Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67

Tentatives sur terrain gras

Si en ce moment, on parle beaucoup de football, rien n’a jamais été écrit – à notre connaissance – sur un match entre l’US Abbaye et l’ASJF de Domène. Voilà cette injustice réparée grâce à Gabriel, joueur de Domène. Qui évoque aussi les différences de classe dans les loisirs grenoblois et la beauté du foot « deuxième langue la plus parlée du monde ».

Nous sommes le 20 novembre 2022. Une période où les membres des classes « supérieures » de la cuvette scrutent l’enneigement des sommets avec angoisse et se cassent la tête pour réduire leur empreinte carbone. Les premières sensations de la saison seront l’odeur du fart et la culpabilité. L’adrénaline viendra après.

Pour nous, les « footeux », cette date marque le départ de la coupe du monde. Au Qatar, paraît-il. Seulement, à Domène, les échos de l’évènement traversent faiblement l’air du stade Pierre de Coubertin. Les corps entiers sont tournés vers l’affiche de l’après-midi qui opposera l’US Abbaye à l’équipe réserve du club local.

Le stade est bordé par ces résidences qui fleurissent dans le péri-urbain. Une architecture économique et semblable, que même les panneaux sur l’histoire ouvrière de la ville ne permettent pas de masquer. De l’autre côté, les résidences HLM commencent à faner. Entre les deux, la tribune principale est bariolée par les tags sauvages qui finiront par recouvrir ceux de la MJC du coin. En arrière plan, les montagnes se font discrètes. C’est dans ce cadre que la petite cinquantaine de personnes réunies pour cet évènement va se rencontrer, échanger, s’affronter avec virulence et passion, pour finir par se contenir. Tout le temps. La plupart du temps.

Le football qu’on pratique ici est différent. Il ne peut pas être réduit à l’état de pixels. Il doit se vivre dans plus de dimensions pour en comprendre la richesse. À Domène comme à l’Abbaye on met de l’impact dans les duels. Les corps doivent être agissants. On hait la passivité. Il faut être « dur sur l’homme », « mettre le pied », « être les premiers », « bouffer » son adversaire. Quand on a le ballon, le faire circuler, le faire danser même si possible. Mais à l’évidence le terrain en herbe, gras, transforme la certitude en tentative. Alors on essaye de produire du jeu, c’est à dire une émotion collective face à une création instantanée. Et quelques rares fois, on y arrive. Cinq passes consécutives c’est déjà pas si mal.

Un des entraîneurs de l’Abbaye me glisse :
« – À mon époque, si on avait pas les fers, le coach il nous aurait tués, en moulés on n’aurait pas joué du match ! ». Puis un soupir laisse échapper : « Ça a changé… ». [1]

En football, la nostalgie aime le cuir et la ferraille. L’époque où les outils de l’artisan-ouvrier lui faisaient une vie. Désormais tout est interchangeable, synthétique et fluo.

La première mi-temps est disputée, hargneuse. Après que les locaux aient ouvert le score sur coup de pied arrêté, les maillots noirs de l’Abbaye marquent par deux fois en se montrant plus agressifs dans la surface de réparation. Le score s’inscrit dans les consciences, le panneau d’affichage est désuet. 1-2.

Mi-temps. Alors que les deux équipes se cachent aux vestiaires, quelques gamins s’emparent du terrain. De l’Abbaye ou de Domène, peu importe, ils jouent ensemble. Ils ont sûrement raison après tout.
Autour de moi, on spécule sur l’issue de la coupe du monde. « Le Brésil c’est solide cette année, offensivement ça peut faire très très mal. » L’Argentine est parfois associée. On a l’impression que le trophée en forme de bite en or, va quitter le continent mourant pour la première fois depuis 20 ans. Ça nous soulagerait presque.

Le jeu reprend. Le temps défile, 65ème minute de jeu. Les rouges de Domène sont toujours menés dans cette rencontre plus équilibrée qu’il n’y paraît. Alors ils tentent, perturbent l’équilibre, s’exposent et espèrent. L’Abbaye profite de ces espaces nouveaux pour alourdir le score. Par deux fois une passe en profondeur permet à l’attaquant de se présenter seul face au gardien. Les têtes aux maillots rouges se baissent. Un ultime but vient clôturer la rencontre. L’homme en jaune siffle le coup de sifflet final. 5 buts à 1.

Les mains se serrent amicalement tandis que la tension redescend.

L’Abbaye continue son ascension entamée il y a quelques années après la disparition de son équipe senior. Cette ascension doit les mener au sommet du niveau départemental, peut-être même plus avec du renfort. Et voilà que se dessine l’un des enjeux de notre investissement dans ce sport. Celui de porter les couleurs de notre ville ou de notre quartier aux yeux des autres. Le faire au mieux, pour nos anciens, nos amis, nos familles et nos futurs. Pour notre enfance. Surtout.

Dans quelques heures, le coup d’envoi de la coupe du monde sera donné. Certains s’impatientent d’assister au match d’ouverture qui opposera le Qatar à l’Équateur. L’enjeu est surtout d’en être, « rejoindre cette grande famille foot » comme dirait le grand patron, chauve et corrompu jusqu’à la bouche. Il semblerait que parmi les « footeux », le boycott sera très minoritaire. Non pas que nous sommes dénués de morale mais peut-être parce que l’injonction médiatique au boycott finit par totalement dépolitiser l’acte. S’il se vit comme une fin en soi, il sert essentiellement à se lustrer et activer nos impuissances. Il serait bien plus intéressant de s’organiser, faire équipe dans nos singularités, échanger, tenter, alterner les stratégies, créer de l’incertitude, être offensif vers un but fixé. But qui pourrait être de renverser un organisme mafieux dont le monopole sur l’organisation du football se retrouve questionné depuis quelques années. Car le football est certainement la deuxième langue la plus parlée au monde. Il permet d’ouvrir des portes trop souvent fermées, tisser des liens et ouvrir des brèches. Nous devons nous ré-approprier son expression, pour, enfin, ne plus être les princes et princesses d’un royaume volé. À Grenoble, le club de supporters des Red Kaos cherchent à répandre cette conscience politique. Le mot d’ordre, « Against modern football ». Tout le monde est convié.

Notes

[1Les « fers » sont des crampons favorisant l’accroche sur terrain gras, au contraire des moulés qui, sur ce type de surfaces peuvent entraîner des glissades. Ce qui fut effectivement le cas.