Accueil > ÉTÉ 2023 / N°69

Où sont les chèvres ?

Cet épisode m’a rappelé une vieille histoire. Raphaël avait retrouvé dans une maison abandonnée de La Tronche un vieux tract intitulé « SOS pour les bergers  » et me l’avait envoyé. Ce document datant de 1991 dénonçait : «  L’Office national des forêts (ONF), qui gère en France des milliers d’hectares, se base sur la loi de Colbert pour interdire le pâturage des troupeaux moyennant amendes de 3 000 à 6 000 francs. Les bergers de la Bastille, eux, prétendent que dès lors que l’équilibre naturel est respecté, des chèvres ne peuvent qu’entretenir la montagne. […] Les bergers de la Bastille ont donc besoin de votre soutien. Acheter leur fromage, c’est soutenir leur projet.  »

Pour ce numéro d’été, pas de supplément montagne. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais ces derniers numéros, on s’est beaucoup intéressés à l’extension de STMicro, son pillage de l’eau, ses conséquences sur la vallée du Grésivaudan, etc. Pour une fois, nos articles ont rencontré pas mal d’échos. Alors, ce printemps, on a délaissé les reportages dans les territoires d’altitude pour continuer à creuser ce sillon, comme vous pouvez constater dans neuf pages de ce numéro. Promis on y reviendra.

N’empêche qu’on avait quand même un peu envie d’évoquer certaines problématiques des espaces pentus. Alors on a arpenté un bon cas d’école, la montagne la plus petite du département, et en même temps la plus fréquentée : la fameuse Bastille de Grenoble. Prolongée par les monts Jalla et Rachais, c’est le massif montagneux le plus au sud du massif de la Chartreuse, et aussi le plus proche de la Métropole. Conséquence : ses pentes sont largement surfréquentées, 350 000 personnes montent chaque année par le téléphérique à la Bastille, et beaucoup plus à pied, en courant ou en voiture. Et autre conséquence : ses espaces boisés représentent une forte menace d’incendie. Au mois d’août dernier, un feu avait ravagé pendant une dizaine de jours une forêt similaire au-dessus de Voreppe, détruisant 130 hectares de végétation et entraînant l’évacuation de 170 personnes. Au même moment, à cause des risques d’incendies, la ville de Grenoble avait interdit pendant deux semaines tous les sentiers de la Bastille, du Jalla et du Rachais. Et cet été, que se passera-t-il ?

«  Les Domaines de l’État rasent un réservoir de biodiversité sur la Bastille de Grenoble  » : C’est le titre d’un communiqué des associations environnementalistes (France nature environnement, Ligue de protection des oiseaux, Gentiana) du 28 avril 2023. En cause : d’importants «  travaux de déforestation et de débroussaillement » menés sur une parcelle de 4,5 hectares appartenant à l’État, juste au dessus de la cité (pour l’instant) universitaire du Rabot. Des travaux qui avaient pour but de « protéger des risques d’incendies » mais qui ont été faits sans tenir compte « ni des techniques de gestion raisonnée, ni de la période la moins impactante préconisée par la préfecture elle-même, à savoir novembre-février pour limiter les impacts sur la biodiversité  ». En clair, l’entreprise mandatée par la préfecture a fait du travail de gros bourrin, en arrivant avec des «  machines-outils monstrueuses qui rasent tout sur 1 000 m², en une journée, sans aucun discernement » selon l’adjoint municipal grenoblois Gilles Namur. Facteur aggravant : « Ces travaux sont réalisés en pleine période de reproduction de la faune et de la flore, impactant les espèces présentes dont plusieurs sont protégées et/ou patrimoniales  ». Au moins peut-on reconnaître l’efficacité de ces travaux contre les risques d’incendies. En voilà une forêt qui se tient sage !

Cet épisode m’a rappelé une vieille histoire. Raphaël avait retrouvé dans une maison abandonnée de La Tronche un vieux tract intitulé « SOS pour les bergers  » et me l’avait envoyé. Ce document datant de 1991 dénonçait : «  L’Office national des forêts (ONF), qui gère en France des milliers d’hectares, se base sur la loi de Colbert pour interdire le pâturage des troupeaux moyennant amendes de 3 000 à 6 000 francs. Les bergers de la Bastille, eux, prétendent que dès lors que l’équilibre naturel est respecté, des chèvres ne peuvent qu’entretenir la montagne. […] Les bergers de la Bastille ont donc besoin de votre soutien. Acheter leur fromage, c’est soutenir leur projet.  »

Au verso, une liste de numéros à appeler une fois par semaine pour mettre la pression : la société de ciment Vicat, propriétaire d’une partie des forêts, la mairie de Saint-Martin-le-Vinoux et l’ONF. En conclusion : «  Les bergers de la Bastille, qui ne pourront survivre que par votre soutien actif vous informent qu’ils feront bénéficier tous leurs adhérents de 30 % de réduction sur le prix de leur fromage... ». Ça avait l’air sympa, non ? Même si ça pose plein de questions : pourquoi l’ONF ne voulait-elle pas que les « chèvres entretiennent les forêts » ? Comme ça, sans connaître grand-chose, je me dis que c’est pas con comme action de prévention, que ça doit contribuer à réduire les risques d’incendies de manière un peu plus poétique que des « machines-outils monstrueuses » qui rasent tout.
J’ai donc contacté l’ONF pour en savoir plus. Le secrétaire général de l’agence iséroise m’a expliqué qu’en 1991, après «  plusieurs mises en garde », «  un berger qui s’était installé sur le Rachais a été verbalisé par le technicien de l’ONF car ses chèvres broutaient les plants en forêt domaniale de la Tronche, donc en forêt publique  ». Si l’ONF ne veut pas de ces chèvres dans ses forêts, c’est parce qu’elles « mangent en priorité les jeunes pousses  » et empêchent donc la forêt de se renouveler. Soit. N’empêche que je continue à penser que c’est quand même mieux que les « machine-outils monstrueuses  » qui, elles, rasent les jeunes pousses et le reste. Dans sa réponse, le monsieur de l’ONF m’ouvre néanmoins les yeux sur tout un pan de l’histoire locale : « Concernant le défrichement par pâturage, la seule chose que je peux vous dire c’est qu’aux XIXè et XXè, les chevriers étaient légion en Isère, en raison des ganteries grenobloises, et faisaient régulièrement l’objet de verbalisations pour les mêmes raisons que le chevrier de 1991. » Ça alors ! J’avais jamais percuté, moi, que « les chevriers étaient légion » dans la région.

Bien entendu, j’avais entendu parler de « Grenoble, capitale du gant » mais je n’avais pas fait le lien. D’ailleurs, personne ne le fait vraiment : quand on parle du gant de Grenoble, on parle des patrons des fabriques, des ouvrières et des ouvriers, des commerciaux qui allaient le vendre un peu partout dans le monde (Paris, Londres, New-York, etc) mais jamais des chevriers et encore moins des chèvres. Et pourtant, elles étaient essentielles à cette industrie : les gants étaient faits à partir de peau de chevreaux, « réputée pour sa qualité et sa finesse  ». Et il en fallait énormément : le patron du musée du gant, descendant du célèbre gantier Jouvin, m’apprend qu’au plus fort de la production grenobloise, juste avant la Première Guerre mondiale, il y avait « 1,5 millions de douzaines de paires de gants » produites chaque année dans la cuvette. Si on passe outre cette curieuse habitude de la profession de compter en douzaines, ça fait 18 millions de paires de gants.

Sachant qu’avec la peau d’un chevreau, on peut faire entre une et deux paires, selon la taille, on obtient ce chiffre ahurissant : chaque année, l’industrie gantière grenobloise « consommait » environ 6 millions de chevreaux. Effectivement, les forêts devaient être bien « entretenues » à l’époque – voire complètement rasées... Oublié, le risque d’incendie ! Mais alors, concrètement, comment étaient élevées ces chèvres ? Y-avait-il une multitude de petits troupeaux broutant tout ce qu’ils pouvaient dans les forêts du département ? Je n’ai pas réussi à en savoir plus. Dans l’exposition actuellement au musée Dauphinois «  Quand Grenoble gantait le monde », comme dans tous les ouvrages à la gloire du gant, il n’y a presque rien sur les chèvres et les chevriers. À peine apprend-on au musée Dauphinois que si « les peaux du Dauphiné sont considérées comme les plus belles  », « dès le XIXè siècle, la région ne suffit pas à approvisionner la ganterie en peaux. Les cercles d’approvisionnement s’élargissent progressivement à l’Europe, puis s’internationalisent à mesure que la production croît. »

J’ai jamais eu beaucoup de tendresse pour l’industrie grenobloise du gant : encore un truc produit dans le coin qui ne servait à rien – à croire que notre cuvette est maudite. Les gants grenoblois n’étaient pas utiles pour se protéger du froid : c’étaient des gants de luxe (à l’époque, c’était la mode d’avoir des gants en toutes saisons), vendus aux bourgeois du monde entier. N’empêche que cette histoire est pour moi révélatrice : en un siècle, on a complètement oublié qu’auparavant des troupeaux de chèvres caracolaient dans tous les alentours de Grenoble. Ça donne de l’espoir pour le futur : peut-être que dans un siècle, le musée Dauphinois organisera une exposition « Quand Grenoble artificialisait le monde  » et qu’on aura complètement oublié que le coin était infesté de labos remplis de machines à plusieurs dizaines de millions d’euros.

J’ai voulu continuer mon voyage sur les chèvres de la Bastille alors je suis allé aux Archives pour essayer d’avoir plus d’infos sur le berger de 1991. Le Daubé (17/11/1991) raconte qu’il a organisé un «  méchoui du désespoir » sur les pelouses qui entourent le rectorat pour demander un geste de la municipalité suite à un « refus d’autorisation de s’installer à la Bastille alors que les chèvres contribuent à débroussailler  ». À l’époque, celui qui se définissait comme « le dernier des chevriers transhumants » campait « avec 2 chiens et 65 chèvres sur les pelouses en bordure du boulevard des adieux  » (près du parc Paul Mistral) et espérait « un geste de la municipalité pour la Bastille avec une convention annuelle ». Dix jours plus tard, il était toujours en plein centre ville avec son troupeau : «  Depuis trois ans, il survit avec son troupeau de chèvres envers et contre l’incompréhension, l’indifférence ou l’hostilité de la gente publique ou privée. ‘‘Mon troupeau de chèvres est devenu une attraction locale, je me suis constituée une clientèle fidèle qui aime le bon et l’authentique. S’il est vrai que mes chèvres ont causé quelques dégâts de ci de là à des propriétaires, une trentaine d’entre elles ont péri sous les crocs de chiens divaguant. Et puis mon troupeau donnait des boutons à quelques fonctionnaires de l’ONF qui ont brandi contre moi un vieil édit de Colbert réglementant la transhumance. J’en ai assez ! Je m’installe ici. Je ne bougerais plus tant que je ne trouverais pas un refuge convenable pour mon troupeau, mes chiens et moi. » (Le Daubé, 26/10/1991) Dans les semaines d’après : plus de nouvelles dans la presse locale.

Parmi les propriétaires qui ont subi « quelques dégâts  », il y avait France, qui possède une maison sur les pentes de la Bastille du côté de La Tronche. Heureux hasard : cette belle bâtisse a été construite par un certain Florian Donat «  commissionnaire en peaux », soit fournisseur de peaux de chèvres aux gantiers grenoblois. Mais si elle a contacté Le Postillon, ce n’est pas pour parler de gants, ni de chèvres, même si elle se souvient bien de ce curieux troupeau qui avait mangé quelques-uns de ses jeunes fruitiers. Ce qui révolte France, ce sont les actes de Laurent Gras, le célèbre restaurateur installé, depuis cinq générations, au sommet de la Bastille. Depuis quelques années, il a commencé à planter des vignes autour de son restaurant. L’automne dernier, il a défriché une grande parcelle en bas de la Bastille, juste à côté de chez France, toujours pour planter des vignes. « La Bastille est considérée comme un réservoir de biodiversité, les défrichements détruisent tout. Ce terrain était exceptionnel, naturellement en prairie sèche. Actuellement, je pense qu’il est plus important de préserver la biodiversité que de mettre de la viticulture qui à mon avis n’a pas d’avenir. Aujourd’hui, on ne peut plus faire de vigne sans arroser. Est-ce que les vignes de monsieur Gras seront encore là dans cinq ans ? J’en doute...  »

Avec quelques autres, France, militante de France nature environnement (FNE), a fondé un « collectif pour la préservation du Rachais » qui se bat contre de futurs défrichements, plusieurs autres parcelles étant évoquées par la Métropole pour accueillir des « projets agricoles », vignes ou chênes truffiers.

Forêt ou vignes ? J’avoue être partagé sur la question. Quand on regarde les vieilles cartes postales du coin, on voit comment tous les coteaux du coin étaient remplis de vignes et de vergers. Sur les pentes, la forêt a « gagné » partout, hormis quelques rares pâturages. Ça ne me semble pas insensé de faire un peu de « reconquête agricole  » pour cultiver des aliments consommés localement. D’ailleurs, il y a onze ans (Le Postillon n°14), on avait nous-mêmes évoqué l’idée de replanter des vignes (et de remettre des moutons !) sur la Bastille, dans un article où on proposait, pour réenchanter la montagne grenobloise, de « fermer le téléphérique et la route d’accès empruntée par les voitures  ». On développait ensuite tous les aménagements possibles : « Le restaurant du téléphérique sera reconverti simplement en une grande salle hors-sac, les bâtiments Gras seront eux utilisés pour abriter une bergerie, la cabane du berger et un bâtiment viticole. En effet dans une optique purement ‘‘c’était mieux avant’’, quelques vignes seront plantées sur les pentes du Mont Rachais et on recommencera la production de ce fameux vin blanc pétillant ‘‘la cuvée du Mont Rachais’’ qui a fait la réputation de la ferme Gras au milieu du XXème siècle et dont la devise proclamait  : ‘‘Le Mont Rachais se boit frais, le chaud vient après  !’’ » À l’époque, Laurent Gras n’avait encore replanté aucune vigne. S’y est-il mis après avoir lu notre article ? Mystère : il n’a pas répondu à ma demande d’entretien.

Toujours est-il que ses projets de vigne n’ont rien à voir avec nos rêves utopiques. Si lui se met au vin, c’est avant tout pour bonifier son business et apporter un supplément d’âme à son resto avec des bouteilles de « vin local » à trente ou quarante balles. Propriétaire d’une grande partie des pentes de la Bastille, il aimerait en faire ce qu’il veut : l’automne dernier, les travaux de défrichement de la Bastille avaient commencé avant la déclaration de travaux… Pour France, en plus de la perte de biodiversité, les défrichements posent des questions de sécurité, la zone étant soumise au risque de chutes de blocs. «  Il ne faut pas défricher car la forêt réduit les risques ! » Derrière sa maison, un espèce de merlon a été construit pour empêcher les cailloux de débarouler. Deux blocs de bonne taille s’y sont effectivement arrêtés. «  La situation est complexe : il faut à la fois se protéger des blocs et des incendies... » souligne France. Pour les incendies, le maire de La Tronche a l’air de considérer que le défrichement peut être une bonne solution, comme il l’a écrit à France : «  Les risques d’incendie de forêt sont avérés, et d’autant plus après l’été 2022. Les espaces ouverts pourront servir de protection contre la destruction par le feu de toute la biodiversité des espaces naturels alentours. » Pas de forêt, pas de risque d’incendie : pas con, hein.

Même si je ne serais pas contre des petits projets d’agriculture vivrière sur ces pentes, je trouve néanmoins un peu triste de se dire que pour se protéger des incendies, il faut tout défoncer avec des « machines-outils monstrueuses ». J’ai quand même plus de tendresse pour les petits troupeaux de chèvres ou de brebis, surtout s’ils sont menés par des transhumants sauvages. Alors je suis reparti sur les traces du berger de 1991, cette fois sur Internet. Frédéric Mourges, c’est son nom, a disparu il y a quelques temps. Mais, a priori, il aurait continué ses activités de « chevrier transhumant » jusqu’au début des années 2010. Différents sites le montrent sur la montagne de la Sainte-Victoire, avec des dizaines de chèvres de Rove, des chiens, un cheval et un tipi. Toujours en conflit avec la mairie voisine «  l’ONF, les forces de l’ordre et même les vétérinaires ». Sur son blog, il défendait inlassablement le paturage des forêts par les chèvres : «  Assainir les sous-bois en permettant aux herbivores de supprimer nombre de repousses est donc salutaire pour les arbres restants !! Qui plus est, tout le monde sait que les végétaux, lorsqu’ils sont taillés sont revigorés par les appels de sève induits par l’action de la taille ou de l’élagage. Ainsi le pâturage des troupeaux dans les zones boisées est-il recommandé afin d’obtenir une futaie espacée et saine. » Mais pour tout dire, il avait l’air d’avoir un peu les fils qui se touchent : il se faisait notamment appeler « Flèche Brûlée Mais Non Pas Consumée » suite à une rencontre avec une chamane. Sur un blog relatant une rencontre avec ce berger atypique, une lectrice laisse des commentaires peu équivoques. Insistant sur son «  charisme incroyable » elle alerte sur «  l’influence néfaste  » que ce personnage «  lunatique et fantasque » peut avoir sur des «  personnes fragiles » et sur ses curieuses façons d’exercer le métier de berger, entraînant la mort précoce de nombreuses chèvres. «  Arrêtez d’aduler un personnage qui aurait juste besoin d’un bon calmant ». Il faudra donc chercher ailleurs les chevriers transhumants de mes rêves.