Accueil > Février 2010 / N°04

GRAND FEUILLETON - EPISODE 5

Pourquoi le Daubé est-il daubé ?

C’est une affaire entendue depuis des dizaines d’années : dans les bistrots, les ateliers, les salles d’attente ou les chaumières ; à Grenoble ou ailleurs, on appelle le Dauphiné Libéré le « Daubé ». Ce surnom lui va si bien, résonne tellement comme une évidence que personne ne se donne la peine de l’expliquer. D’où vient-il ? Un hasard, un mauvais jeu de mots ? On ne sait pas. Le Dauphiné Libéré est daubé, voilà tout. Pourquoi perdre son temps à le démontrer ?
Mais à trop se reposer sur cet acquis, on en ignore les enseignements. Car chercher à comprendre pourquoi le Dauphiné Libéré est daubé permet bien plus que de s’interroger sur le bien-fondé d’un surnom. Cela permet de faire un voyage au coeur de l’histoire de la presse quotidienne régionale, de la presse en général et de la vie politique grenobloise et d’en ramener des éléments de compréhension et de critique du monde dans lequel on vit. Tel est le but de ce feuilleton qui tâche d’étudier l’histoire, le développement et le fonctionnement actuel du Daubé.

Episode 5 : A la conquête de nouveaux publics et marchés : le lancement de Grenews.

Malgré un changement annoncé tambour battant au début des années 2000, Le Dauphiné Libéré version papier continue sur sa lancée et reste toujours aussi médiocre (voir épisode précédent). En réalité, la direction du groupe a trop peur de perdre le cœur de son lectorat – constitué de personnes âgées peu disposées à encaisser d’importants changements dans «  leur  » quotidien. Mais face à la «  révolution du Net  » et à sa faible audience parmi les jeunes, elle décide de «  diversifier  » les activités du groupe et d’investir la Toile.

Après une première tentative pas très concluante de site Internet, elle fait confiance à un de ses jeunes journalistes – Benoît Raphaël – pour lancer pendant la campagne présidentielle de 2007 «  un site innovant, www.quelcandidat.com, qui s’est imposé rapidement comme une référence nationale. Le site, qui tenait un journal quotidien sur la campagne présidentielle vue de La Murette, un petit village isérois, a rassemblé plus de 1,5 million de visiteurs en 2 mois et demi (14,7 millions de pages vues), suscitant l’intérêt de la plupart des chaînes de télévision et des news magazines  » [1].

Suite à ce succès et après quelques mois de réflexion et «  d’études lecteurs  », le groupe «  Dauphiné Libéré  » lance le 6 février 2008, jour anniversaire des J.O de Grenoble de 1968, «  Grenews.com  », «  un produit 3 en 1  » associant un hebdomadaire gratuit diffusé à 45 000 exemplaires le mercredi, un site Internet mis à jour quotidiennement, et un journal «  web JT  » proposant, du lundi au vendredi, de résumer l’actualité du jour en 5 minutes sur le ton du défunt «  6 minutes  » de M6 Grenoble.

«  La cible ? Les jeunes urbains de 15 à 35 ans qui n’achètent pas le Dauphiné Libéré. "Nous leur proposons un produit spécifique qui correspond à leur mode de consommation de l’information", explique le rédacteur en chef. La mise en place d’un gratuit d’information est aussi la réponse du groupe à l’arrivée depuis 2 ans de plusieurs concurrents dans l’agglomération grenobloise.  » [2].

Chaque facette de «  Grenews.com  » semble être conçue pour répondre à des initiatives apparues les années précédentes sur Grenoble et ébréchant un petit peu le monopole de l’information locale qu’avait jusque-là Le Dauphiné Libéré. Mais quelles sont ces initiatives ?

  • Grenoble&moi, hebdomadaire gratuit édité par la société Cogecom et distribué à 40 000 exemplaires, est apparu en 2006. Surfant sur la mode naissante des gratuits, il propose - entre deux pages de pub - de courts articles creux résumant une partie de l’actualité locale donnant l’illusion au lecteur de pouvoir s’informer entre deux arrêts de tram (voir page 19). Il touche donc d’avantage les jeunes urbains branchés et pressés que Le Dauphiné Libéré.
  • Depuis 2005, le site grenoble.indymedia.org propose un support de « publications ouvertes  » pour relayer notamment les luttes locales. Participatif, il permet à n’importe qui de déposer des articles ou des annonces d’évènements, s’ils rentrent dans le cadre de la charte militante dont s’est dotée le collectif qui modère le site. Si le nombre de contributions est peu élevée en temps normal, le site est très utilisé et visité lors d’évènements militants ou de conflits sociaux, et remplit aussi un rôle d’information pour des lecteurs non-militants. Lors du mouvement universitaire de l’automne 2007, la direction de certaines universités renvoyait ses étudiants sur ce site pour qu’ils se tiennent au courant de la poursuite – ou non – des blocages. Indymedia Grenoble met donc en relief un des manques du Dauphiné Libéré, pas assez réactif et relayant peu les initiatives militantes. Par ailleurs, des contributions très critiques envers le quotidien local y sont régulièrement postées.
  • Depuis 2005, une télévision locale, Télégrenoble, émet sur l’agglomération grenobloise. Et malgré tous les efforts déployés par Le Dauphiné Libéré, elle ne lui appartient pas. Après une longue bataille, c’est en effet le projet «  Télégrenoble  », porté par la société Antennes Locales (filiale de France Antilles/Comareg, également propriétaire de Paru Vendu), qui a obtenu l’autorisation d’émettre. Une des motivations du CSA, qui a tranché entre les deux projets, aurait été d’éviter de renforcer le monopole du Dauphiné Libéré. Ironie de l’histoire, Comareg sera racheté peu après par Hersant Médias, qui avait vendu peu avant Le Dauphiné Libéré. Toujours est-il que Télégrenoble diffuse dans toute la cuvette et compte 23 500 téléspectateurs par jour (selon TV Locales de février 2009), principalement le JT du soir.

Il semblerait que la direction du groupe n’accepte pas la présence de ces «  concurrents  » - aussi inoffensifs soient-ils pour sa survie - et entend donc, à travers Grenews.com, les battre en brèche. Un gratuit pour Grenoble&moi, un site internet pour Indymedia Grenoble, et un web JT pour TéléGrenoble. Analyse sans doute trop simpliste mais reflétant la célèbre intransigeance de la direction du Dauphiné Libéré envers tout projet venant poser le pied sur ses plates-bandes (voir aussi épisode 1 et 2 du feuilleton).

Concrètement, Grenews.com fonctionne grâce à une équipe de jeunes journalistes «  enthousiastes  », pour la plupart anciens du Dauphiné Libéré, réunis autour d’un coordinateur éditorial (qu’on appellera Stéphane). La régie publicitaire du journal, Publiprint, s’occupe de vendre aux annonceurs ces nouveaux supports. La réalisation du webJT est confiée à une société de production audiovisuelle, Altius Prod, qui réalise tout autant des reportages journalistiques que des «  films institutionnels pour les collectivités et entreprises  ». Un exemple de plus du mélange des genres entre journalisme et communication.

Rapidement, le webJT s’arrête. A cause d’un mauvais rapport coût/recettes publicitaires ? Mais c’est une réorientation stratégique pour ce «  nouveau média  » qui lui substitue une «  vidéo du jour  » et qui essaime dans d’autres villes : Arvinews.com (à Annecy) s’arrêtera au bout de quelques mois, mais Avignews.com (à Avignon) existe encore.

Le ton tranche volontairement avec celui du quotidien. «  Branché  », «  fun  », «  dans le moove  », «  décalé  », il surfe sur les modes du moment et frôle parfois l’«  impertinence  ». Grenews essaye de parler de tout ce qui est jeune et qui bouge dans l’agglomération, que ce soit de l’ordre culturel, sportif ou militant. Forcément en contraste avec Le Dauphiné Libéré, il est aisé de le trouver moins réactionnaire et plus sympathique. Surtout si on le consulte les rares fois où sont publiés des papiers intéressants. Comme par exemple cet article sur la tentative du président de l’Unef Grenoble «  d’enfumer  » un journaliste de Grenews en bidonnant un témoignage.

Car la plupart du temps, l’équipe rédactionnelle se contente, comme le quotidien, de relayer les communiqués de la municipalité ou d’associations. Ou bien de toucher les bas-fonds du journalisme : vidéo d’ambiance de mauvaise qualité sur une soirée étudiante, micro-trottoir sur les pronostics des résultats du prochain match du GF 38, bataille de boules de neige sur Alsace Lorraine filmée depuis les fenêtres de leur rédaction...

Un effort conséquent est fait en direction des supporters de foot, qui représentent un public potentiel de 19 000 personnes à Grenoble (nombre de places au stade des Alpes). Outre de grandes publicités pour Grenews à l’intérieur du stade les soirs de match, l’équipe s’efforce de publier un maximum d’articles sur le sujet. Et qu’importe leur pertinence : interview de Machin, latéral-droit et persuadé que «  samedi on va tout faire pour gagner  », de l’entraîneur-adjoint qui révèle «  être vraiment déçu d’avoir encore perdu  » ou vidéos «  décalées  » d’un comique auto-proclamé, parvenant autant à faire rire que les joueurs du GF 38 à gagner.

Tout est bon pour remplir les pages, actualiser le site et attirer un nouveau public. La même importance – et le même ton «  fun  » – est accordée à une manifestation lycéenne, une déclaration de l’élu Truc ou une paire de fesses. Ainsi, Grenews du 9 septembre se félicite du «  buzz  » créé par l’article sur Laura Frison « Grenobloise élue "les plus belles fesses du monde" », qui a réussi à «  faire exploser les connexions, a été repris sur des sites web d’envergure nationale et s’est même retrouvé un moment sur la page d’accueil de yahoo !  » Peu importe la pertinence du sujet, tant qu’on fait « exploser les connexions  » !

Dans cette course à l’information, si possible sexy, les journalistes n’ont pas le temps de creuser les sujets. Il leur faut des images ou des mots pour pouvoir publier des articles le plus rapidement possible. C’est le journalisme 2.0, où les images – même dénuées d’intérêt – ont plus de place que le texte. Où on donne au lecteur l’illusion de participer par des «  sondages en ligne  » et des «  côtes de popularité  » de personnalités grenobloises, n’ayant pas d’autre but qu’entretenir une interactivité inutile. Où il faut que les acteurs de la vie locale soient toujours prompts à répondre aux questions, sous peine de ne plus appartenir au monde réel. Car le journaliste 2.0 ne peut pas attendre l’information, ou la rechercher, il faut qu’elle soit immédiatement disponible. «  L’enquête  » se limite à des coups de fil aux personnes concernées mais ne va que très rarement fouiller. Sans que l’on sache si c’est par manque d’envie ou manque de temps.

Quel était le véritable but du Dauphiné Libéré en lançant Grenews ? Le simple plaisir d’apporter aux jeunes grenoblois une information «  fun  » ? L’ambition d’être «  le pluralisme de la presse à lui tout seul  » ? Le désir de faire plaisir à quelques journalistes branchés s’ennuyant dans les pages routinières du vieux quotidien ?

Comme dans toutes les phases de son développement, Le Dauphiné Libéré a agi uniquement par intérêt économique. Car derrière le «  fun  », se cachent les publicitaires, qui se réjouissent des nouvelles «  cibles  » que permet de toucher Grenews. « Les annonceurs ont bien suivi car 98 % des espaces étaient vendus dans le journal, nous apprend le rédacteur en chef Patrick Peltier (Ifra.com, le 31/07/2008). Nous avons des annonceurs communs avec le Dauphiné Libéré mais ce n’est pas du transfert publicitaire, il s’agit d’annonces spécifiques vers cette cible. Opel, par exemple, a utilisé print/web et vidéo pour lancer la commercialisation d’un modèle à destination des jeunes, la grande distribution aussi nous utilise avec des créations spécifiques. Nous avons voulu un système très simple, le client est roi et c’est lui qui achète le média qu’il veut dans notre dispositif. Il choisit le meilleur moyen de toucher sa cible. »

Ce qui donne, en langage CAC 40 : «  Nous assistons à une segmentation accrue des marchés. Nous devons passer d’une politique mono-produit à la gestion d’un portefeuille de produits différenciés  » selon Henri-Pierre Guilbert, président du groupe «  Dauphiné Libéré  ». «  Les investissements publicitaires sur Internet représentent aujourd’hui 6% des dépenses publicitaires ; dans 3 ans ce sera 15%. Ce qui nous oblige à nous positionner rapidement et le plus efficacement possible sur ce marché. La vente au millimètre colonne ne suffit plus, il faut proposer aux annonceurs des plans de communication mixant la puissance de la PQR aux nouveaux médias » [3].

Derrière le «  fun  », se cache également une véritable stratégie commerciale, visant à renforcer le monopole de l’information du Dauphiné Libéré. «  C’est que les annonceurs se retrouvent dans la cible jeune des 18-35 ans. Les mangas, les tags, les tatouages, les gays : la rédaction de Grenews écume les sujets "D’jeunes". Et le ton décalé du webJT en rajoute une couche, au risque d’en faire trop et de perdre la tranche supérieure de la cible. Le but à demi avoué est d’attraper les jeunes, des lecteurs qui plus tard pourraient devenir des fidèles du Dauphiné Libéré  » [4] .

Grenews n’est pas «  mieux que Le Dauphiné Libéré  », comme on entend souvent. Grenews, c’est Le Dauphiné Libéré et on ne peut pas analyser la production de ce «  nouveau média  » sans analyser les buts du groupe l’ayant conçu.

En lançant Grenews, Le Dauphiné Libéré n’avait pas pour but de fournir aux Grenoblois une information diversifiée et de qualité. A travers ce «  nouveau média  », le groupe a tenté de se donner une image plus «  djeun’s  » et sympathique afin de satisfaire les publicitaires à la recherche de «  nouvelles cibles  » et renforcer son monopole de l’information locale. Voici la cinquième raison qui nous amène à affirmer que Le Dauphiné Libéré est daubé.

Notes

[1Acteurs de l’Economie Rhône-Alpes, mars 2008

[2Acteurs de l’Economie Rhône-Alpes, mars 2008

[3Acteurs de l’Economie Rhône-Alpes, mars 2008

[4«  Grenews : les jeunes en ligne de mire  » Journalisme.info, 18/12/08