Accueil > Février 2018 / N°44

Interview d’Aurélien Delsaux, l’auteur de Sangliers

Ohé, ohé, territoires abandonnés

Sangliers. C’est le titre du dernier livre d’Aurélien Delsaux, un ex-prof du lycée de la Côte-Saint-André. Il s’agit d’une fresque sociale suivant pendant cinq ans la vie d’un hameau imaginaire d’un pays qui ressemble beaucoup à la plaine de la Bièvre. Une fiction littéraire très inspirée de la réalité qu’observe l’auteur, qui en dit beaucoup plus sur ce genre d’endroits et sur certains enjeux de l’époque que nombre de travaux journalistiques. Petite discussion avec Aurélien Delsaux.

Au Postillon, on ne parle jamais de la Bièvre, ce territoire autour de la Côte-Saint-André situé à une cinquantaine de kilomètres de Grenoble, avant tout parce qu’il est en dehors de notre zone de diffusion. Mais ce pays est bel et bien relié à notre chère cuvette grenobloise : c’est une des seules échappatoires pour les classes moyennes inférieures qui veulent vivre proche de la verdure. La plupart des campagnes environnantes, le Trièves, le Grésivaudan, le Voironnais, le Vercors, les balcons de Belledonne ou de Chartreuse sont prisées donc chères. Pour ceux qui n’ont pas les moyens mais n’ont plus envie de vivre en immeuble, il reste donc, en gros soit la vallée de Livet-et-Gavet (peu connue pour son ensoleillement), soit la plaine de la Bièvre. Beaucoup font les allers-retours tous les jours pour venir bosser. Et pourtant quand on vit dans la cuvette, dans la Métropole, on oublie ces territoires. Un des intérêts de ton bouquin, c’est de parler en profondeur de ces territoires délaissés par la métropolisation.

Dans mon coin, les lotissements poussent « à cause » du dynamisme de la Métropole. Quand le tram arrive à Saint-Egrève ou au Fontanil, j’imagine que ça fait monter les prix, et que donc ceux qui n’ont pas trop d’argent doivent aller plus loin et finissent par atterrir dans la Bièvre, même s’ils doivent faire cinquante bornes matin et soir pour aller bosser.
Les dernières réformes territoriales organisent la concurrence entre territoires, accentuent la différence entre les riches et les pauvres. On force certaines communes au regroupement, on crée d’immenses communautés de communes. Le pouvoir très mal contrôlé voire pas contrôlé du tout par les citoyens dans les communautés de communes fait qu’on assiste à un retour des baronnies. Les prises de décision se sont considérablement éloignées des citoyens, elles sont revenues au pouvoir de quelques-uns ; on assiste à un reflux démocratique qui bizarrement choque assez peu…

La commune était un lieu de résistance, elle était depuis le Moyen-Âge un lieu de liberté politique. Au stade du district, dans les réunions entre communes, il pouvait y avoir quelqu’un qui gueule plus fort, mais un maire pouvait encore faire ce qu’il voulait dans sa commune - et il en était responsable devant les électeurs de sa commune. Dans la communauté de communes de Bièvre Isère comme ailleurs, le président de la « com’com’ » n’est pas élu au suffrage universel direct. Dans les conseils communautaires qui vont rassembler plus de quarante personnes, il y a parfois quarante décisions qui vont être prises en une seule soirée : quel « petit maire » va oser lever la main pour dire « je ne suis pas d’accord » ? Un homme fort comme Yannick Neuder (qui est aussi vice-président à la Région), le président de Bièvre Isère, va lui mettre la pression s’il se démarque - pire : le petit maire va s’autocensurer face à l’homme fort. Car au fond ce n’est pas lié à un type de personnes : la nouvelle organisation politique crée des barons, des chefs qui se sentent légitimes sans véritable légitimité démocratique, sur un vaste territoire. De quoi faire vite tourner la tête à à peu près n’importe qui, sans doute.

Un exemple ? L’affaire du Center Parcs. La mairie de Viriville qui en 2015 pour le « carnaval des grenouilles » prête, de bon gré, une salle à Bièvre Liers Environnement (BLE) pour une journée de découverte des zones humides (à l’occasion de la journée mondiale des zones humides)… puis, quasiment au dernier moment, la mairie refuse de prêter la salle - au prétexte qu’y serait évoquée l’opposition au Center Parcs - ce qui est assez logique quand on promeut les zones humides… On imagine bien le coup de pression sur la mairie exercé par la « com’ com’ », ou l’autocensure.

Un des sujets principaux de ton bouquin, c’est la progression dans ce genre d’endroits du vote Front national et des groupuscules identitaires type « défense de la race blanche ». En Isère, il y a une véritable fracture entre le Sud, où le Front national fait des scores plutôt faibles, et le Nord, où il cartonne. Tu racontes la lente dérive d’un adolescent vers le passage à l’action fasciste et meurtrière avec une tendresse pour ce gamin. Tu ne le dépeins pas comme une grosse brute épaisse et sans cervelle, le cliché habituel entretenu sur les sympathisants d’extrême droite.

Sur le FN, il y a un fossé, une espèce de décalage dans la façon de voir les choses entre les habitants de la métropole et nous. Dans mon village, il y a plus d’un tiers des gens qui votent FN. Alors je vis avec eux, je ne veux pas partir, donc je ne peux pas et ne veux pas les caricaturer comme des grosses brutes épaisses, même si je ne suis pas d’accord avec eux et qu’ils le savent (j’ai été candidat suppléant pour les Insoumis lors des dernières législatives). Je sais qu’ils peuvent être sympas, ce sont mes voisins, certains sont de bons copains, je sais que ce ne sont pas des « nazis », que la plupart se sentent avant tout abandonnés. Pour autant, j’aimerais leur faire comprendre que s’ils ne sont pas eux-mêmes fascistes, en votant FN, ils produisent du fascisme : quand bien même ils voteraient en « victimes » (ce que je crois pour certains d’entre eux) par leur vote ils lui permettent de gagner du terrain dans la société, ils participent au grand « détissage ». Ça peut paraître un peu trop subtil comme position, limite jésuite, mais ça ne l’est pas. Il faut qu’on se parle, en vérité, mais qu’on se parle vraiment.

J’ai plus peur de la génération d’après, qui a un racisme de plus en plus décomplexé, et qui pourrait avoir de plus en plus de « passage à l’acte » - justement parce qu’elle aura baigné dans ce qui n’était peut-être que des paroles, mais qui finira peut-être par produire de l’horreur. C’est pour ça que j’ai écrit ce bouquin, pour raconter ce cauchemar d’un racisme en acte - en espérant qu’il n’arrive pas.
En Isère, le Front national a eu son score le plus important à l’élection présidentielle à Lieudieu [50,49 % au premier tour ; 67,61 % au second]. C’est l’endroit qui est le plus loin des grandes villes, à égale distance de Lyon et Grenoble. Il n’y a pas l’autoroute, pas le train. C’est l’endroit le moins rattaché au dynamisme des deux grandes métropoles.
Alors bien sûr, il faut remettre des services publics dans ce genre de territoires. Mais surtout, il faut arrêter cette concurrence entre les territoires que renforce la création des métropoles et des communautés de communes gigantesques. La fusion de communes, elle est parfois justifiée, mais globalement ça va toujours dans le sens d’une distance de plus en plus grande entre la prise de décision et les citoyens. Et moins ils comprennent d’où viennent les décisions, moins ils s’en sentent acteurs, plus on dirait qu’ils ont envie d’un pouvoir fort, où les choses seraient « claires » au moins - pour qu’on arrête avec l’illusion démocratique, pour qu’on ne les prenne plus pour des cons.

Sangliers, ton titre, fait à la fois référence aux meutes dont les gens ont peur ; et puis aussi à l’aspect « solitaire » de notre époque. On apprend par exemple que « le sanglier tire son nom du latin singularis », parce que passé ses cinq ans, cet animal ne vit qu’en solitaire.... Tu dépeins les affres de la vie en lotissement, les voisins qui ne se connaissent plus, n’ont plus l’occasion de se rencontrer.

Avant l’époque des lotissements, le lien social se faisait par des structures, l’école, l’église, les fêtes, et les rares nouveaux s’intégraient tant bien que mal avec ces structures. Maintenant elles ont disparu. C’est pas forcément un mal, au moins pour certaines (et puis il ne faut pas idéaliser et oublier tout le contrôle social que ça supposait…). Mais on n’a pas encore inventé de nouvelles structures sociales qui permettent de vivre ensemble. Alors beaucoup des nouveaux arrivants vivent tout seuls, chacun chez soi.
Ces derniers temps à la campagne, il y a quand même quelque chose qui redémarre aussi, plein de nouvelles initiatives : des associations actives dans la culture, de nouveaux paysans bio, des artisans d’un nouveau type qui s’installent. C’est vrai que mon livre n’est pas centré là-dessus, même si certains de mes personnages évoquent cet aspect-là. Je voulais surtout parler de ceux dont on ne parle jamais, les déclassés, les déprimés, les solitaires, qui peuvent faire des choses terribles. Fais le compte : pas moins de quatre ou cinq faits divers sordides qui ont eu un écho national ont eu pour cadre le Nord-Isère ces cinq dernières années - à mon sens, ça signale quelque chose. Alors il faut « reconstruire du lien social », même si c’est pompeux comme expression, ne pas laisser la misère gagner. Il faut des lieux, des occasions pour que les gens se retrouvent, se parlent, restent humains.

Dans ton bouquin, tu reviens souvent sur l’histoire, très lointaine ou récente. Tu évoques des faits réels et puis tu racontes des mythes locaux. Au Postillon l’histoire locale est toujours une source d’inspiration, alors qu’on a l’impression qu’elle est complètement délaissée, à part quelques événements phares célébrés par les autorités (la Journée des tuiles de 1788, l’Exposition universelle de 1925 ou les J.O. de 1968). Les autorités prennent soin de construire un certain récit national (où les heures « honteuses » sont peu évoquées) ou un récit panégyrique autour du Progrès (qui nous offre une vie tellement plus mieux bien), mais personne ne prend soin de l’histoire locale, en tous cas dans notre région. Le patois dauphinois a presque complètement disparu. Est-ce que tu penses que cet oubli de la mémoire locale est aussi un moyen d’uniformiser les endroits, pour que les habitants des lotissements de la campagne bièvroise vivent exactement comme dans n’importe quel lotissement ?

Quand il n’y a pas d’histoires qui racontent un lien, qui tissent le monde, les choses s’effondrent. C’est aussi simple que ça. Je crois que c’est vrai pour les individus aussi d’ailleurs : on peut bien tenter de nous transformer en machine, on est d’abord un tissu d’histoires sur pattes - celles qu’on nous a racontées, celles qu’on a choisi de se raconter. Dans ma région, il y a plein d’histoires qui peuvent nourrir le présent. Ces histoires, les vieux les racontaient jusque-là. Mais qui est prêt à les entendre aujourd’hui ? Pour le roman, je me suis inspiré d’histoires qui ne sont pas strictement locales, celles de mon pépé, celle d’un papy du hameau de mon enfance, d’histoires que j’ai parfois inventées, mais aussi d’histoires que je suis allé chercher dans les bouquins « d’érudits locaux » (comme l’Histoire de la Côte Saint-André, de Jean Imbert), ou d’ « ethnologues du Bas-Dauphiné » (comme Charles Joisten). Et j’ai trouvé des légendes comme on en trouve partout, bien sûr (avec loups-garous et tout un folklore rural commun à toute une partie de la France), mais aussi des épisodes historiques dingues que tout le monde a oubliés, que personne ne m’a jamais racontés. Qui m’ont paru dingues parce qu’on s’habitue à voir la ruralité comme un lieu au mieux touristique : un coin tranquille où se reposer peut-être, mais à l’écart de l’histoire, où il ne se passe rien d’important, rien qui fasse avancer les choses. Et ce n’est pas vrai.
Des choses ont eu lieu, des choses ont été tentées, partout, en tout temps. Au XVIème siècle, dans la Bièvre, alors que les guerres de religion font rage, des paysans qui n’en peuvent plus de voir leurs terres ravagées, leurs récoltes pillées, les destructions, les morts, se rassemblent en une « Ligue de la Paix », rien que ce nom me paraît fou, et s’en vont rencontrer les chefs des deux camps, protestants et catholiques. Ce sera un échec, et peut-être un massacre, mais ils n’ont pas attendu Paris ni Grenoble pour bouger, ni que l’Histoire tourne sans eux. J’ai aussi appris à quel point la Révolution française a marqué ces campagnes : bien sûr, les États généraux du Dauphiné à Vizille, la Journée des tuiles à Grenoble, on sait ça, on nous les a racontés. Mais pas le fait que plus de châteaux ont été détruits dans le Bas-Dauphiné que dans tout le reste du Dauphiné, et ce parce que les seigneurs y avaient toujours été féroces - je ne le savais pas. À Ornacieux, un bourgeois nommé Salomon réunit les villageois dans un bois : ils décident collectivement d’aller demander ses titres de propriété sur les terres au marquis d’Ornacieux. Comme il n’a aucun document écrit, et comme sans doute ils lui font peur, le marquis se sauve et meurt… au bord de l’Adriatique, à Trieste. Ces histoires avec, oui, leur part d’inexactitude, de légende sans doute, relient nos villages à la grande Histoire et au monde. Si tu la racontes à des gamins, ça nourrit forcément un imaginaire, ça construit. Moi gamin, le bicentenaire de la Révolution, ça m’a marqué au fer rouge politiquement ! On a besoin d’une histoire collective, besoin de légendes et de contes locaux, d’une mythologie - en sachant que, OK, ce n’est pas l’« histoire », que ça a sa part de mythologie, mais on a un besoin fou d’une histoire qui nous rassemble.

Il y a toute une histoire sociale et politique qui n’est pas racontée parce que ce n’est pas l’histoire officielle. C’est aussi le rôle d’écrivain de faire ça, écrire une histoire pour dire « nous », un « nous » à cercle concentrique, qui n’exclut pas, un « nous » dont le cercle ultime rassemble tous les humains. Des histoires qui nous permettent de nous sentir acteurs. Parce que le simple fait d’entendre qu’il s’est passé des choses quelque part, ça peut donner envie d’y faire des choses. Ça permet de comprendre que là où on est, et sans attendre, quelque chose est possible.