, l’utilisation au Yemen d’armes vendues par la France sur les civils (voir l’enquête Made in France sur disclose.org, 15/04/2019) a un peu fait polémique. Même des députés En Marche ou les Républicains se sont émus de l’absence totale de consultation du Parlement sur les exportations d’armes (voir Deux députés réclament un droit de regard permanent sur les exportations d’armes, Le Monde, 17/11/2020).

Depuis 2019, si les médias ont presque cessé d’évoquer la situation kurde, ce n’est certainement pas grâce à une amélioration de la situation. Un rapport public du Conseil des droits de l’homme de l’Onu raconte, à l’automne 2020, «  l’horreur  » toujours vécue par les Kurdes, entre déplacements de population, arrestations arbitraires, réquisitions des maisons, viols. Et la Turquie continue ses agressions tous azimuts, encouragée par le « laisser-faire » des Occidentaux qui protestent mollement tout en continuant à lui vendre des armes. Comme la politique du fait accompli a fonctionné avec les Kurdes, la Turquie a par la suite montré les muscles en Lybie, en Méditerranée et donc en Azerbaïdjan, au grand dam de la députée de l’Isère Émilie Chalas.

Celle-ci peut donc à la fois exprimer son indignation sur cette implication militaire et soutenir les « beaux projets  » portés par une entreprise vendant des armes sophistiquées à la Turquie.

Mais qu’elle se rassure : elle n’est pas la seule à vivre cette dissonance cognitive. Philippe, lui, ne fait pas de communiqués de presse, mais se pose beaucoup de questions sur sa « schizophrénie » : « On en parle avec les collègues, tout le monde est conscient de ce qu’il cautionne en bossant dans cette boîte. On est beaucoup à avoir une conscience du désastre environnemental, à aller aux marches pour le climat. Comme partout, on se rattache à des petits trucs positifs, ce qu’on produit pour le dernier satellite météo ou pour étudier les sols.  »

Mais même la plupart des applications « civiles  » ne sont pas défendables. La catégorie « loisirs  » est illustrée par des photos de chasseurs avec fusils high-tech, qui leur permettent, grâce aux technologies infrarouges de repérer puis tirer sur de la «  faune sauvage » même dans l’obscurité. Une possibilité permettant aux «  amoureux du grand air  » de vivre des « expériences qui sortent des chemins battus pour repousser leurs limites  ».

Le site internet de Lynred est rempli de ces trésors de circonvolutions et de mensonges. Ainsi Lynred permet aux caméras d’être aussi efficaces la nuit, ce qui jouerait « un rôle crucial pour la sécurité des personnes et des biens ». Dans le domaine de la « défense », les produits développés par Lynred, qui sont donc des armes, « contribuent à protéger des vies et préserver les ressources  ».

De la novlangue qui ne fait pas sourire Philippe : « En réalité, on participe à fond à la course à l’échalote sur les équipements militaires des différentes nations. Notre principal concurrent, c’est SCD, une boîte israélienne. Des produits qu’on vend aujourd’hui étaient certainement interdits à l’exportation il y a quelques années. On a en permanence des financements de l’État ou de l’Europe pour perfectionner les capteurs, et rendre les armes plus intelligentes. Et après, nous, en tant que salariés, on ne sait même pas précisément à qui on vend les imageurs.  »

Ces derniers temps, 10 millions de contrats sont en suspens avec Elcarim, une boîte singapourienne, gros client pour le « tactique », la DGA venant de retirer les «  licences d’exportation » à ce marchand d’armes trafiquant avec des pays sans doute « blacklistés ». Ce genre d’aléas, qui fait partie des « risques éthiques » selon le vocabulaire interne, n’empêche pas Lynred d’être en pleine expansion. L’entreprise est en train de racheter les terrains situés juste à côté de son site de Veurey-Voroize. Aujourd’hui propriétés d’Areva, ils accueillaient jusque dans les années 2 000 la SICN, ancien fabricant de combustible nucléaire. Lynred envisage de construire une nouvelle usine, en rapatriant les quelques activités encore présentes sur le site de Palaiseau, en région parisienne. La communication dénomme cette nouvelle « fab  » le projet Campus, car comment s’opposer à un « campus » ? C’est quand même beaucoup plus consensuel qu’«  usine d’armement  » comme nom. Cette présentation permet aussi plus facilement de bénéficier des millions d’euros d’argent public : en plus du plan de relance, Lynred touche aussi des subsides de Nano 2022, a priori uniquement pour des applications civiles ou spatiales. Ce plan de soutien de l’État et des collectivités locales à l’industrie de la micro et nanoélectronique symbolise le véritable assistanat dont bénéficie le secteur high-tech – un milliard d’euros d’argent public juste pour ce cas-là.

Si on ne sait presque rien des clients de Lynred, un reportage de TéléGrenoble nous apprend par contre que tous les mardis, il y a un atelier jardinage dans un bout de terrain à l’intérieur des grilles de l’usine. «  Une activité déstressante » pour une des salariés. Sur un des murs, on voit quatre mots inscrits en gros : respect – engagement – solidarité – convivialité.

Des prétentions qui semblent bien loin des activités réelles de Lynred. Philippe en est bien conscient mais n’arrive pas à déserter – la faute au côté stimulant intellectuellement de son boulot et à son bon salaire. « J’ai conscience de faire de la merde et de rester dans la merde » confie-t‑il avec lucidité. À notre connaissance, Émilie Chalas n’a pas autant de clairvoyance.

Notes

[1Benoît Playoust, De l’atome à la puce, Libris, 1998