Accueil > Été 2021 / N°61

Touche pas à mon canon

En Isère, le Département va investir dans les années à venir près de 50 millions d’euros dans la neige de culture, et passer de 536 ha équipés à 854 en 2025 — soit presque la moitié des domaines skiables du département. Avec de tels enjeux financiers, les recherches autour de la neige de culture sont-elles les bienvenues dans les Alpes françaises ?
L’histoire de Carmen de Jong prouve que beaucoup n’acceptent pas qu’on s’intéresse aux impacts environnementaux des canons. Intégrée à un laboratoire de recherche pendant dix ans en Savoie, cette chercheuse dut affronter une hiérarchie que son travail dérangeait. Aujourd’hui, elle travaille à Strasbourg et a retrouvé une liberté totale.
À la mi-février 2021, la chercheuse présente le résultat de ses recherches devant des millions de téléspectateurs sur la ZDF, la deuxième chaîne télévisée d’Allemagne. Sa visibilité outre-Rhin contraste avec le peu de reconnaissances de la chercheuse dans la presse française. Une bonne raison de lui poser quelques questions.

Comment avez-vous commencé à vous intéresser à la neige de culture ?
En 2006, j’arrive en Savoie comme chercheuse. Je suis mandatée au sein d’une unité mixte de service (UMS), liant le CNRS et l’université de Savoie, dédiée à la montagne. Je passe devant plusieurs comités qui valident mon sujet de recherche. Ils me demandent spécifiquement de travailler sur la neige artificielle, ce n’est pas moi qui ai inventé cela.
Mais les résultats obtenus n’ont pas plu à vos supérieurs...
Comme j’ai pointé les impacts environnementaux de la neige de culture, notamment la consommation d’eau, c’est devenu rapidement une guerre contre moi. En 2009, deux ans après la création de l’UMS, le président de l’université de Savoie, Arnold Migus, me dit que le président du département, Hervé Gaymard veut que je démissionne, en m’expliquant que l’UMS n’est pas bien dirigée. La véritable raison, c’est qu’ils veulent que j’arrête de travailler sur ce sujet délicat. Et c’est grave, car ce n’est pas aux politiques et aux industriels de décider d’un sujet de recherche. Du coup, le président ferme mon UMS au bout de deux ans, alors qu’elle devait vivre au moins quatre ans. Où l’on voit que les élus en Savoie ont des influences directes sur le CNRS. J’ai aussi été évincée du projet Climat Tour (un groupe de travail sur le changement climatique et le tourisme).
Suite à ces évictions, l’université m’a retiré deux tiers de mon salaire, à la fin, j’avais seulement 900 euros. L’université voulait mettre fin à ma carrière scientifique.

Il y a une grande proximité entre le Département et les chercheurs en Savoie ?

Oui, des membres de l’université de Savoie font des expertises pour les stations de ski et pour le conseil général. Ce sont des non-spécialistes qui réalisent des expertises sur l’eau, le changement climatique, ou sur le niveau d’enneigement ! Le résultat est toujours le même : il n’y a pas de problème. Il n’y a pas assez de chercheurs sur cette thématique en France. Et il y a aussi beaucoup de faux chercheurs qui se laissent acheter par l’industrie du ski,
que ce soit en Autriche, où les experts sont silencieux sur la neige de culture, ou en France.

Vous avez des exemples ?
Ces chercheurs sont très impliqués dans ProSnow (un projet de recherche européen pour développer des modèles météorologiques afin de maîtriser l’enneigement et de le prédire). Le sujet de la recherche parle de lui-même, les partenaires aussi. On compte des grandes stations (comme la Plagne en France) ainsi que des entreprises qui ont de grands intérêts dans ces recherches : Technoalpin, pour les canons à neige, Snowsat sur les dameuses ou encore Dianeige, qui s’occupe « des projets de développement en montagne ». Il y a quelque chose qui est très dangereux, car là, on perd toute indépendance. Le projet ne va pas créer de modèle météorologique qui va décortiquer le non-sens de cette politique. De même, Climsnow (un autre projet scientifique) implique la collaboration avec l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture et l’environnement) et le cabinet Dianeige (encore). On trouve aussi l’observatoire de la neige de culture, en Savoie, qui a comme partenaire les Domaines skiables de France.

Vous avez eu aussi des problèmes avec les médias ?
On plonge là dans le deuxième sujet : celui de la censure de ces thématiques en France. C’est bizarre, car je passe régulièrement sur de grandes chaînes en Allemagne, à la télé suisse, ou dans la presse écrite allemande, suisse, britannique ou encore néerlandaise et belge. Ils me contactent tous. Mais en France, il y a une censure, que ce soit sur le sujet de la neige de culture, ou sur ma personne. À part quelques rares sollicitations par des médias critiques en France, il n’y a rien… Ici, les médias ne citent pas les chercheurs, mais font référence aux dirigeants de station, et en permanence, les médias se lamentent sur leur situation : « Les pauvres, les stations ne se font plus d’argent, etc.  » À aucun moment ces médias ne vont dire que c’est le moment de prendre le taureau par les cornes, et de changer notre modèle de tourisme.

Avec la neige de culture, les dirigeants de stations se disent : « Nous ne sommes plus dépendants de la neige naturelle  ». Pour eux, c’est tout ce qui compte, mais c’est une vue court-termiste. Car pour s’occuper de la neige de culture, il faut des installations très coûteuses. D’après les chiffres que j’ai, entre 2015 et 2017, la surface enneigée artificiellement est de 8 000 ha, avec 10 400 canons, en France, sachant que le coût moyen d’un canon est de 25 000€. Le développement de ces investissements avec les coûts induits de maintenance va aboutir à une augmentation des prix des forfaits. Ils n’ont pas d’autres options.

Depuis vous avez rejoint l’université de Strasbourg. Ça se passe mieux, là-bas ?

Ici, il y a une autre attitude envers l’environnement, et on peut parler plus ouvertement avec des associations de protection de l’environnement (en Savoie, ils sont persona non grata). Je me sens beaucoup plus libre, il n’y a pas cette situation artificielle, avec le contrôle du conseil départemental ou des représentants des stations de ski.
Je n’ai pas de regrets sur ce que j’ai fait en Savoie, même si cela m’a fait beaucoup de cheveux gris. Des citoyens ont pu utiliser mes recherches, et je suis content si elles peuvent servir, et améliorer leur environnement.