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Prendre son mal au patio

C’était une occupation qui était censée être temporaire… mais qui dure finalement depuis plus de cinq ans. Au Patio, sur le campus de Saint-Martin-d’Hères, 70 migrants s’autogèrent avec l’accord tacite des autorités universitaires. Reportage dans ce lieu atypique.

L’histoire du « Patio solidaire » commence le 4 décembre 2017. À cette époque, des occupations s’organisent dans plusieurs campus de France pour héberger des réfugiés. Des dizaines d’entre eux dorment alors depuis plusieurs jours dans des tentes derrière l’hôtel de ville de Grenoble par -5°. Avec le soutien de militants associatifs et d’étudiants, ils décident d’occuper l’amphi G du campus de Saint-Martin-d’Hères et d’y rester jusqu’à ce qu’une solution d’hébergement soit trouvée. Le lendemain, l’université leur propose d’investir des locaux situés à côté de la fac de droit, ce qu’ils acceptent. Alors que cela ne devait durer que deux semaines, les membres du Patio négocient et obtiennent la garantie de pouvoir rester jusqu’à la fin de la trêve hivernale. La présidence de l’université demande en parallèle à la Préfecture et aux collectivités de trouver une « solution pérenne ». Cinq ans plus tard, le Patio est toujours là et ne désemplit pas.

Lorsque l’on arrive à l’entrée du Patio, deux portraits dessinés sur un mur sautent aux yeux. Le premier représente Thomas Sankara, père de la révolution du Burkina Faso, figure du panafricanisme et de l’opposition au colonialisme français. Le deuxième est celui de Craï un habitant du Patio décédé l’été dernier. En passant la porte, on s’engouffre dans le couloir qui mène à la principale pièce de vie. On y retrouve Alsseny (tous les prénoms ont été changés) qui, une fois sa prière terminée, nous présente le lieu : «  Ici, il y a environ 70 personnes de 14 nationalités différentes réparties dans 13 bureaux convertis en chambres. En ce moment il y a deux femmes dans une chambre à part. » Le Malien de 26 ans fait partie des rares personnes à vivre au Patio depuis son ouverture. Avec Emmanuel et Dabamkou, d’autres habitants historiques, ils font partie des plus impliqués dans la vie du lieu. « On fait des réunions régulièrement, pour le ménage ou pour que les gens parlent de leurs problématiques. S’il y a des conflits, on les gère entre nous. C’est déjà arrivé que l’on exclue des personnes du lieu une semaine, en cas de vol par exemple » explique Dabamkou.

« Des personnes sont venues nous aider à construire des cabanes à l’extérieur pour faire la cuisine et la vaisselle. Ils ont aussi fait une charpente dans le cour intérieure pour garer les vélos » poursuit Emmanuel. « On n’a jamais eu de problèmes avec l’université. La seule chose qu’ils nous imposent, ce sont les agents de sécurité la nuit. Si on ne peut plus rien faire pour gérer un problème, ils prennent le relais » raconte Alsseny avant de détailler : « À part ça, l’université nous a pas mal aidés. Ils ont coulé des dalles en béton l’hiver dernier, rajouté des prises et des lumières. Ils ont aussi installé des préfabriqués pour ajouter des toilettes. Si on a des problèmes d’entretien, ils envoient quelqu’un.  » Dabamkou prend le relais : «  Pour les douches, ils nous ont passé les clefs des vestiaires de rugby mais c’est à 500 mètres d’ici.  »

« Pour la nourriture on reçoit des dons de personnes qui nous connaissent. Ce dont on a le plus besoin c’est des bouteilles de gaz, de l’huile de tournesol et des produits d’hygiène  » poursuit le trentenaire guinéen. «  C’est les gens du Réseau université sans frontières [NDLR : le RUSF, des bénévoles qui accompagnent les étudiants étrangers sur le campus] qui nous aident le plus. Ils nous font des courses si on manque de nourriture dans la réserve. Si on veut faire quelque chose qui nécessite un compte bancaire, ils nous dépannent aussi puisqu’on ne peut pas en ouvrir. » Alsseny continue : « Y’a les gens des mosquées de l’Arlequin, de la Villeneuve et de Teisseire qui nous apportent un gros couscous ou des pizzas le vendredi.  » Et également Sophie que tout le monde ici surnomme « Mama Africa ». «  Elle nous achète des habits à Décathlon, elle ramène aussi des draps et des couvertures. Elle vient toutes les semaines » détaille Emmanuel.

Toute personne à la rue a théoriquement le droit en France de bénéficier d’un hébergement d’urgence dans un centre dédié. Il faut pour cela appeler le 115 dans l’espoir d’avoir une place mais elles manquent. «  Le 115 nous appelle parfois pour nous demander si on a de la place !  » s’étonne Alsseny. «  Plusieurs associations comme la Croix-Rouge renvoient les gens vers nous. Au-dessus de 70 c’est invivable ici. On n’est pas censés accueillir de nouvelles personnes mais quand des gens vivent dehors on ne peut pas dire non. Beaucoup de mineurs viennent vers nous aussi. » La Préfecture reste de son côté obsédée par l’expulsion des squats et des personnes en « situation irrégulière » comme elle le rappelait au Daubé (05/08/2019). On a donc un service de l’État qui envoie des gens qu’il est censé loger vers un lieu que l’État aimerait bien expulser.

Si ce lieu tient depuis tout ce temps, c’est en bonne partie grâce à la protection que lui offre son statut universitaire. Le préfet et les flics ne peuvent en effet pas intervenir sur le campus tant que la présidence de l’université n’en a pas fait expressément la demande. Si ce n’est pas arrivé jusqu’ici, les habitants du Patio vivent tout de même avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Un couperet qui s’ajoute à celui, administratif, que subissent déjà les exilés. Lorsqu’ils arrivent sur le territoire français, ils sont souvent «  dublinés », du nom de la procédure qui les oblige à demander l’asile dans le premier pays de l’UE dans lequel ils ont été enregistrés. Emmanuel explique : «  Il y a une période où tu restes dans l’attente de savoir s’ ils décident de te renvoyer dans ce pays ou si tu peux faire ta demande en France. Pendant cette période tu dois aller signer régulièrement au commissariat. Ils peuvent te prendre directement à ce moment-là. Ils te menottent, te mettent dans un centre de rétention et te renvoient.  » Le Congolais de 26 ans explique : « Ici y’a beaucoup de gens qu’ils ont renvoyés en Italie ou en Espagne mais qui sont revenus après.  »

Une fois sorti de la procédure « Dublin », les deux grands moyens de régulariser sa situation sont la demande d’asile ou l’obtention d’un titre de séjour, par le travail notamment. Le temps de l’examen de sa demande d’asile, les personnes sont là aussi censées avoir des droits. Par exemple une place en centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et, sinon, une allocation de 225 euros par mois pour survivre. « Tout le temps où j’étais dans les démarches pour l’asile je n’ai jamais eu d’hébergement » se remémore Alsseny. «  Des fois j’ai reçu mon argent, des fois non. Y’en a qui n’ont jamais eu les aides. » Si l’on est débouté de sa demande d’asile, on peut se voir remettre une obligation de quitter le territoire français (OQTF). «  Ici plusieurs personnes ont des OQTF  » poursuit Dabamkou. «  Moi, depuis que ma demande d’asile a été refusée je pense que j’en ai une même si je n’ai jamais reçu le courrier. Si je me fais contrôler par la police c’est dangereux hein ! »

Les trois habitants que nous avons rencontrés sont en France depuis plus de cinq ans et n’ont toujours pas de situation régularisée. Leur seul espoir est désormais placé dans l’obtention d’un titre de séjour rattaché à un travail mais là aussi, les paradoxes demeurent. « Pour avoir ce titre de séjour, il faut avoir huit fiches de paye dans les deux dernières années  » explique Dabamkou. «  Mais quand tu cherches une entreprise, si tu n’as pas de papiers ils ne te prennent pas ! » Emmanuel poursuit : « Tu peux chercher un stage avec une entreprise. Après si ça se passe bien le patron peut faire un dossier à la Préfecture, il faut qu’il prouve qu’il a du mal à recruter, qu’il fasse une promesse d’embauche. Toi tu dois justifier que tu es bien intégré. La Préfecture peut encore refuser. C’est l’immigration choisie.  »

Au Patio pourtant, quasiment tout le monde travaille. « On essaye de se débrouiller. Moi je travaille dans le bâtiment au black. Des fois tu fais une semaine, des fois on t’appelle pour une journée dans le mois, des fois t’as des travaux de deux ou trois jours. Dans la sécurité, les déménagements » décrit Dabamkou. « On doit être une quinzaine à faire Deliveroo ou Uber Eats » enchaîne Alsseny. Ici, il y a des vélos partout. Des batteries sont en train de charger et des cubes-glacières sont disséminés ça et là. Une piste de terre dessinée dans l’herbe par le ballet de livreurs s’échappe de la cour intérieure du bâtiment. « Les policiers de la Bac passent souvent. Des fois ils contrôlent les gens à la sortie du Patio » raconte Alsseny. « Y’a des gars qui ont déjà pris des amendes parce que leurs vélos n’étaient pas homologués.  »

L’occupation du Patio avait pour but d’obtenir des logements décents pour ses occupants. Cinq ans plus tard, rien n’a bougé et les autorités de tous ordres semblent se satisfaire de ce statu quo. Les habitants du Patio tentent, eux, de rester solidaires tant qu’il le faudra.

Contactée, l’Université Grenoble Alpes n’a pas souhaité répondre à nos questions.