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Le cauchemar des Deux Alpes-d’Huez

Péter des câbles toujours plus gros

Depuis des années, les maires successifs des Deux Alpes et de l’Alpe d’Huez ont un projet mégalo : relier les deux stations de ski de l’Isère pour en faire «  le plus grand domaine skiable du monde », selon eux. Un budget de 100 millions d’euros au moins, pour relier les cinq kilomètres qui séparent les deux stations. Forcément ça crée des oppositions, et notamment celle du collectif «  Non au téléphérique  ». Mais dans cette vallée, ne pas acquiescer sans réserve au développement infini des stations de ski relève du crime de lèse-usine à pognon. Reportage dans les deux plus grosses stations de l’Isère.

« Je ne regarde jamais mes mails. Mais là j’ai vu que la gendarmerie m’avait écrit pour me convoquer.  » Sylviane, la soixantaine, les cheveux blancs attachés en arrière, ne s’attendait pas à cette missive.

Fin juillet, quelques tags contre la liaison Alpe d’Huez - Deux Alpes sont apparus à Bourg-d’Oisans et dans la montée d’Huez. Rien de bien méchant, quelques slogans comme on en voit partout en ville sans que ça n’entraîne de mobilisation policière.

Les pandores se tournent vers Sylviane, une des coordinatrices du collectif « Non au téléphérique  », qui signe régulièrement les courriers d’oppositions au projet. Elle est pourtant loin d’avoir le profil de la tagueuse-type – elle n’a même pas de sweat à capuche. Entendue comme témoin, elle sort libre. C’est le deuxième membre du collectif à être convoqué de la sorte. Un coup de pression (parmi d’autres) de la part des maires de la vallée, qui ne veulent pas entendre une seule opposition à la liaison.

Le projet auquel s’oppose Sylviane vise à relier les deux grandes stations de l’Oisans, les Deux Alpes et l’Alpe d’Huez, distantes de cinq kilomètres à vol d’oiseau mais séparées par la vallée de la Romanche. Une construction qui repose sur deux gares, trois câbles, cinq énormes pylônes et prévoit un débit de 2 400 personnes par heure. L’installation viendrait imposer ses cabines qui défileraient chaque minute sur des flancs de montagne jusque-là épargnés.

Fondé par Sylviane et son mari Denis – ils commencent par tracter dans toute la vallée en 2019 – le collectif réunit une dizaine de militants, une centaine de sympathisants et plus de 2 000 signatures sur une pétition. Dans le coin, les gens ne se parlent pas trop d’habitude : «  On était des étrangers, on ne se connaissait pas même si on habitait deux hameaux voisins mais avec ce collectif on réunit des gens de 12 communes de l’Oisans sur 19  », précise même Denis. Depuis, ils font front et se confrontent à des pressions politiques et policières.« On a distribué des tracts à la foire d’automne de Bourg d’Oisans en 2019. Le maire Guy Verney nous envoie la police pour nous en empêcher. Quand je l’ai au téléphone, il m’assure en substance que “c’est interdit de distribuer des tracts, c’est comme ça. À Bourg-d’Oisans, c’est moi qui commande », rebondit Denis, ancien syndicaliste à la moustache broussailleuse.

Un téléphérique pour le marketing

Depuis le jardin de Jean, un autre opposant, les Deux Alpes se devinent en face, et le glacier se laisse admirer, qui étincelle sous le soleil de midi. Lui et Denis suivent du doigt le chemin de l’éventuel téléphérique fantôme. Car les projets ont défilés, mais plusieurs ont été retoqués. Le dernier SCOT (schéma de cohérence territoriale), au sein duquel on trouve le téléphérique, a reçu un avis défavorable des commissaires enquêteurs en juillet 2019. Est notamment mise en cause « la faiblesse de la prise en considération du changement climatique et de ses effets à court et moyen termes.  »

Cela oblige les élus à retravailler le dossier, pour une troisième version qui n’arrivera pas avant 2022. Selon leur communication, ils vont intégrer les remarques des commissaires enquêteurs et « verdir  » leur projet. C’est en tout cas ce qu’ils racontent à Alpine Magazine (8/09/2020). Guy Verney (président de la communauté de communes de l’Oisans et maire de Bourg d’Oisans) et Jean-Yves Noyrey (maire de l’Alpe d’Huez) évoquent un nouveau tracé et prétendent faire « une liaison quatre saisons  ». Comprendre : elle servirait à faire du tourisme d’été, avec du VTT par exemple.

« Ce ne sera pas du tourisme quatre saisons, mais plutôt du deux saisons, parce que personne ne vient ici en automne ou au printemps  », juge Denis. D’autant que les maires jouent un double jeu, selon lui : « Après la parution de l’article, on a rencontré Guy Verney pour le questionner sur le nouveau projet. Il n’a ni confirmé ni infirmé, et nous a livré seulement l’élément de langage que tous les maires du coin répètent : on part d’une page blanche. »

Mais les opposants le savent : un seul objectif anime les maires, celui de créer, selon eux, le plus grand domaine skiable du monde devant les Trois Vallées savoyardes, rassemblant Courchevel, Val Thorens, Méribel, les Menuires, etc. Le business model de ces grandes stations repose sur la fuite en avant en termes de nouveaux équipements et aménagements, afin de booster l’image de marque de leurs domaines. Et qu’importent les conséquences paysagères et environnementales, ou l’inflation constante des prix des forfaits, excluant de fait l’énorme majorité de la population.

« Les élus se parent de vertu écolo, mais cette liaison ne va servir qu’à du marketing, c’est tout. On ne peut pas continuer dans l’expansion du ski comme dans les années 70, car on est mal barré  », tranche Jean, rejoint par Sylviane : « Ils veulent laisser une trace dans l’histoire. Ça me donne des réactions épidermiques. Les maires se voient comme les maîtres du pays, mais ils ne possèdent ni la vallée ni les montagnes. Ils ont juste le pouvoir économique.  » Un pouvoir qui s’appuie notamment sur la Sata (voir encadré), une entreprise qui gère depuis l’an dernier les Deux Alpes, mais détient aussi les remontées de la Grave et de l’Alpe d’Huez. Un alignement de planètes qui permettrait de gérer la liaison avec une seule entreprise.

Tous deux déroulent les arguments contre la liaison. Selon le dernier projet présenté, elle coûterait environ 120 millions d’euros en construction (pour les stations de départ, l’achat des cabines et l’installation des pylônes), auxquels s’ajoutent plus d’un million d’euros annuels en coût d’exploitation. Pour rembourser l’investissement, il faudrait viser 30 % de clients en plus pour amortir les coûts. « Économiquement, on sait que ces liaisons horizontales sont rarement rentables. Quand il s’agira de payer, cela se retournera sur les habitants et les impôts locaux vont augmenter. Le projet évoque 11 minutes pour faire le voyage. Mais les skieurs n’arrivent pas de station à station. Il faudrait au moins 40 minutes pour changer de station, alors ça n’intéressera pas grand monde  », estime Denis.

L’argument « écologique  » (le transport par câble serait moins polluant) fait bien rire les opposants : aujourd’hui presque personne ne fait le trajet entre les deux stations et surtout « les pylônes de la liaison devront prendre place dans les coteaux steppiques, une particularité du coin. Si on met des bulldozers là-bas, ça ne va pas repousser tout de suite  » juge Sylviane. Jean abonde : «  Ils proposent de faire de la compensation écologique (1). On détruit ici et on fait repousser des arbres ailleurs. C’est du grand n’importe quoi… »

Et qu’en pensent les habitants ? Un petit microtrottoir nous a ramené des avis partagés. À la mi-mai aux Deux-Alpes, les voitures des touristes sont remplacées par les nombreuses bétonneuses et poids lourds qui, tous les jours, apportent leurs matériaux de construction. Les maisons, ou énormes chalets collectifs poussent un peu partout dans la station. Seule une épicerie et des coiffeurs restent ouverts. La plupart des gens croisés ont entendu parler du projet, de loin, sans vraiment s’y intéresser. Car pour bien le comprendre, il faut se plonger dans le SCOT, les AMO (Assistance à maîtrise d’ouvrage) et dans les PLU (Plan local d’urbanisme) des villages et de communautés de commune. Autant d’acronymes et de langage technocratique souvent incompréhensibles au néophyte, qui lit, au mieux, la communication qui paraît dans Le Daubé. 

C’est sans doute le cas de Georgette. Son bonnet des Deux Alpes vissé sur la tête qui surmonte un visage creusé de rides, elle explique qu’elle a « toujours été pour le développement des stations. Une liaison est toujours la bienvenue, ça apportera plus de touristes ». Cette commerçante issue d’une famille historique de la station a vu les premières remontées, les premiers commerces. Face au risque de la fin du ski alpin dans quelques années, elle assure : « J’ai toujours vu prospérer le pays. » Plus loin, on croise Arthur, un jeune au bonnet plein de sciure de bois. Il tient un café et «  pense que la liaison serait avantageuse, même si je ne me suis pas vraiment penché sur le sujet  ». 

Victor, lui, bosse dans les remontées et prépare la saison d’été. Il est plutôt pour le projet, lui aussi car « il faut vendre du rêve, c’est nécessaire pour attirer du monde, même si ça défigure la montagne. Ici, c’est une usine à ski  ». Le terme «  usine  » est en effet approprié mais le plus triste, c’est qu’il puisse faire rêver des gens.

En tout cas, l’usine à béton tourne très bien aussi à l’Alpe d’Huez, dans la montagne en face. Au quartier L’Eclose, trois grues, une immense bétonnière et des centaines d’ouvriers œuvrent à 1 860 m d’altitude pour édifier un pôle hôtelier de 18 800 m2 (pour 195 appartements) et une résidence de tourisme 5 étoiles de 87 appartements.

Là-bas, les habitants, tout aussi rares, semblent moins motivés par le téléphérique censé drainer encore plus de touristes. Comme Jérôme et ses potes. «  Ça fait 20 ans que j’en entends parler, je pense que je serais mort qu’elle ne sera pas faite  », explique celui qui n’est pas vraiment un skieur pratiquant. Un de ses copains rebondit : « Ils annoncent 1h30 pour faire l’aller-retour. C’est autant de temps où tu ne skies pas. Et plus, le forfait devrait atteindre 70 ou 80 €.  » Ryan, lui, vit du ski – il est moniteur –, mais se dit que c’est « pas forcément utile. Les clientèles sont très différentes.  » Jean, l’un des opposants, le sait : « Il y a beaucoup de monde, même des skieurs, qui ne sont pas pour. Beaucoup pensent qu’elle ne va pas se faire. Moi aussi, au fond, je pense ça. Mais il faut lutter contre !  »

D’autant que la liaison, et les résidences qui poussent partout, ne sont pas les seuls aménagements nécessaires au développement infini des stations.

Aux Deux Alpes, le maire veut faire passer le taux de couverture des pistes par les canons à neige de 15 % à 45 %, en créant un nouveau bassin de rétention d’eau de 300 000 m2 (et 13 millions d’euros) pour alimenter les canons. Des travaux et des millions déversés pour compenser le recul de la neige naturelle, la disparition du glacier de Sarennes à l’Alpe d’Huez étant un des nombreux marqueurs incontournables. Agnès, monitrice de ski à Auris et opposante, confirme : «  J’ai vécu 40 ans du fleuron du ski ici, mais j’ai conscience que ce modèle est fini. Au 15 mars, on a plus de neige. » 

Garder la page blanche

Face à cette crise naturelle s’ajoute celle du covid, qui a surtout dévoilé la dépendance absurde des stations aux touristes étrangers. « Les Deux Alpes vivent grâce aux tours opérators, qui amènent des touristes étrangers. On les fait venir une semaine, dans des résidences Club Med, avec des prix tout compris. La station joue sur le tourisme capitalistique qui a juste besoin de consommateurs », remarque Jean.

Surtout, la manne de l’or blanc irrigue toute l’économie, mettant dans l’impasse tous les habitants qui aimeraient faire autre chose (voir article page 5).

Plutôt que d’encourager par exemple des projets paysans, les maires préfèrent se concentrer sur le nouveau SCOT, dont personne ne sait ce qu’il recèle, renforçant l’opacité du pouvoir local. « Il y a un triumvirat, avec les maires de l’Alpe d’Huez, des Deux Alpes et du Bourg d’Oisans, qui contrôle la communauté de commune. Ils ne souffrent aucune contradiction  », explique Denis. Un autre opposant s’indigne : « Il n’y a pas de confrontation des arguments. Dès que t’es un opposant, t’es catalogué comme un bobo écolo. On fait croire que la seule solution est de foncer encore plus dans ce tourisme de plus en plus select. Et que si on fait pas ça, on est mort. Il n’y a pas de niveaux de gris, pas d’entre deux.  »

Dans Alpine Magazine, les maires de l’Alpe d’Huez et du Bourg d’Oisans assurent vouloir «  discuter sur les points de convergence et de divergence avec les opposants  ». Les membres de « Non au téléphérique  » devraient les rencontrer de nouveau. « Ils se cacheront sans doute derrière leur page blanche », rigole Denis. Comme les autres opposants, il espère encore qu’elle reste immaculée longtemps.