Match aller
Cette année-là, au cours d’une compétition officielle ayant lieu tous les six ans, une équipe d’outsiders de gauche menée par un capitaine charismatique fracasse les tenants du titre. Une victoire historique, un match qui marqua son époque.
La recette de ce succès inattendu ? Des candidats issus en partie du monde associatif et de la société civile, un futur maire dynamique à l’image « efficace », un programme faisant la part belle au « local », à la démocratie participative et au renouvellement de l’action publique... sans parler d’un contexte électoral favorable : gauche traditionnelle déboussolée, droite à la ramasse - et un taux d’abstention élevé, comme toujours.
Nous sommes en mars 1965, année de l’élection d’Hubert Dubedout à la mairie de Grenoble. Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, Hubert c’est un peu – comme dirait Renaud - le « Karl Marx » des Alpes, « en plus sympa, en plus honnête, en plus efficace ». Excellent animateur, formidable travailleur, incroyable visionnaire, les qualificatifs manquent pour désigner ce monument grenoblois [1]. En plus de ça, il fait de la montagne, a une formation d’ingénieur et un passif de résistant (toute ressemblance avec une personnalité politique grenobloise actuelle [2] est évidemment fortuite).
Sa victoire, il la doit notamment à l’émergence et au soutien d’électeurs nouveaux venus à Grenoble. On les appelle les « travailleurs technico-scientifiques » ou la « petite bourgeoisie intellectuelle ». Ils sont ingénieurs, architectes, urbanistes, universitaires, ou cadres dans les services médicaux, sociaux, culturels, etc. Venus dans la capitale des Alpes pour y travailler et profiter du cadre de vie (les montagnes, bon sang !), cette population s’active à partir des années 60 pour que soient pris en compte les besoins sociaux et culturels de cette nouvelle classe moyenne : culture, loisirs, participation à la vie politique... [3], et peser sur le jeu politique local. Elle s’oppose à l’équipe municipale sortante, jugée ringarde et passéiste.
Pour se faire entendre, ces nouveaux arrivants s’investissent dans de nombreuses associations comme Peuple & Culture, l’ADELS, la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), le Mouvement pour la création d’une Maison de la culture à Grenoble, des Unions de quartier, et évidemment le fameux Groupe d’action municipale qui portera Dubedout au pouvoir.
Le GAM est une équipe d’experts et de techniciens dont les conceptions participatives vont guider la nouvelle équipe municipale tout au long de ce premier mandat, portant l’idée qu’il faut « associer à la vie municipale tous les administrés, et, en particulier, les ‘‘corps intermédiaires’’ qui les représentent (Unions de quartier, syndicats, associations, etc.) » [4]. Le message en direction des « militants des corps intermédiaires » est ici clair : pour gouverner cette ville, il aura besoin de leur pleine et entière collaboration. En effet, nombre de ces militants sont des « professionnels de l’idéologie » [5]. Ils disposent d’une réelle influence, que ce soit dans leur quartier de manière directe – par leur travail salarié ou bénévole au contact avec les habitants dans les équipements socioculturels -, ou de manière indirecte – par l’impact symbolique de leur mode de vie et des valeurs qu’ils défendent.
Entretien avec un vampire
Au lendemain de la prise de pouvoir, une relation étroite s’installe entre la nouvelle équipe municipale et ces associations. Ces dernières disposent d’une grande marge de manœuvre pour mener à bien leurs projets : une maison de la culture est créée ainsi que de nombreux équipements socioculturels. Elles sont également sollicitées pour gérer les équipements et collaborer à la réalisation des « grands projets » : ingénieurs, universitaires architectes et urbanistes sont mis à contribution pour donner corps aux projets urbains et architecturaux de la municipalité : l’Anneau de vitesse, l’Hôtel de ville, le centre commercial Grand-Place, la quasi-totalité des centres sociaux actuels, des centres de santé mais aussi et évidemment le quartier de la Villeneuve. De nombreux articles de presse ou universitaires relaient l’enthousiasme politique qui règne alors à Grenoble, et alimentent le mythe du « laboratoire ».
Qui sort gagnant de cet amour passionné entre la municipalité et ces chers militants si prompts à matérialiser sur le terrain les projets de la mairie ?
Sans prêter à l’équipe de Dubedout des projets machiavéliques, cette relation a d’abord servi la municipalité plutôt que les idéaux des militants, parce que :
- les associations sont de formidables réservoirs à idées et à sympathisants. Leurs militants les plus influents ont déjà rejoint la municipalité, en tant qu’élus ou techniciens.
- les équipements socioculturels gérés par ces dernières jouent un rôle de relais culturels symboliques du pouvoir auprès des classes populaires : les équipements de proximité et la participation comme mode de gestion permettent un certain contrôle sur l’ensemble des quartiers. Confier la cogestion des équipements aux associations permet de les canaliser et de les surveiller, en évitant les stratégies extra-institutionnelles qui pourraient contester ou déborder l’autorité municipale.
De fait, la municipalité vampirise les forces sociales qui lui ont permis d’accéder au pouvoir, et ce, avec leur consentement. En se ruant dans les espaces physiques ou symboliques que leur accorde la mairie, imaginant créer « ensemble » le changement propice à une nouvelle vie dans la ville, ces militants trop longtemps frustrés de ne pas peser détruisent en fait eux-même le bouillonnement social qui avait permis (en partie) l’élection de cette liste porteuse d’espoir.
- Hubert Dubedout en pleine réunion.
Après un début en fanfare suscité par l’incroyable victoire, leurs organisations se retrouvent très vite accaparées par la gestion quotidienne des équipements et leur énergie vive dévorée par le poids de cette responsabilité : institutionnalisées, professionnalisées, dépolitisées, ces associations deviennent le prolongement naturel des services municipaux [6].
Pire, la belle machine s’enraye : les habitants ne sont pas au rendez-vous de la démocratie participative tant vantée [7] et des conflits apparaissent entre les différentes structures. Cela permet à l’Agence d’urbanisme, aux visions technocratiques déjà très affirmées, de gagner en influence au sein de l’équipe municipale jusqu’à convaincre de la nécessité de rationaliser les services municipaux - notamment dans le domaine de l’action socioculturelle.
Résultat : la mairie siffle la fin de la récréation, les associations sont sommées de se conformer aux exigences publiques ou de passer directement sous gestion municipale. Les centres sociaux, par exemple, sont gérés par le Bureau d’action sociale (ancêtre du CCAS) dès 1970. Fin de l’idylle, place à l’efficacité.
Match retour
Cette année-là, une équipe d’outsiders menés par un jeune ingénieur charismatique met une baffe monumentale à l’équipe sortante, tenante du titre depuis 18 ans et qui avait visiblement sous-estimé l’adversaire. Le capitaine, c’est Eric Piolle, dont la filiation avec Hubert Dubedout est quasiment biologique puisqu’on nous répète sans cesse qu’il vient des Pyrénées et qu’il a étudié dans le même lycée que lui. Son succès a été construit en partie par des luttes locales portées par des militants s’opposant notamment aux grands projets urbains de la municipalité sortante, et par un réseau associatif dense et actif à Grenoble. Son électorat est grossièrement le même que celui de Dubedout, avec une abstention plus forte encore (47,6 % au premier tour contre 38,2 % en 1965).
On connaît déjà la stratégie de la municipalité vis-à-vis du champ associatif : les appels à venir aux instances de participation ou à s’investir dans des comités d’usagers pleuvent. Ce qui n’est pas sans poser quelques questions aux membres de ces associations ou à certains militants. Un membre d’un collectif de militants mobilisés autour de l’hébergement d’urgence nous raconte : « au lendemain des municipales, dans une réunion une militante a lancé ‘‘il faut se positionner dès maintenant, il faut y aller à fond, faire tourner les projets de la mairie, c’est à nous la balle maintenant.’’ Ça a entraîné un silence gêné autour. Personne ne sut que dire, que penser. Un mois plus tard, lors d’une action, une banderole où était inscrit ‘‘Face au jeu de la mairie, nous ne sommes pas dupes !’’ fit polémique à l’intérieur du collectif. Certains veulent travailler avec la mairie, d’autres pas du tout ».
Éric Piolle, lors d’une réunion de la Coordination des quartiers populaires à la Villeneuve, a été très clair : il ne veut pas d’une démocratie conflictuelle (alors que le conflit est à la base de la démocratie), mais rêve d’un grand bain de vivre-ensemble, de concertation et de collaboration main dans la main entre élus et associations. Et pour ça, dès la rentrée, il veut impliquer les citoyens dans des « chantiers », des « diagnostics », des « conseils », des « débats publics ». L’association ADES, membre de la majorité, annonce la couleur : « Les citoyens grenoblois et de l’agglomération vont avoir du pain sur la planche, il faudra donc être inventif pour mobiliser les énergies, qui fort heureusement, ne manquent pas ! ».
Parallèlement à cette injonction participative, de plus en plus de décisions « importantes » sont transférées au niveau de la métropole. Face à une méga-structure administrative représentant 400 000 habitants, l’engagement d’habitants dans des comités d’usagers risque bien de n’aboutir à rien, si ce n’est à l’épuisement. La métropole est par essence anti-démocratique : elle éloigne le pouvoir des citoyens. Le préalable à toute « amélioration de la démocratie » est donc la dissolution de la métropole (voir Le Postillon n°22) et la relocalisation du pouvoir dans les quartiers.