Accueil > Décembre 2019 - Janvier 2020 / N°53

« Réparer l’homme » pour des guerres encore plus inhumaines

La clinique expérimentale Clinatec vient de faire une « première mondiale » en faisant marcher un tétraplégique grâce à un exosquelette commandé par son cerveau via des électrodes. C’est en tout cas ce que des dizaines de médias se sont contentés de ressasser, reprenant fidèlement le communiqué de presse. Pourtant, selon un spécialiste anglais du handicap, ces recherches ne sont pas utiles aux infirmes. Et elles pourraient bien servir à l’armée qui finance des études sur l’interaction cerveau-machine à l’Université Grenoble-Alpes, selon les spécialistes du Postillon.

« C’est l’information technologique la plus reprise de ce début d’automne : une neuroprothèse, mise au point par le centre de recherche biomédicale Clinatec du CEA à Grenoble, permet à un patient tétraplégique de se déplacer en contrôlant un exosquelette par la pensée. Les médias de la France entière et étrangers ont salué la performance et la première mondiale, qui a été largement commentée.  » (mecatronique.fr, 22/10/2019).

Voilà un cas d’école de propagande appliquée aux innovations technologiques. La « clinique du cerveau  » Clinatec a fait un communiqué et une conférence de presse début octobre 2019, et tous les médias se sont précipités dessus : « Grâce à des électrodes implantées dans le crâne, un jeune homme parvient à diriger par la pensée les mouvements d’un exosquelette, une sorte d’armure motorisée.  » Selon le site de Clinatec, il y a eu 49 reprises dans la presse nationale, du JT de France 2 à Paris Match, et plus d’une cinquantaine dans la presse internationale, de BBC News au Huffington Post, de la Stampa au journal roumain Cunoastelumea. Une ovation médiatique pour saluer cette « première mondiale » sans l’ombre d’un regard critique. Dès qu’il s’agit d’innovations technologiques, et a fortiori quand elles sont censées concerner la santé, les journalistes deviennent aussi « intelligents  » que les robots qu’ils promeuvent : donnez-leur un communiqué de presse, ils le recrachent sous forme d’article.

Il y a pourtant tant à dire sur le sens de ces coûteuses recherches, tant en argent qu’en vies de singes. Dans de précédents articles (voir Le Postillon n°31, 38 et 49), nous avons longuement documenté les tensions internes, les risques éthiques, la culture du secret de cette clinique « secret défense » et la pression aux résultats mise par le directeur Alim-Louis Benabid, obnubilé par sa quête du prix Nobel de médecine. Aucun de ces éléments ne figure dans le concert de louanges médiatiques : Clinatec a parfaitement réussi son coup de com’, suivi quelques semaines plus tard par une soirée caritative à l’Automobile club de France à Paris, en présence de la secrétaire d’État chargée du handicap Sophie Cluzel. L’objectif de «  lever 5 millions d’euros par an » a besoin de ces relais médiatiques complaisants.

Pour lire des réflexions intelligentes sur cette « innovation  », il a donc fallu aller jusqu’à la revue médicale britannique The Lancet, où un certain Tom Shakespeare publie une tribune intitulée « l’exosquelette à quatre membres est-il un pas dans la mauvaise direction ? » Il met notamment en évidence le coût rédhibitoire de cette « innovation  » : «  Même si l’exosquelette est un jour utilisable, les contraintes de coût font que ces options high tech ne seront jamais accessibles à la plupart des personnes lésées à la moelle épinière. Une étude démontre que dans le monde, 15 % seulement de la population handicapée a accès aux chaises roulantes ou au matériel médical dont elle a besoin.  »

Au-delà de son coût problématique, l’exosquelette est-il vraiment un progrès ? Pas si sûr, pour Tom Shakespeare, qui circule lui-même en fauteuil roulant : « Les personnes tétraplégiques ont déjà accès à des solutions fonctionnelles, par exemple des chaises roulantes motorisées légères équipées de batteries nouvelle génération, et des commandes leur permettant de se diriger par elles-mêmes en soufflant, en avalant, par des micromouvements d’une main ou d’autres moyens. Bien que l’étude [de Benabid] propose de remplacer le joystick par une commande cérébrale, rien ne prouve que cela soit un progrès pratique majeur. Des systèmes de commande très efficaces pour le levage, les lits, le domicile, les voitures et la plupart des autres champs de la vie quotidienne existent déjà et beaucoup de personnes lésées à la moëlle épinière en bénéficient déjà. Souvent, rendre l’environnement accessible et fournir du matériel médical adapté est plus efficace que de tenter de réparer les personnes blessées, particulièrement celles aux revenus modestes.  »

Pour le spécialiste anglais du handicap, il y aurait des recherches beaucoup plus utiles à mener pour faciliter le quotidien des infirmes : « Un patient paralysé depuis peu rêve en effet de remarcher, mais une personne qui s’est adaptée à sa situation peut avoir d’autres priorités : par exemple, la gestion de sa vessie ou de ses intestins. Les personnes lésées à la moëlle épinière ont généralement une bonne qualité de vie indépendamment du niveau de leur lésion. Comprendre les projets de vie de cette catégorie de patients serait un pas important en vue de participer à des avancées médicales ou technologiques réellement utiles.  » Il note que justement, l’avis des patients est absent de l’étude de Clinatec, hormis celui du testeur enthousiaste – et on ne peut que le comprendre – du désormais célèbre exosquelette.

Après ces paroles pleines de bons sens de Tom Shakespeare, reste une question : les paraplégiques seront-ils les principaux bénéficiaires des recherches menées à Clinatec ? Le secteur militaire s’intéresse aussi beaucoup à ce domaine. Un lecteur nous a signalé cette information : «  Le ministère des Armées a notifié fin décembre (2018) le premier lot d’études du projet “Man Machine Teaming” (MMT) consacré à l’intelligence artificielle et l’aviation de chasse. En avril et mai 2018, les sujets d’études ont été sélectionnés par les armées, la DGA (Direction générale de l’armement), Dassault et Thales. Ces sujets sont répartis en six thèmes principaux : assistant virtuel & cockpit intelligent, interactions homme-machine, gestion de mission, capteurs intelligents, services capteurs, soutien & maintenance robotisés.  »

Qui s’occupe de développer le programme « interaction homme-machine » ? Floralis, la « filière de valorisation » de l’Université Grenoble-Alpes, qui a décidément de plus en plus de lien avec les bidasses (voir Le Postillon n°51). Plus précisément, ce sera l’équipe ingénierie de l’interaction homme-machine (IIHM) qui va plancher sur le sujet à travers son programme HUMID (Head-Up Multimodal Interactive Display). Le but ? « Développer l’interaction multimodale avec les systèmes de bord dans le cockpit d’avion militaire, mettant en œuvre plusieurs modalités d’interaction en entrée comme en sortie.  » À l’UGA, on bosse sur des projets vachement humanistes.

Il n’y a pas de rapport avéré entre le projet MMT et Clinatec. Mais la clinique expérimentale a déjà des liens avec les recherches militaires. Ainsi le projet CorticalSight, visant « au développement d’un dispositif implantable innovant destiné à restaurer la vision  », est financé par la Darpa, la branche recherche et développement de l’armée américaine, qui investit des millions d’euros dans le développement de l’interaction cerveau-machine afin de pouvoir « commander des armes par la pensée  ».

Les « progrès  » réalisés à Clinatec pour faire remarcher quelques paraplégiques fortunés finiront fatalement par servir à des avancées militaires et rendre les guerres du futur encore plus inhumaines.