Il y a cinq ans, nous avions écrit une lettre aux adolescents pour leur expliquer en quoi le « modèle grenoblois » n’est pas un exemple à suivre (voir Le Postillon n°27). Il devrait plutôt faire figure d’anti-modèle pour qui aspire à mener une vie digne et décente.
Le « modèle grenoblois » représentait alors le dynamisme local dans les nouvelles technologies, notre métropole étant le siège de nombreuses sociétés high-tech et start-ups. Pillage de l’argent public pour des profits privés, développement de gadgets inutiles ou de technologies contribuant à l’artificialisation du monde, création d’un e-monde virtuel où l’humain n’a plus sa place : voilà quelle était la réalité de ce « modèle ».
Nous avions raconté l’histoire de Raise Partner, une start-up cofondée par le nouveau maire de Grenoble, Éric Piolle. Cette entreprise travaille dans l’optimisation fiscale, en développant et vendant des logiciels améliorant la « gestion de risques » dans les investissements financiers. Ses clients s’appellent Achmea, Halbis Capital Management, Gestion privée Indosuez, Citadel, Millenium ou GLG Partners : loin d’être des organisations caritatives, ce sont des fonds d’investissement mouillés dans un tas d’histoires louches et notamment des paradis fiscaux.
Selon les documents qu’on avait obtenus, cette entreprise fondée en 2001 a touché en neuf ans plus de trois millions d’euros d’argent public, entre le Cir (crédit d’impôt recherche), les subventions du pôle grenoblois Minalogic, ou les multiples « aides remboursables ». Tout ça pour embaucher seulement une petite dizaine de personnes. La France est un « paradis fiscal de la recherche et développement », nous avait expliqué à l’époque un connaisseur : toutes ces aides remboursables n’ont bien entendu jamais été remboursées parce que la société n’a jamais fait de bénéfices, ou du moins pas en France.
Les logiciels étaient en fait vendus par une autre société, Raise Partner Pte Ltd, domiciliée dans un fameux paradis fiscal : Singapour. Passons sur les détails sordides des magouilles réalisées, démontrant la vénalité des dirigeants de cette boîte et leur absence de préoccupation de l’intérêt général (se reporter à l’article du n° 27). Sachez seulement que les 9 000 actions d’Éric Piolle (représentant 9 000 euros) sont maintenant passées dans cette autre société singapourienne.
Quand on avait révélé ces informations, Éric Piolle s’était retrouvé au centre d’un petit scandale, ces faits paraissant en contradiction avec son étiquette de gauchiste-écologiste et ses engagements de lutte contre les paradis fiscaux. Il avait alors assuré qu’il avait juste « aidé » à la création de Raise Partner. Que, si sa femme y travaillait, lui était juste un petit actionnaire n’ayant jamais touché un centime de ses 9 000 actions. Qu’il ne savait pas si Raise Partner avait des clients dans les paradis fiscaux : « Vous savez, j’ai une chemise sur le dos, mais je ne sais pas où elle a été fabriquée. L’entreprise Raise Partner travaille avec des banques… » (Le Daubé, 7/07/2014). Que lui reprocher ça, « c’est comme si on m’attaque parce que j’ai mangé une fois au MacDo », qu’il « assume tout » et, qu’après tout, cette société, « c’est vraiment le modèle grenoblois ».
Si vous vous intéressez un peu à la politique, si vous défilez dans les « marches pour le climat », et que vous vous sentez « de gauche », vous avez sûrement dû entendre parler du « modèle grenoblois ». Sauf que dernièrement il a plutôt tendance à désigner Éric Piolle et sa majorité verte-rouge, censée représenter le modèle national à suivre pour les municipales à venir.
L’autre modèle n’a pas disparu, bien au contraire. Raise Partner existe toujours, s’inscrivant maintenant dans la Fintech (technologies de la finance). Sur internet, on apprend que la société embauche, s’organise autour d’un « daily » ou « temps de partage quotidien » pour échanger les « business news », mais qu’elle se préoccupe quand même d’écologie : « En suivant quelques bonnes pratiques de tri, et de réduction de consommation d’énergie, tous les salariés contribuent à la préservation de l’environnement. »
Selon les informations accessibles, la société vit toujours de l’argent public : entre 2014 et 2017, elle a touché près de 600 000 euros de Cir, plus de 40 000 euros de CICE (Crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi), 150 000 euros de la part de la BPI (Banque publique d’investissement). Nous n’avons pas obtenu le montant des autres aides, notre demande d’interview s’étant soldée par un mail laconique : « En ce qui concerne votre demande de renseignements, la société se développe de manière très encourageante avec une belle croissance des emplois à Grenoble. » La société française est toujours en déficit, ayant présenté des comptes de résultats négatifs entre 2014 et 2017 (entre 90 000 et 546 000 euros de pertes par an). La société singapourienne s’occupe toujours des bénéfices (impossibles à connaître vu qu’elle est domiciliée à Singapour), mais a quand même dû renflouer Raise Partner de 798 653 euros en 2017 alors que la boîte était toute proche de la dissolution.
Et Éric Piolle ? En novembre 2019, son épouse y travaille encore, lui a continué pendant 6 ans de plus à « manger une fois au MacDo », dénonçant à Place Gre’net une « polémique artificielle » et assurant n’avoir « rien à cacher ». C’est-à-dire qu’il continue de légitimer l’existence et le fonctionnement de cette société, n’ayant rien à redire sur le pillage de l’argent public, la délocalisation des bénéfices à Singapour, le système financier opaque pour lequel elle bosse. Notre demande d’interview est, là aussi, restée sans suite.
On fait tous des « erreurs de jeunesse ». Que Piolle se soit fait embarqué dans cette entreprise immorale en sortant de son école d’ingénieurs, c’est une chose.
Qu’il conserve, dix-huit ans plus tard, des actions, sans avoir rien à redire, si ce n’est « j’assume tout », c’est pour nous révélateur de sa tartufferie.
Il n’est pas question ici d’attaquer un manque de « pureté ». On a tous nos contradictions, nos faiblesses, nos égarements passagers. Mais être actionnaire de cette société et la défendre publiquement en tant que maire de Grenoble et « modèle » national pour une gauche rouge-verte, ce n’est pas comme « aller manger une fois au MacDo ». C’est un choix politique réfléchi, mesuré, une véritable défense de ce « modèle grenoblois » au fonctionnement immoral.
En 2014, en pleine polémique, on était même allés jusqu’à lui donner un conseil : « Arrêtez donc cette ridicule défense d’esquive : admettez simplement que vous auriez dû depuis longtemps lâcher vos actions de Raise Partner. Il n’y a rien d’autre à dire, juste à joindre le geste à la parole. » Qu’il s’obstine à garder ses actions cinq ans après ce conseil relève de l’incompréhensible : comment peut-il vouloir être crédible sur l’écologie, la lutte contre les multinationales ou la « défense des biens communs » en légitimant cette boîte ? Il ne s’agit pas de savoir s’il touche des dividendes ou si la somme de 9 000 € est grande ou petite. Il s’agit de savoir s’il cautionne ce système.
On avait révélé cette histoire au tout début de son mandat. Elle constitue en quelque sorte le péché originel de Piolle. La façon dont il a réagi, niant tout problème, se bornant à dénoncer une polémique visant à lui nuire, annonçait en fait la façon dont il gérerait son mandat et les contestations, se retranchant toujours derrière le « circulez, y’a rien à voir » et n’admettant aucune erreur.
L’amour de Singapour
Éric Piolle a aussi eu des actions de Soitec, fabricant de semi-conducteurs : après avoir « oublié » de les mentionner dans sa déclaration de patrimoine pré-élections, il s’était opportunément souvenu en juillet 2014 en détenir 32, valorisées à 97 euros et 20 centimes, pour… se dédouaner des activités de Raise Partner : « J’ai aussi des parts dans la société Soitec, qui a peut-être aussi des clients dans des paradis fiscaux ». En octobre dernier, la CGT-Soitec a rédigé un communiqué pour dénoncer les agissements des dirigeants de cette « pépite technologique mondiale » : « versement d’un plan d’actions de 160 millions d’euros pour 34 dirigeants et managers », « 25 millions d’euros d’actions pour son seul directeur général Paul Boudre », le « départ de l’entreprise de dirigeants juste après être devenus multimillionaires suite à la première cession massive d’actions » et « l’exil fiscal d’une grande partie de la direction dont Paul Boudre à Singapour ». Décidément, l’argent des sociétés dont Piolle est ou a été actionnaire finit toujours à Singapour ! Dans sa dernière déclaration de patrimoine de novembre en vue des municipales 2020, toujours aucune action Soitec en vue…