Accueil > Février / Mars 2015 / N°29

Pour la fermeture de l’Agence d’études et de promotion de l’Isère

Ne me parlez plus d’attractivité

Vous êtes lecteur du Postillon et vous avez la désagréable sensation que sa lecture vous fait stagner dans la cuvette ? Ça tombe bien, Le Postillon vous propose dans cet article un voyage, un vrai, un grand. Qui vous emmènera de votre compteur électrique, dont les jours sont comptés, à la Silicon Valley, qui est – comme vous le savez – notre modèle à tous. Un périple qui vous transportera du « Bien » et du « Gid », les premières agences d’attractivité économique grenobloises, à la désormais célèbre AEPI (agence d’études et de promotion de l’Isère), dont les membres sillonnent le monde pour vendre notre chère cuvette. Une odyssée où l’on reparlera de la libération de Grenoble, où l’on évoquera la disparition des emplois suite à l’invasion des nouvelles technologies, et où l’on effleurera la bêtise de l’économie mondialisée. Vous êtes prêt ?

« Je suis un peu fataliste devant ce choix fait, validé, et que notre entreprise va subir. Tous les emplois concernant les relevés vont disparaître à l’horizon 2021. Alors forcément en tant que chef d’entreprise, je ne regarde pas ça avec beaucoup d’entrain et de sourire : notre métier va disparaître. Je n’ai qu’à l’accepter ». Brieuc Leconte dirige L&S service qui embauche plus de cinq cent personnes pour relever les compteurs d’eau, d’électricité ou de gaz. Le choix dont il parle, c’est celui d’installer des compteurs intelligents, autrement appelés Linky, dans tous les appartements à partir de cette année. Une fois qu’ils seront tous installés, les releveurs d’électricité seront tous au chômage.

C’est marrant comme des « choix » peuvent être différemment appréciés. Car début décembre, toute la presse locale s’est enflammée pour « une excellente nouvelle ». « CG, une entité du conglomérat Avantha, lance à Grenoble une nouvelle unité de production, de test et d’étalonnage de plus de 2 millions de compteurs intelligents ZIV (‘‘communicants’’) par an. » Cette « unité de production » (endroit que l’on appelait « usine » au XXème siècle) ira « à pourvoir jusqu’à 200 emplois ». Emplois = moins de chômage = croissance économique = excellente nouvelle. Le monde moderne a cet avantage de ne pas fonctionner de manière excessivement compliquée : promettre des emplois, c’est l’assurance de voir tout le monde content, sans qu’il n’y ait besoin de plus réfléchir. « Dans la pratique, personne ne s’inquiète de savoir si le travail est utile ou inutile, productif ou parasite. Tout ce qu’on lui demande, c’est de rapporter de l’argent », écrivait déjà Georges Orwell en 1933 (Dans la dèche à Paris et Londres).

Car ce que ne dit pas la communication, et tous les articles de presse qui reprennent la communication, c’est que ce qui va sortir de cette « unité de production » n’a – au mieux – absolument aucun intérêt. Au pire, cela va participer à nous pourrir la vie. Rien de moins. On avait déjà causé des compteurs « intelligents », « communicants », aussi appelés Linky dans un grand article du Postillon n°10 (avril 2011). Je vous épargnerai donc le cahier de doléances complet à propos de ces bibelots, et me contenterai de rappeler l’essentiel :

  • Le supposé avantage de ces gadgets, pouvoir mieux « contrôler » sa consommation électrique, permet en réalité un véritable flicage sur les habitudes électriques personnelles. Il participe au développement de la ville « ubiquitaire », envahie par les capteurs et divers systèmes de recueil d’information, permettant aux autorités d’avoir une énorme quantité de données sur tout-un-chacun.
  • Ces nouveaux compteurs n’ont rien à voir avec l’écologie : l’énergie qu’ils permettraient – en théorie – d’économiser est largement gaspillée dans leur conception ou leur installation. Les présenter comme un des « pivots de la transition énergétique » révèle la fumisterie de ce concept en vogue.
  • Le prix important (entre 150 et 300 euros) de ces gadgets va être reporté sur les factures d’électricité des particuliers.

Avoir à côté de chez soi une « unité de production » de compteurs « intelligents » n’a donc rien de souhaitable. D’ailleurs on n’a jamais vu des habitants se mobiliser « pour le droit à disposer de compteurs communicants », ou défiler « contre les anciens compteurs qui sont trop has been ». Pas une seule personne n’a soutenu que l’humanité irait mieux grâce à ces gadgets, et qu’ils permettraient de résoudre des problèmes véritablement importants. Les compteurs intelligents font partie de ces objets modernes que personne ne désire mais que tout le monde va avoir. Ainsi peut-on mesurer l’incroyable efficacité des marchands de camelotes électroniques.

Créer quelques emplois pour en détruire beaucoup plus

L’argument principal pour défendre l’installation d’une « unité de production » de compteurs intelligents est, comme on l’a déjà vu, l’emploi. Sauf que ce n’est pas si simple. Déjà parce qu’on ne sait pas exactement combien d’emplois vont être créés dans cette usine. Le communiqué de presse annonce que l’endroit pourra « pourvoir jusqu’à deux cents emplois », en restant assez vague. À Angers, qui a failli accueillir le groupe indien CG, un site d’information locale annonçait que « ce sont presque “100 emplois” qui étaient en jeu » (http://www.angersmag.info, 7/10/2014). Dans Isère magazine de janvier 2015, « François Landais, directeur général de CG France, prévoit de recruter une centaine de salariés sur son nouveau site de Fontaine ». « Presque 100 » ou « jusqu’à 200 » : le nombre et la qualité de ces emplois sont très vagues. Et puis pour combien de temps ? Pour l’instant « CG a été désignée par ERDF, avec cinq autres compagnies, pour fabriquer les trois premiers millions de compteurs Linky » (Le Daubé, 19/11/2014). Mais quand on sait que « de ce nouveau site de production pourront sortir, chaque année, en charge maximale, 2 millions de compteurs intelligents Ziv calibrés et certifiés », l’« unité de production » est assurée de fonctionner pour seulement un an et demi (trois millions de compteurs à produire au rythme de deux millions par an). Peut-être que CG décrochera par la suite d’autres contrats de production de compteurs intelligents mais peut-être pas : le règne de la concurrence, voilà un des charmes du monde libéral moderne. Bref, les emplois crées à Fontaine sont tout sauf « durables ».

Et puis surtout ce gadget participera au mouvement général de destruction de l’emploi par les nouvelles technologies. C’est devenu une telle évidence que même des journaux ayant ardemment soutenu la fuite en avant technologique se mettent à écrire des articles comme « Trois millions d’emplois menacés en France à cause du numérique », « Douze technologies qui vont changer le monde (et tuer des emplois) » ou « Vous pensez que les robots vont vous piquer votre boulot ? Vous avez raison. »
Niant l’évidence, les communiqués de presse claironnent que « selon ERDF, le programme Linky est un programme industriel qui sera générateur de 10 000 emplois en France ». Brieuc Leconte, le directeur de L&S services (la boîte qui embauche des releveurs) va un peu plus loin dans l’analyse : « C’est vrai que ça va créer dix mille emplois, entre ceux qui vont les fabriquer, et puis ceux qui vont les poser après. Sauf que ces emplois sont très précaires : ce sera pour quatre ou cinq ans. Il y a environ quatre mille releveurs en France. Progressivement, plus aucun n’aura de travail. Et à la fin du programme, les fabricants ou les installateurs n’auront plus de travail non plus. Donc à la fin du programme, en 2021, plus rien n’existera ». Lui ne sait pas s’il va tenter de diversifier les services proposés par son entreprise ou s’il va mettre la clef sous la porte.
Le point positif, c’est que si les releveurs se retrouvent au chômage, puis pauvres, puis très pauvres, EDF pourra décider de leur couper l’électricité à distance, sans prendre le risque qu’un de ses agents soit pris de remords en se trouvant face à des humains désemparés. Ce qui est quand même bien pratique.

Le bras armé de l’Isère dans la guerre économique

Si cette « unité de production » s’est installée dans la banlieue de Grenoble, ce n’est donc pas parce qu’elle était réclamée par les habitants. C’est à cause d’un gros travail de lobbying de la part d’une structure largement méconnue, l’AEPI : agence d’études et de promotion de l’Isère.
« Derniers succès de l’AEPI, les nouveaux compteurs EDF seront fabriqués en Isère. L’AEPI vient de jouer un rôle décisif dans l’implantation du groupe indien CG en Isère. (...)“Ils ont été performants pour nous trouver des solutions et notamment, des sous-traitants et fournisseurs locaux”, explique François Landais, directeur de CG France » (Isère magazine, janvier 2015).
« L’AEPI a pu démontrer la puissance de l’écosystème grenoblois en matière de ‘‘smart grids’’ (réseaux intelligents) et a accompagné l’entreprise pour le choix du bâtiment, la sélection des sous-traitants et les premières opérations de recrutement. » (lametro.fr, 19/11/2014).

Pour mieux cerner le rôle joué par l’AEPI, savoir s’ils avaient payé les notes de restaurant ou s’ils avaient informé CG sur les combines possibles pour payer le moins possible d’impôts, j’ai appelé François Landais, le directeur de CG en France. Après s’être renseigné, ce brave homme m’a affirmé qu’il ne « pouvait pas répondre à ce type de presse ». Je lui ai demandé quel était le problème, il m’a répondu qu’il n’était pas « habilité », je lui ai dit que je ne comprenais pas pourquoi, que je n’allais pas déformer ses propos, il ne m’a dit que ce n’était pas la question, j’ai argumenté qu’il avait bien répondu à Isère magazine, qu’il avait même posé pour une photo avec sa tête de bellâtre, il ne m’a rien dit de plus. Bref, je me suis fait remballer.

Cela fait un moment que je vois mentionner cette AEPI dans des articles de presse. Que j’observe cette structure se vanter d’avoir, en quinze ans, « accompagné et aidé à l’implantation de 440 entreprises françaises et étrangères et à la création de 9 800 emplois », conformément à leur « mission de promouvoir Grenoble et l’Isère au niveau national et international afin d’attirer de nouvelles entreprises dans le département ». Que je me demande ce que raconte l’existence de cette agence sur notre monde contemporain, sur l’économie mondialisée, la concurrence généralisée et la guerre de tous contre tous.
Alors j’ai voulu en savoir plus. Étant donné qu’on change une méthode qui foire, j’ai choisi cette fois-ci le mail pour demander un rendez-vous à Anne Giraudel, la responsable communication de l’agence. Après m’avoir assuré qu’elle allait « voir auprès de [sa] direction ses disponibilités », elle m’a sèchement affirmé que « l’AEPI ne souhaite pas répondre à [nos] questions ». Pourquoi ? Mystère. J’avais juste affirmé être du Postillon et vouloir l’interroger à propos du « combat des territoires pour l’attractivité ». Mon but était de demander à une personne de l’agence si elle trouvait un sens à cette guerre économique mondiale. J’ai l’impression qu’ils ont l’air vachement content d’eux à chaque fois qu’ils ramènent une boîte qui crée trois, vingt-cinq ou cent cinquante emplois – et quelque part je comprends leur enthousiasme, peut-être qu’ils ne pensent pas juste aux objectifs donnés par leurs chefs, pas juste aux points de croissance, mais se disent avant tout qu’un emploi ça va peut-être permettre à quelqu’un de se sortir de la merde – et comment ne pas être d’accord sur ce point ? Mais j’aurais aimé savoir si au fond d’eux ils pensaient que cet activisme promotionnel était sensé ; si c’était raisonnable de courir la planète pour essayer de convaincre des investisseurs de venir dans son territoire plutôt qu’un autre ; si tout ce cirque pouvait amener quelque chose de positif à l’humanité ; s’ils pensaient que grâce à ça, on laisserait un beau monde pour les fameuses « générations futures ».

Ce refus catégorique de se confronter à ces questions en dit peut-être plus que des réponses évasives. Ces gens-là travaillent pour la guerre économique. Dans une guerre on ne pense pas. Dans une guerre, on ne discute pas du sens de la guerre – et encore moins avec les déserteurs.

« Avant le patron, on pouvait le coincer »

Me voilà donc tout seul pour retracer l’histoire de l’AEPI. Sans leur concours, je vais encore être obligé d’écrire à charge, et c’est bien dommage. Si l’AEPI est née en 1997, la promotion internationale de l’Isère ne date pas d’il y a dix-sept ans. Cela fait plus de cent cinquante ans que les élites manigancent pour faire muter ce qui était une modeste bourgade provinciale au début du XIXème siècle en une métropole moderne. Jusqu’aux années 1950, il n’y avait cependant pas besoin – et ce n’était pas techniquement possible – de courir la planète pour « créer de l’emploi » : l’essor industriel de Grenoble au XIXème siècle est dû à des hommes venus des alentours. Les gantiers Perrin, les cimentiers Dumolard, Nicolet et Viallet, les métallurgistes Joya, Bouchayer et Gariel sont par exemple tous originaires de la moyenne montagne du sud de Grenoble (Matheysine, Trièves, Valbonnais).

C’est Dubedout, maire de gauche (CEA-PS) de 1965 à 1983, qui décide de créer le bien-nommé « Bien » (bureau d’implantation des entreprises nouvelles), la première structure iséroise visant à racoler les investisseurs. On est en 1969, juste après les jeux olympiques et l’idée est bien entendu de profiter de ce coup de projecteur. Les « succès » sont au rendez-vous et les ouvriers grenoblois commencent à se rendre compte des joies de l’économie mondialisée, comme le raconte Pierre Frappat dans son livre Grenoble, le mythe blessé : « Pour la première fois, à Grenoble, on se trouvait face à une décision irrémédiable prise à des milliers de kilomètres sans que l’on sache précisément par qui, et en fonction de quelle logique. Constatant cette impuissance, André Poujoulat [NDR : délégué CFDT chez Richier, entreprise rachetée puis liquidée par l’américain Ford] pouvait, par une boutade, résumer l’évolution, en quelques années, des rapports sociaux à Grenoble : ‘‘Avant, le patron, on pouvait le coincer ; les travailleurs de Merlin-Gerin pouvaient aller crier sous les fenêtres du père Merlin. Nous, il faudrait qu’on aille à Détroit ; en charter, peut-être !’’. En aparté, il ajoutait : ‘‘Au fait, Détroit, c’est où ?’’ ».

La lutte pour l’attractivité économique n’ayant pas de parti politique, le successeur de droite (CCI-RPR) de Dubedout, Alain Carignon, y alla également de sa petite structure. Le Coveg (Conseil pour la valorisation de l’économie grenobloise) produit des bulletins destinés à « promouvoir les entreprises grenobloises », diffusés à des milliers d’exemplaires dans des pays anglo-saxons et japonais. En 1989, alors que tout réussit encore au jeune maire et président du Conseil général, il décide de regrouper les deux structures (le Bien et le Coveg) avec une troisième (le comité d’expansion économique de l’Isère) pour fonder une nouvelle SEM : Grenoble Isère Développement (GID). Je vous passerai les détails de cette formidable aventure mais sachez que comme souvent avec Carignon, elle a mal fini : après des années de « graves difficultés d’exploitation », de déficits en millions d’euros et de plans de redressement, il s’avère en fait que cette société est mouillée dans la série de magouilles de l’ancien maire : « Or, considéré comme dirigeant de fait d’une société d’économie mixte départementale, GID (Grenoble Isère Développement), Carignon est accusé d’avoir usé de cette société à des fins personnelles de clientélisme ou pour favoriser sa carrière politique. L’enquête sur la gestion de cette société a permis de faire apparaître des faits concernant des emplois fictifs présumés, le versement de primes indues et de fonds dans des conditions obscures, pour l’étude d’un circuit de courses automobiles (1,6 million de francs), d’un projet de zone aéroportuaire (2,2 millions) ou des commissions injustifiées (1,6 million). Le préjudice est estimé à plus de 8 millions ». (Libération, 15/01/1999)

Une propagande qui ne dit que des bonnes nouvelles

C’est dans cette folle ambiance que se crée donc, en 1997, notre chère AEPI. Comme elle s’en enorgueillit : « l’AEPI est l’expression du volontarisme politique des élus isérois. Ils ont été les premiers en France, il y a 40 ans déjà, à se doter d‘un outil dédié à cette fonction ». Cette fois, c’est une simple association que le Conseil général rince généreusement chaque année à hauteur de deux millions d’euros.

« Jusqu’il y a trois ans, l’AEPI était financée à 100 % par le Conseil général. Aujourd’hui il est en train de perdre cette compétence, qui est en train de passer à la région et aux métropoles. En 2014, on a un budget de 2,3 millions d’euros, le Conseil général nous finance encore à 82 %, le reste provenant essentiellement de la CCI mais ça bouge tous les ans maintenant. Bientôt c’est la métro et la région qui vont prendre le relais ». Là, c’est Thomas Repellin qui parle (j’ai oublié de vous dire que suite au refus de l’AEPI de parler au Postillon, je me suis fait passer pour un étudiant et ai laborieusement réussi à avoir au téléphone un salarié de l’agence). À l’AEPI, il bosse pour la communication, la promotion de Minatec, et les bases de données. Car l’AEPI produit beaucoup de documentations sur l’Isère, clamant par exemple que « l’Isère est une territoire privilégié pour les smart grids », les fameux « réseaux intelligents » dans lesquels vont s’intégrer les compteurs Linky. Mais Thomas Repellin m’apprend que « certaines études restent confidentielles : les résultats ne peuvent pas être communiqués quand le résultat est négatif. Le département nous demande l’évolution de l’emploi sur tel ou tel territoire. Mais on ne va pas rendre public par exemple que la chimie du Nord-Isère ne se porte pas bien. Forcément on ne peut pas dire qu’en Isère l’économie se casse la gueule. » On retrouve ici toute la magie de la propagande, qui ne parle que des bonnes nouvelles. La guerre économique a également ce point commun avec la guerre militaire.

Et concrètement comment se passe-t-il, le boulot à l’AEPI ? Thomas Repellin me confie que « deux ou trois » de ses collègues « ne font presque que parcourir le monde pour tenir des stands sur des salons », ce qui est rassurant sur la bonne utilisation de l’argent du Conseil général : il sert au moins à subventionner les compagnies aériennes. Hélas, il est très difficile d’envier la vie de ces hommes-sandwichs territoriaux, passant leur vie entre des halls d’aéroport et des salles de congrès glauques. Sinon, « on est une vingtaine à travailler sur Grenoble, et en plus il y a sept ou huit consultants à temps partiel dans le monde entier ». Selon Le Daubé (30/12/2014), « l’agence dispose ainsi d’un bureau en Amérique du Nord, de consultants en Allemagne et au Royaume-Uni, et a mis en place un partenariat avec l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), notamment pour la prospection en Asie ».

In business we trust

Si l’AEPI s’échine à représenter l’Isère un peu partout, elle est particulièrement active aux États-Unis, et notamment dans la fameuse « Silicon Valley », où se trouvent toutes les grandes entreprises guidant la marche du monde virtuel et réel (Google, Twitter, Facebook, …). La Silicon Valley, c’est le modèle du « modèle grenoblois ». Tous deux reposent sur un pillage de l’argent public (voir Le Postillon n°27) pour faire du business grâce à l’avènement de technologies inutiles ou dangereuses. Le compteur Linky en est une parfaite illustration.

L’AEPI organise donc là-bas, près de San Francisco, quelques petites réjouissances pour persuader les Américains qu’ils ont des bonnes affaires à réaliser dans la cuvette : « L’agence tisse des liens étroits qui facilitent la rencontre entre entrepreneurs isérois et leaders high-tech californiens tout en développant l’attractivité de Grenoble vis-à-vis des industriels et investisseurs étrangers. Dernier événement en date : la soirée ’’Grenoble Tech Hub – Gathering in the Silicon Valley’’ du 10 mars dernier à Palo Alto, et le lancement du groupe LinkedIn ’’Friends of Grenoble – North America’’ (…). La région grenobloise est une région clé pour les acteurs internationaux, les États-Unis étant le premier investisseur étranger. » (Le Figaro, 9/04/2014).
Ce genre de petites sauteries s’organise également chez nous. Grenoble est la « première ville d’Europe occidentale » à avoir un « American corner », qui est « un lieu culturel situé à l’extérieur des États-Unis ». C’est un fait peu connu, mais la communauté américaine de Grenoble est la deuxième plus importante de France et la deuxième communauté étrangère la plus importante dans le bassin grenoblois, derrière les Italiens (voir encart). Et pourtant on ne parle (presque) jamais de cette communauté, en tous cas beaucoup moins que de celle des Italiens ou des Maghrébins. On n’entend jamais causer de tous les efforts faits pour les attirer, de ces millions d’euros dépensés dans des voyages en avion, des stands, des soirées mondaines foireuses.

Vous permettez que je m’éloigne deux minutes de mon sujet ? Le mois d’août dernier, on célébrait les soixante-dix ans de la libération de Grenoble par les Américains. Les élites locales ont profité de l’occasion pour inaugurer une nouvelle place sur la presqu’île scientifique, en plein cœur du projet Giant (Grenoble Innovation for Advanced New Technologies), et l’ont baptisée la « place de la Résistance ». La sous-ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Geneviève Fioraso en a profité pour faire un discours insistant sur les liens entre « science et résistance. (...) L’emplacement de cette place de la Résistance, lieu de vie, d’échange et de passage, au cœur du nouveau quartier, de la Presqu’île, est particulièrement fidèle à l’esprit et aux valeurs de la résistance ».
Au mois de février dernier, la même sous-ministre avait clamé dans Le Huffington Post que ce même quartier pouvait devenir une « Silicon Valley à la française ».
Le deuxième débarquement des Américains à Grenoble est beaucoup plus diffus, discret, mais également beaucoup plus massif et durable. Et surtout il ne se fait plus sous le drapeau de la liberté mais sous celui du business et de la fuite en avant technologique. Voila le genre de considérations auxquelles on aboutit en partant de simples compteurs éléctriques. C’est dingue, non ?

À la chasse aux capitaux étrangers

Mais revenons à l’AEPI. Son activité a abouti à la présence de « 470 entreprises à capitaux étrangers », représentant « 41 000 salariés ». « Cinq des dix premiers employeurs privés sont étrangers », s’exclame l’agence. Des chiffres séduisants pour le quotidien « pro-business » L’Opinion (8/07/2014), qui a qualifié, dans un article panégyrique, l’Isère de « modèle pour la croissance française » : « Mélange de chercheurs publics intégrés aux entreprises, d’étudiants scientifiques formés à l’entrepreneuriat, le tout nourri de capitaux étrangers stables et fidèles… La région de Grenoble multiplie les succès économiques. À rebours de la déprime ambiante. »
Vous aussi avez cru reconnaître la prose lénifiante d’Isère magazine, le mensuel du Conseil général ? Pourtant je vous assure que ces lignes ont été écrites dans un « vrai » journal. Mais c’est vrai qu’on a des fois fichtrement du mal à voir la différence. Et ça continue : « ‘‘Je peux vous demander pourquoi vous, les médias, ne parlez que des mauvaises nouvelles et jamais des bonnes ?’’ La question, posée sans agressivité mais avec une pointe d’amertume vient de Joëlle Seux, directrice de l’Agence d’études et de promotion de l’Isère (AEPI). (...) L’autre force de l’Isère, qui devrait aussi servir de modèle, y compris jusqu’à Bercy, tient à la présence d’investisseurs étrangers. (...). L’Isère est surtout une terre d’accueil des capitaux américains (un tiers des emplois industriels étrangers, contre 24 % en France) avec la présence de Xerox, de Caterpillar ou de l’électricien Eaton... »

S’arrêter quelques minutes sur leur raisonnement permet de saisir toute son ineptie - et la folie de l’économie mondialisée. Car le « modèle pour la croissance française » n’est pas exportable. Reposant sur des investisseurs étrangers et sur une importation massive de cadres high-tech, le « modèle grenoblois » peut à peine être reproduit dans quelques technopoles. Imagine-t-on les capitaux américains investir dans chaque région de France, les cadres high-tech se multiplier et se répartir dans tout le pays ? Le revers du modèle, c’est de délaisser des territoires entiers, ceux qui ne peuvent pas muter en Silicon Valley, ceux qui n’ont pas d’agence promotionnelle assez puissante pour aller draguer les requins de l’investissement. Dans la guerre économique comme dans toute guerre, il y a plus de perdants que de vainqueurs. Angers et « une dizaine d’autres villes » étaient en concurrence avec Grenoble, et n’ont finalement pas eu l’« unité de fabrication » des compteurs Linky. Faut-il s’en réjouir ? À quoi bon vouloir faire partir des winners, si tant d’autres sont laissés pour compte ? Voilà une question que j’aurais aimé leur poser, aux gens de l’AEPI.

Des Américains incalculables à Grenoble

Combien y-a-t-il d’Américains à Grenoble ? Mystère. Il y a deux ans, dans 20 minutes (6/11/2012), on pouvait lire que « selon Alexandre Mavridis, auteur d’un livre à paraître sur la communauté américaine de Grenoble, elle en compterait ‘‘entre 20 et 30 000’’ (...) ‘‘On a du mal à les cibler car beaucoup vont et viennent, ne restant que de un à trois ans.’’ Plus mesuré, Pat Brans parle de ‘‘milliers d’Américains.’’ Une chose est sûre, cette ’’immigration économique concerne surtout des chercheurs et scientifiques, attirés par la recherche fondamentale, les nanotechnologies’’, précise Alexandre Mavridis. » On a essayé d’en savoir plus en appelant le consulat américain de Lyon : « Nos chiffres sont inexacts et ne correspondent pas à une réalité car les Américains ne sont pas obligés de s’enregistrer dans leur consulat. En outre, les préfectures ne recensent que les gens ayant besoin d’une carte de séjour, ce qui n’est pas le cas de tous... On estime grosso modo qu’il y aurait environ 15 000 ressortissants américains dans notre district consulaire (Auvergne + Bourgogne + Rhône-Alpes), sachant que la plus grande partie d’entre eux se trouve entre Lyon et Grenoble. Sur la région Rhône-Alpes, cela nous donnerait un peu plus de 8 000 Américains. » 8 000 ou plus de 20 000 ? C’est flou. Le consulat insiste pour dire qu’il n’est sûr de rien et précise que ce n’est pas impossible qu’il y ait 20 000 Américains. Ce qui semble en tout cas sûr c’est que la communauté américaine de Grenoble serait la deuxième plus importante de France et la deuxième communauté étrangère dans le bassin grenoblois, derrière les Italiens.