Objet : demande de réinstallation des cabines téléphoniques, à Grenoble pour commencer
Cher Christophe Joanblanq, directeur du site Orange 3 Massifs à Meylan
Le jeudi 31 mars, vous avez inauguré un nouveau bâtiment pour vos 520 salariés à Meylan, baptisé Orange 3 Massifs. Pour l’occasion, quelques huiles étaient présentes, Philippe Cardin le maire de Meylan, Mélina Heringer, vice-présidente de la Métropole à l’innovation, et même le responsable national de l’innovation chez Orange, Mikael Trabbia. La photo du correspondant local du Daubé vous montre dans la pose habituellement ridicule du couper de ruban, grands sourires un peu crispés fixant l’objectif. Comme de coutume, l’article aligne aussi trois fois le mot « innovant ».
Car dorénavant, c’est dans ces locaux que vous allez « innover » chez Orange. Que vous allez faire bosser des armées d’ingénieurs et de techniciens afin de « saisir et d’anticiper les ruptures technologiques » et d’« accélérer votre capacité d’innovation ». Que vous allez créer de nouveaux « outils de gestion des bâtiments intelligents », de nouvelles « innovations paramédicales », de nouveaux « services » en tous genres. Paraît-il que votre spécialité, à Meylan par rapport aux autres centres R&D du groupe, ce sont l’Internet des objets et l’intelligence artificielle. Vous vous vantez ainsi de pondre de nouveaux gadgets pour le smart tracking (traçage des objets), le smart building, la domotique, ou l’e-santé.
Des puces et des capteurs partout, une intelligence déléguée aux machines pour des humains de plus en plus bêtes. Pensez-vous vraiment qu’il s’agisse de la bonne direction, Monsieur Joanblanq ?
Ne voyez-vous pas qu’en dehors des prospectus publicitaires, des discours creux des élus et des pince-fesses de la Start-up Nation, cette numérisation générale ne fait pas rêver grand monde ? Qu’elle suscite souvent plus de craintes que d’espoirs ?
Nous sommes sûrs qu’en dehors des opportunités de business offertes par cette fuite en avant technologique, vous vous en rendez au moins un peu compte. D’ailleurs votre groupe pousse le cynisme jusqu’à en même temps faire la promotion acharnée de la connexion généralisée (des écrans pour tout le monde tout le temps partout) et se donner une image d’acteur « responsable » : vous placardez des pubs incitant à « lever la tête de votre mobile », diffusez des spots mettant en scène un père refusant temporairement de donner à sa fille le smartphone de ses rêves et allez même jusqu’à publier un guide « 100 lieux et expériences pour déconnecter en France ». L’association Lève les yeux, qui lutte contre la dépendance aux écrans, vous a même remis la palme du « déconnexion washing ».
Si on vous écrit aujourd’hui, c’est pour vous proposer une autre direction, qui pourrait au mieux vous faire économiser beaucoup d’argent dans la « recherche et innovation » et a minima renforcer cette image de tartuffe « responsable ». C’est pour vous proposer une « innovation » véritablement inattendue.
Notre collectif a pour but de réinstaller des cabines téléphoniques, à Grenoble et ailleurs. Depuis le printemps 2021, nous avons mené plusieurs actions. Cet automne, nous avons réalisé une journée cabine mobile, en proposant à n’importe qui de téléphoner depuis une cabine-remorque à vélo et en raccordant le téléphone à des extensions de lignes privées. Le 23 mars dernier, nous avons réinstallé une cabine dans le parc Marliave de Grenoble, en utilisant un téléphone fixe fonctionnant sur batterie et sur carte Sim. Depuis, il est utilisé plusieurs dizaines de fois par jour par divers utilisateurs. Actuellement pour la « finale » du budget participatif de la ville où nous avons été sélectionnés, nous réfléchissons à d’autres solutions « innovantes », notamment en passant par le collectif Rézine, fournisseur local de réseau.
Comme vous voyez, on bricole, on fait comme on peut avec les moyens actuels, même si aucune des solutions techniques ne nous réjouit pleinement. Alors voyez-vous où on aimerait en venir ?
Ce serait quand même beaucoup plus simple si une grande structure comme la vôtre, qui gérait jusqu’à peu les 300 000 cabines téléphoniques de France, nous donnait un petit coup de pouce technique. On le sait, vous les avez quasiment toutes démontées (il resterait moins de dix cabines en fonctionnement en France). On le sait également, vous êtes en train de démanteler votre réseau téléphonique en cuivre, permettant depuis des dizaines d’années de « seulement » téléphoner. Malgré les quelques protestations et notamment une tribune de 200 élus ruraux réclamant que les opérateurs téléphoniques permettent « l’accès au service universel de téléphonie fixe », vous voulez la connexion généralisée et visez la totale disparition du cuivre au profit de la fibre pour 2030.
On le sait donc, la réinstallation des cabines téléphoniques n’est pas à votre agenda, et pourtant : pensez à la belle image que ça donnerait à votre groupe ! Cela permettrait enfin de vous différencier réellement des autres opérateurs. Cela ouvrirait un autre chemin, une bifurcation de cette voie sombre et toute tracée du développement inarrêtable de la vie artificielle. Cela vous donnerait le même genre d’aura que celui de l’opérateur téléphonique australien Telstra, qui a annoncé l’été dernier « la gratuité de ses 15 000 cabines téléphoniques publiques à travers le pays, pour les communications au niveau national et les SMS ».
Vous avez peur qu’un soutien à ce projet vous fasse passer pour des réacs passéistes ? Ne vous inquiétez pas, il s’agit bien d’une lutte pour la liberté et pour le service public. La liberté de ne pas avoir de portable ni de smartphone, la liberté de pouvoir vivre « déconnecté ». Le service public de la téléphonie, recréant des objets à usage collectif dans ce monde où toutes les innovations sont à usage individuel.
Pour ce partenariat, nous n’avons hélas rien à vous offrir, si ce n’est la certitude de participer à un combat important. Mais on imagine que maintenant que vous avez déployé la fibre partout, brancher un téléphone fixe gratuit et illimité à quelques endroits de la ville ne doit pas coûter grand-chose. Et puis l’argent n’a pas l’air de manquer par chez vous : Le Canard enchaîné du 6 avril nous apprend que la rémunération de vos dirigeants a récemment bondi, votre nouvelle directrice général Christel Heydeman touchant 2,25 millions d’euros de rémunération fixe annuelle, en plus des 700 000 euros d’actions gratuites ou des 450 000 euros de cotisations de retraite-chapeau.
Enfin bon, pour le détail des solutions techniques et des modalités financières, sachez que tout est discutable. En espérant vous avoir convaincu, nous attendons une proposition de rendez-vous de votre part pour avancer sur ce dossier appelé à marquer enfin une belle « innovation » de « rupture technologique »,
Avec tous nos allo allo allo respectueux,