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Tinder au sommet

Les sites de rencontre ont été un des nombreux business virtuels à profiter de la crise sanitaire. Mais une fois le contact pris en ligne, reste à se voir dans la vraie vie. Une des tendances grenobloises, renforcée par la fermeture des bars, est de donner son premier rendez-vous en montagne. Petit voyage au pays de la drague Quechua.

« C’est un peu le catalogue du Vieux Campeur ». C’est comme ça que les copines parisiennes de Noémie, Grenobloise de retour dans la cuvette, commentent les photos des mecs qui défilent sur son compte Tinder. « Ça leur fait bizarre, que même sur l’appli, les Grenoblois aillent à la montagne. Mais c’est normal pour nous  », assure-t-elle. Arrivée peu avant le premier confinement en ville, Noémie vit en coloc et retrouve quelques amies dans le coin. Mais elle reste isolée – en télétravail à 100 %, «  j’ai du mal à trouver du monde hors du cercle des proches  ». Elle n’y avait même pas pensé, à Tinder. « J’ai raconté mes désastres amoureux à une copine. C’est elle qui m’y a fait songer. Je me suis inscrite en mai 2020, tout en ayant un paquet de préjugés.  » (1)

Sur l’écran du téléphone intelligent, l’appli se lance, une flamme blanche sur fond orangé apparaît, avant de laisser place aux photos des utilisateurs présents à proximité. Noémie scrute les visages, lit la courte description – la « biographie », tantôt amusante, lourde, fade ou inexistante – et swipe (fait défiler des photos) sur l’écran. Reste à cliquer entre deux symboles : non, en rouge ou oui, en vert. Quand elle choisit cette option, et que la personne en face fait de même, ça s’appelle un match (une correspondance) dans le jargon de l’appli. Noémie tente le coup et navigue à travers le flot de photos sans y avoir pour l’instant rencontré le grand amour. 
Gaston, non plus, n’a pas eu le coup de foudre dans le monde numérique. Il ne s’est d’ailleurs pas inscrit pour ça : « Au départ, c’est pour l’ego. Ça permet de se dire que tu peux plaire sans forcément le demander.  » Il crée son profil comme une blague, « un truc drôle qu’on fait avec mes colocataires. Tout le monde regarde les matchs, donne son avis et participe. » La particularité de Gaston ? En hiver, il est tous les week-ends sur les skis – les photos de son profil Tinder l’affichent en haut d’une pente escarpée, casque et lunettes brillant au soleil. Alors quand il s’agit de choisir ses matchs, il se tourne vers des pratiquantes assidues : « Les filles avec des photos de montagne représentent trois quarts de mes contacts sur l’appli. Je pense que les algorithmes me proposent rapidement ces profils, car on a des centres d’intérêt en commun.  »
« Parmi les personnes que je vois sur Tinder, il y a 95 % de garçons qui ont une photo où ils skient ou font des activités extérieures  », estime Laetitia qui est arrivé pendant le confinement à Voiron. Pour Noémie, c’est la particularité grenobloise : « J’ai l’impression qu’il y a un besoin de montrer son rapport à la montagne ici.  » Alors une fois les premiers contacts pris, ces jeunes en recherche de rencontres se donnent rendez-vous sur les sommets du coin.

Heurs et malheurs de Tinder

Baptiste en fait pas mal, des rendez-vous montagnards, depuis sa rupture. Cet accro aux sports d’extérieur en général, et au ski en particulier, est présent sur Tinder depuis quelques mois. Comme Gaston, il distille ses photos de lui en ski de rando, sur un vélo – il est plutôt bon en mise en scène. «  Le ski, c’est une grande partie de ma vie. J’ai envie de le partager, et de partager plus généralement cette passion de la montagne. Je trouve ça préférable aux rendez-vous juste pour le cul.  » 

Noémie aussi a tenté le coup du date (2) à la montagne, sans avoir trop peur de qui elle va rencontrer : « Je fais confiance aux algorithmes de l’application. Tu croises plutôt des gens de ton milieu social. A priori, il n’y a pas de raison que ça se passe mal. » Parmi les petites randos qu’elle fait avec des garçons, il y a des rendez-vous sans trop de lendemains, et quelques anecdotes comme cette ascension du Moucherotte. «  On commence à 18h, et le soleil se couche tôt à la fin du mois d’octobre. On marche côte à côte, il fait nuit, il a une frontale. Là-haut, la vue sur la ville et ses lumières est très belle. Mais quand une copine me demande si mon date était mignon, je n’ai pas pu lui répondre. Je n’ai pas vraiment vu sa tête en vrai », rigole-t-elle.

Baptiste évoque lui la randonnée qu’il a fait au Grand Eulier. « C’est du côté de Chamrousse et on voulait redescendre sur une face que je n’avais jamais fait. Le problème, c’est qu’il fallait suivre une longue arête. J’ai vu que la fille qui m’accompagnait n’était pas vraiment à l’aise. Je pensais qu’elle allait gérer, mais ce n’était pas tout à fait “safe”. J’ai bien fait attention qu’elle prenne les virages tranquillement mais c’était dangereux  », admet-il. Lui revient alors un mantra de montagnards : « On dit qu’il faut toujours aller en montagne avec quelqu’un que tu connais, et dont tu connais le niveau. Là, j’ai fait tout l’inverse. » Les sensations fortes peuvent-elles favoriser la séduction ?

Cette pression des Grenoblois fans de ski de rando un peu exigeants, Noémie la sent, rien qu’à voir les photos sur Tinder. « Les mecs font beaucoup de sport, ou même de l’alpinisme. Parfois, je me demande si je vais être au niveau lors du rendez-vous. J’ai impression qu’ils veulent quelqu’un de très alpin et ce n’est pas vraiment moi  », sourit-elle. De son côté, elle préfère le côté détente de la rando. Comme Laetitia, elle en avait marre de la pression de se faire jolie, de se prendre la tête sur sa tenue pour un rendez-vous. « Là, quand tu y vas, c’est avec un sac à dos et des baskets. Je passe moins de temps pour me préparer.  » Après une seconde de réflexion, elle précise : «  J’ai quand même changé de doudoune. Ma veste était un peu moche, du coup j’emprunte celle d’une copine. Elle est plus stylée.  »

Laetitia aussi préfère la montagne au bar pour (éventuellement) draguer. «  Le date en rando, ça me permet d’être moins timide, d’avoir moins de pression. Dans un café, il peut y avoir, dans le face-à-face, des blancs. Il n’y a rien pour détourner l’attention… Alors qu’en montagne, il y a toujours quelque chose à dire, à commenter. Ou on est essoufflé, on ne parle pas, et ce n’est pas grave.  »

Utiliser des applis, pour aller où ?

Derrière des jolis couples se promenant en montagne peut donc se cacher Tinder, qui vient rajouter une couche de numérisation dans une société se refermant déjà trop sur les sphères « digitales  ». Et qui profite de la crise sanitaire. « Autour de moi, beaucoup de personnes font ce genre de rando-date, presque à chaque fois qu’ils ont rendez-vous. Si elles le faisaient avant, la tendance s’est sans doute renforcée ces derniers mois. Il n’y a plus beaucoup de lieux neutres  », regrette Noémie. Si l’option des applications séduit les Grenoblois(es) dont le cœur est à prendre, reste un obstacle : le couvre-feu.
Laetitia s’en moque, tout comme Baptiste, qui, lors du deuxième confinement, va traîner dans les Écrins. « Moi ça va, mais j’ai invité une fille dans un refuge qui m’a demandé si le couvre-feu s’appliquait là-haut. J’ai senti que pas mal de filles se questionnaient à ce sujet. Est-ce qu’on a le droit de faire ça ?  », se souvient-il. Pour les plus flippés, ou ceux qui ne veulent pas s’engager sur des chemins trop longs, il reste la Bastille. Ce n’est pas la plus passionnante des randos, ni celle qui a le plus réussi à Gaston, mais « c’est une petite balade qui permet de tâter le terrain. Quand je m’y suis rendu avec une fille, on a bu du café dans un thermos. J’avais un doute, si elle allait me plaire ou non.  » Ça n’est pas allé plus loin. Idem, avec un autre date – une Lyonnaise. Après un premier rendez-vous pour faire du skate, ils prennent les skis et vont visiter le col d’Ornon. Mais après cette randonnée les échanges sur l’appli se tarissent : « Je ne suis plus en contact avec elle. Il fallait faire beaucoup d’effort, de la route, pour une relation naissante.  » Pourtant, l’expérience de la montagne peut paraître plus forte, plus intense ?
Visiblement, l’attachement qui en découle ne l’est pas tant, selon Noémie. « Je ne comprends pas vraiment pourquoi, mais les échanges ne débouchent parfois sur rien, même après avoir fait une rando. On passe des heures à discuter sur l’appli, on sent que le contact passe mais parfois, les messages s’arrêtent. Il n’y a pas de constat du type “ bah, on ne se correspond pas alors on arrête ”. Parfois, j’aimerais juste un petit message. C’est un peu bête, mais ça me fait un petit pincement au cœur à chaque fois. » « C’est normal, t’es complètement accro, car ces applis sont conçues à la base pour sécréter dans ton cerveau la molécule responsable du plaisir, de la motivation, et de l’addiction, la dopamine  », semble lui répondre la série éponyme d’Arte (3).
Baptiste aussi est accro aux nouvelles rencontres : « Tu as le choix et du coup, il y a toujours une fille de nouvelle qui est plus géniale que la précédente. Et puis j’aime bien faire plaisir à quelqu’un, même en allant faire des randos faciles comme le lac Achard. C’est toujours aussi beau de voir les yeux d’une fille pétiller.  »

Si Baptiste comme Laetitia vont continuer l’expérience, Noémie s’en est éloignée. « Finalement, ça me gave de répondre. Même pour les SMS, je suis souvent en retard, et sur Tinder, j’ai du mal à être connectée.  »

Pour Gaston, c’est pareil. « Ça me saoule de discuter par l’appli, il n’y a que des échanges creux : tu fais tel métier ? Tel sport ? Génial, allons boire un coup ! Je n’ai plus la patience pour ça. » L’envie le tenaillait déjà, mais à l’issue de notre conversation (non numérique), sous son bonnet rouge, il lâche, décidé. « Allez, tiens, je vais supprimer Tinder ce soir ». Et un mannequin du catalogue du Vieux Campeur en moins, un !